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Entretiens

russie2014

« Dantec : "Sans le communisme, les Russes auraient réussi leur conquête lunaire avant les Américains" »

[16 avril 2014], propos recueillis par Alexandre Latsa, La Voix de la Russie, 22 avril 2014.

Maurice Dantec est bien connu des fans de polars ou de science-fiction. Exilé en Amérique du nord, celui-ci a récemment publié sur le site Transfixion un texte au sujet de la Russie intitulé : « La dernière puissance mondiale ». Il a accepté de répondre aux questions de La Voix de la Russie.

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Maurice Georges Dantec bonjour, et merci de bien vouloir accorder une interview à Rossiya Segodnya, qui est la fusion des agences RIA Novosti et La Voix de la Russie. Pourriez-vous vous présenter pour les lecteurs qui ne vous connaîtraient pas ?

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C’est très certainement la chose la plus difficile. Se présenter. En tant qu’écrivain, surtout ! Je vais tenter ici une très brève autobiographie d’auteur :

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– Mon premier roman, La Sirène rouge, fut publié par la Série Noire, aux Éditions Gallimard, sous la direction de Patrick Raynal. Le roman fait se télescoper la guerre alors en cours dans l’ex-Yougoslavie et une course poursuite trans-européenne, entre une mère tueuse en série et sa fille. Apparition première du « soldat de fortune » Hugo Cornélius Toorop.

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– Je suis parti de France pour le Canada en 1998, pressentant la course ultra-violente qu’allaient prendre les relations « interethniques » dans les grandes conurbations — comme la couronne de la banlieue parisienne — banlieue où je vivais depuis 1970.

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– Je l’ai souvent dit : je me considère désormais — ayant également la nationalité canadienne — comme un écrivain nord-américain de langue française. Aujourd’hui je spécifierais sans doute : de langue française ET anglaise.

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– Je réapprends le russe, très mal enseigné en tant que 1ère langue étrangère lors de ma scolarité.

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Vous avez récemment écrit et publié sur le site Transfixion un texte intitulé : « La dernière puissance mondiale » dans lequel vous dites (je vous cite) que « Vladimir Poutine vient de renverser le cours de l’Histoire ». Pourriez-vous expliquer ce que vous voulez dire ?

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Oh… J’ai tellement écrit à propos du futur russe ! J’ai souvent dit et répété que les « nations » de l’OTAN, et tout particulièrement les USA, avaient raté la chance historique, peu de temps après le 11 septembre, de changer radicalement la donne en refondant l’Organisation Atlantique pour en faire une Alliance transocéanique intégrant la Russie !

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Poutine se dresse contre toutes les « micro-nations » d’inspiration « jacobine », qu’elles soient sous les ordres directs de l’ONU et/ou de la Commission de Bruxelles depuis des décennies, ou qu’elles fassent partie de ces néo-territoires « ethniquement déterminés » — comme le Kosovo par exemple.

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Il ne faut jamais oublier que l’ONU fut dirigé pendant une douzaine d’années, entre les années 70 et 80, par un ancien officier SS, nommé Kurt Waldheim, responsable de la déportation de centaines de milliers de Juifs de Salonique, et qui parvint à faire condamner Israël par l’UNESCO comme « État raciste » !

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Vladimir Poutine s’est dressé contre un « Monde » qui doit ses « droits et libertés » à un peuple ayant sacrifié la moitié des morts de la Seconde Guerre Mondiale, et qui passe son temps à lui donner des « leçons de démocratie ». C’est ce que je dis clairement dans ce texte.

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Vous pointez du doigt dans votre texte simultanément « le monde Transhumaniste/Écolo/Socialo/Néo-nazi (…) L’Agence locale du Grand Immeuble de Niou-Yaurque, et sise dans cette sinistre ville de Bruxelles, et (…) l’Axis Mundi planifié par les bureaucrates onuzis et leurs myriades de complices ». Qu’entendez-vous exactement par là ?

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La version ONU 2.0 en train de se mettre en place comme « monde de substitution ». Un simulacre planétaire. Un « Reichstag des (micro)nations », dirigé par une bureaucratie supranationale qui désire un Monde Sans Dieu, mais où l’« Homme » parviendrait à la « perfection » grâce à un « néo-gnosticisme » technologique (!) et fourmillant de « divinités » en kit, parfaitement écolo-géré, c’est à dire : DÉCROISSANCE/DÉSINDUSTRLISATION, sujet de mes romans d’anticipation Cosmos Incorporated et Grande Jonction, aux éditions Albin Michel, et sujet de Satellite Sisters.

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Dans votre texte vous mentionnez également la « Sainte Russie ». Depuis l’an 2000, c’est un fait que l’église orthodoxe reprend toute son importance en Russie, que ce soit au sein de son peuple comme ses élites. Ce retour du religieux et du sacré est en totale contradiction avec la direction prise par la majorité des nations européennes de l’Ouest qui sombrent dans un athéisme quasi-totalitaire. Comment l’expliquez-vous ?

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Le Jacobinisme. L’esprit des « Lumières », fondamentalement antichrétiennes, bourgeoises, qui ont fini par engendrer l’ONU et désormais son « update » dont je parlais plus haut. En fait, je le dis dans un livre peut-être à paraître, mais Hitler et Lénine ne furent, au bout du compte, que des « Ultrajacobins » allemand et russe.

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En 1998, alors que vous quittiez une Europe que vous jugiez sans avenir, la Russie connaissait une terrible crise économique qui faisait suite à sept ans de crise qui ont mis en danger son unité territoriale en tant que pays. Pourtant, l’arrivée de Vladimir Poutine a complètement retourné le sens de l’histoire russe. Quel regard portez-vous sur cet évènement ?

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Comme je le dis dans un des « Théâtre des opérations » : sans le communisme, les Russes auraient réussi leur conquête lunaire AVANT les Américains, et ils seraient sur Mars.

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Les pauvres idiots d’économistes ou de « stratèges » politiques occidentaux ne lisent pas de livres de science-fiction. Les Généraux du Pentagone, si. Ils ont même un « quota » à respecter.

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Après 15 ans dans l’hémisphère nord-américain, quel regard portez-vous sur cette partie du monde ?

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C’est là où ça se passe, où ça va se passer, de toute façon — « as usual ».

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Mais dans la nouvelle configuration apportée justement par la Nouvelle Russie, ses ressources incroyables, humaines, matérielles, géographiques, historiques.

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Votre regard sur l’Europe a-t-il changé ? Que pensez-vous qu’il devrait se passer au cœur du continent dans les prochaines années ?

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Il n’y a pas d’« Europe », sinon un « machin » — comme aurait dit de Gaulle — composé de fonctionnaires cooptés, non élus, non mandatés, mais dont les « directives » écolo-socialistes font force de loi dans tous les parlements de l’UE.

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Cette « Europe » onuzie est condamnée à pourrir lentement ou alors à disparaître très vite, à la vitesse d’un avion à réaction, si vous saisissez mon allusion.

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L’Amérique est souvent montrée du doigt, à juste raison du reste, pour son immixtion dans les affaires européennes. L’extension de l’Otan à l’Est est vécue par les Russes comme une menace significative. Quelle est votre opinion à ce sujet, vous qui êtes un fervent défenseur de l’OTAN ? Comment imaginez-vous les relations russo-américaines à l’avenir ?

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Je pense avoir répondu à cette question plus haut. Il faut une Confédération des Nations Libres pour contrer l’ONU et ses alliés, où qu’ils se trouvent, y compris et surtout à Washington. Mais il existe une TRÈS FORTE RÉSISTANCE interne — typiquement « américaine » — à cette direction, prise par OBAMA très clairement. Suivez des yeux les États de l’Ouest et du Sud.

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Suivez ce qui se passe au Colorado.

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La Croatie vient d’intégrer l’UE pendant que la Serbie quant à elle résiste en tentant de préserver un droit de regard sur la destinée du Kosovo. Quel regard portez-vous sur l’évolution de ces deux pays qui ont tant compté pour vous, des années 90 à 2014 ?

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Très sincèrement, il me faudrait des pages entières, déjà écrites par ailleurs dans le dernier « Théâtre des opérations (American Black Box) ».

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Vladimir Poutine est haï par le Mainstream médiatique hexagonal. Nos journalistes dans leur très grande majorité lui reprochent tant son franc-parler, son patriotisme, que ses lois contre la propagande homosexuelle aux mineurs ou sa volonté de refaire de la Russie une grande puissance. Ils ne lui pardonnent pas de ne pas vouloir faire de la Russie un pays membre de l’UE. Vous qui avez eu à faire (cf. votre passage chez Ardisson) à ce « Mainstream autoritaire», comment expliquez-vous cette haine insensée des journalistes contre la Russie de Poutine ?

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Tout ce que je viens de vous dire est à la base de cette « haine » des petits roitelets français mais plus généralement des bouffons occidentaux, arabo-musulmans, écolo-transhumanistes, supranationalistes, ou pire encore : néonazis/néotrotskistes comme on le voit dans la « crise » de Crimée, qui a CALMÉ TOUT LE MONDE.

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Envisagez-vous d’écrire un nouveau livre ? Vos lecteurs ont-il une chance d’espérer un retour de Toorop ?

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UN nouveau livre ? J’ai peur d’avoir un « programme » qui risque de me conduire un peu plus loin, je le crains, surtout pour certains « critiques » du fameux « Hexagone ».

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Je laisse aux lecteurs de mes prochains romans le soin de découvrir ce que va devenir ce personnage.

Comme disait Nietzsche : Il va devenir ce qu’il est.

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Souhaiteriez-vous rajouter quelque chose à l’attention des lecteurs de Russie Aujourd’hui ?

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La Vérité les rendra libres. – Ancien Testament –

« Maurice G. Dantec. Entre fiction et simulacres »

[22-27 août 2012], propos recueillis par Thomas Mafrouche, Gonzaï, 2 septembre 2012.

Deux années que nous étions sans nouvelles de Maurice G. Dantec, pyromane du verbe et grandiose alchimiste connu pour sa fusion hors normes de polar et de SF. Il nous revient cette rentrée littéraire avec Satellite Sisters, suite de Babylon Babies unanimement acclamée. L'auteur n'est pourtant pas à la fête puisque, après s'être férocement battu contre la maladie, il doit aujourd'hui affronter la maison d'édition Ring, menée d'une poigne de fer par son ancien agent, David Kersan. C'est depuis le Canada que Maurice G. Dantec nous expose les faits.

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À la surprise générale, un violent conflit a éclaté entre vous et, de l'autre opté, David Kersan et sa maison d'édition, Ring, qui publie votre nouveau roman, Satellite Sisters. Un conflit qui s'est soldé par un procès au civil le 17 août 2012, suivi d'une plainte pénale pour abus frauduleux de l'état de faiblesse. Pouvez-vous établir, pour nos lecteurs est les vôtres, votre version des faits ?

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Absolument. Je suis en mesure d'affirmer que David Roger Noël Serra, dit « Kersan », et son principal collaborateur m'ont fait signer un contrat illégal pour une série de raisons, en cours d'analyse par le Parquet, ou dans l'attente d'un jugement sur le fond, comme le contrat frauduleux en état de faiblesse, la nullité générale du contrat de commande d'ouvrages et diverses autres malfaçons qui font l'objet des plaintes déposées à son encontre. Bref, je n'ai signé aucun véritable contrat, et ce dans le seul but, sur mon nom et ma notoriété, d'attirer au plus vite les investisseurs pour le montage de sa propre maison d'édition.

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Pourriez-vous nous donner un aperçu chronologique des événements qui ont empêché toute résolution de ce conflit à l'amiable ?

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Depuis 2010, alors que j'écrivais un roman pour les éditions Rivages, David Roger Noël « Kersan » s'est à la fois auto-bombardé expert en littérature et Conseil de Style de l'écrivain Maurice G. Dantec. Durant la rédaction de ce roman pour F. Guérif, il n'a cessé de m'affubler d'insultes (« écrivain fini » ou « sur la pente descendante », « en perte de lecteurs par ma seule faute ») en m'interdisant formellement toute référence théologique – « victimette » dès que j'osais me plaindre de ces injonctions diverses, « petit gauchiste » lorsque je fis valoir mes droits d'écrivain libre, « malade mental obsessionnel », « totalement illisible », j'en passe – de sarcasmes diversement répétés (ex : le fait de transposer le titre d'un de mes romans prévus au « contrat », Le Crépuscule de l'Ouest en À l'Ouest du Crépuscule relevait du pur gag), et pour le seul Satellite Sisters : de conseils péremptoires quant à mon style (j'usais d'un procédé qui n'avait pas l'aire de lui plaire, et qu'en fait il ne comprenait pas) ainsi qu'à mes structures narratives, d'impératifs de tous ordres concernant « l'adaptation nécessaire du récit aux attentes du lectorat », de chantages, de menaces, se moquant au passage ouvertement de ma foi en la Trinité, donc en la Présence Réelle, alors qu'il ose se prétendre catholique ! Entre fin 2010 et fin 2011, il m'a imposé, sans la moindre discussion possible, cinq réviseurs-correcteurs de suite afin de « contrôler-superviser » mon travail ! Heureusement, j'ai pu faire fi de ses avis, grâce entre autres au dernier binôme de réviseurs commandités qui, au moins, possédaient une authentique culture littéraire.

Au Cap Ferret, lors d'une « session de préparation à ma rentrée de septembre », il osa, devant témoins, m'enjoindre de le « REGARDER DANS LES YEUX LORSQU'IL ME PARLAIT ». À mon retour, il téléphona illico à ma femme, en décrivant mon comportement comme « chaotique » et en exigeant un régime alimentaire drastique, ainsi qu'une tenue vestimentaire constituée de costumes à épaulettes, sans quoi il menaçait d'annuler sans condition la tournée de promotion Satellite Sisters. Tout cela est corroboré par une vaste collection d'e-mails en possession de mon avocat et du témoignage de mon épouse, qui n'en est toujours pas revenue.

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Ce roman semblait marquer un tournant décisif dans votre carrière d'écrivain ; est-ce que des éléments narratifs et/ou stylistiques précis ont eu un rôle à jouer dans ce violent contentieux ?

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Dans ce roman, le réel est intégré de façon active à la fiction. En décrivant le « Las Vegas orbital » je ne fais que transposer dans 20 ans les projets actuels de Richard Branson, Elon Musk ou Franklin Chang-Diaz en matière de conquête spatiale privée. C'est la raison pour laquelle ces trois hommes jouent un rôle central dans le récit, parmi les personnages de fiction venus de Babylon Babies, ou apparaissant à leur suite en tant que seconde génération. Les jumelles Zorn elles-mêmes, devenues adolescentes, se singularisent, deviennent autonomes d’une destinée génétique qui semblait tracée d’avance. Le roman dans son entier est élaboré sur cette notion d’évolution en actes, ou c’est parce que Dieu nous a fait à son image, donc êtres libres, que l’humain en est à ses débuts et qu’il n’est pas fait, comme disait l’astronauticien russe Tsiolkovsky, pour « rester toute sa vie au berceau », phrase cruciale que je reprends en exergue.
L’humanité, du coup, va se diviser en deux branches irréconciliables : d’une part ceux qui assumeront le risque de l’évolution vers l’Homme Intégral, celui de l’Infini, et la Majorité Globalitaire qui préférera le confort terrestre éco-normalisé, éthiquement correct, fait de nations micronisées réassemblées en territoires soumis à une bureaucratie abolissant à la fois souverainetés historiques et cohérences géographiques. La « dictature-monde » de l’ONU 2.0 n’y est donc plus vraiment collective, comme au XXe siècle, mais est en fait basée sur une démultiplication universelle de la « perversion narcissique », que l’on pouvait jusqu’alors considérer comme un totalitarisme sociopathique « individuel », mais qui devient un nouvel « humanitarisme » écolo-éthique, où l’indifférence est généralisée sous couvert de « l’amitié entre les hommes ».
Toutes ces notions, David Roger Noël Serra dit « Kersan » s’avère incapable de les assimiler et, au bout du compte, s’en contretape au dernier degré, tout ce qui compte à ses yeux, c’est que mon apparence physique puisse être correctement adaptée à ses caméras HD de luxe, à 21 millions de pixels et à plus de 6 000 euros pièce pour la seule optique « 
pierres angulaires de la singularité des éditions Ring », je le cite.

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Revenons un peu dans le passé, tout en faisant un pas de côté dans le domaine de vos activités musicales. Après votre aventure Schizotrope en compagnie de Richard Pinhas, vous avez, conjointement avec David Kersan, réalisé un album de rock sour le nom d'Aircrash Cult, en 2008. Celui-ci n'est jamais sorti, y a-t-il eu à cette occasion un conflit analogue à celui qui nous occupe aujourd'hui ?

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Aircrash Cult n’est pas un groupe, d’ailleurs c’est une entité qui désormais n’a plus la moindre existence. Ce projet n’aurait jamais pu voir le jour sans ma présence manifeste, or, en dépit de mon statut contractuel de parolier et de compositeur des mélodies vocales, j’ai été le seul à ne toucher strictement aucune avance sur royalties, pas la moindre demi-roupie balinaise, et ce avec l’accord plein et entier de David Roger Noël « Kersan ». Celui-ci n’y joue qu’un rôle d’interprète et je me désolidarise totalement du projet depuis 2009, en raison de son approche vocale que je considère contraire à mon projet initial. En gros, du Plastic Bertrand mixé avec Pascal Obispo n’atteint pas, dans mon esprit comme à mes oreilles, Lou Reed, Johnny Cash ou Nick Cave. La vie est terriblement injuste.

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Quelles conclusions êtes-vous en mesure de tirer de toute cette expérience ? David Kersan s'est tout de même fait connaître comme votre agent durant sept années consécutives...

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Étrangement, le roman, je le dis après coup bien sûr puisque je suis son instrument et non l’inverse, semble une métaphore de la vulgarité déployée par David Roger Noël « Kersan » et ses larbins à l’encontre d’un homme seul, lourdement infirme de surcroît, vulgarité bassement vénale, vulgarité du look ayant prédominance sur le contenu, vulgarité de la manipulation psychologique classique, vulgarité de la pseudo-culture postmoderne, vulgarité indicible du « Crime contre l’Esprit ». Ring est la seule maison d’édition que je connaisse où, entre une table de verre Ikéa de semi-luxe petit bourgeois, un grand divan blanc à 5 000 euros, un écran ACL géant, ses fameuses caméras à 21 millions de pixels (concurrençant les optiques de la Nasa, attention hein !), on ne trouve nulle trace de la moindre bibliothèque digne de ce nom, pas même deux étagères où Kersan pourrait vaguement classer ses biographies de boxeurs et ses documents sur les faits divers sordides.

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Que se passera-t-il si jamais vous n'obteniez pas gain de cause ?

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Il faut bien que David Roger Noël « Kersan » et son principal complice soient convaincus de la chose suivante : je suis prêt à sacrifier en gambit mon meilleur roman écrit à ce jour pour préserver ma dignité et ma liberté d’écrivain. Cela signifie que j’entends me désolidariser publiquement de la parution de mon propre ouvrage. Je sépare en effet radicalement le littéraire du judiciaire, et je ne parle pas du « médical/psychiatrique ». Sur tous les plans : la couverture, que je trouve pour ma part hideuse, et ne correspondant en rien au contenu du roman — où sont les jumelles Zorn et la planète Mars ? Le « Directeur Général des éditions Ring » m’ayant forcé à l’accepter comme la « meilleure jamais réalisée » parce qu’exécutée par une « star de l’illustration » et qu’elle obéissait à une « Règle-Monde » (!!!), le « contrôle qualité » opéré par ses hommes de (seconde) main, sauf que je suis parvenu à repasser derrière un certain nombre de leurs « corrections » à la dernière minute et à leur faire croire durant les tous derniers mois — alors que mon processus de reprise de conscience s’affirmait de jour en jour — que je marchais dans la combine. Cela correspond, de janvier-février 2012 à juin de la même année, à leur embauche « officielle » comme « contrôleurs-qualité » selon les normes de DK, bref : jusqu’à ce que la coupe soit pleine et qu’en découvrant fortuitement, en juin, la non-existence de tout réel contrat, je prenne finalement la décision de porter l’affaire devant la justice au mois de juillet 2012… En effet, au delà même du délit pénal constitué par l’abus de faiblesse, « Kersan » m’a fait signer un contrat d’édition alors que sa compagnie n’existait pas (KBIS déposé un an plus tard !) et ne possédait pas le code NAF, condition sine qua non pour être habilité à être éditeur. Je passe sur les multiples vices de formes du « contrat de commande d’ouvrage ». Mais attention, hein, ce « contrat » a été copié-collé sur un papier de grand luxe et broché à grands frais, avec, entre autres, les 34 000 dollars que j’avais payé à l’origine pour la confection de ma propre plateforme. Enfin, j’expliciterai aux médias les détails sordides de ses diverses manipulations. Dont celles que nous découvrons depuis peu. Bref, que je vais les — lui et ses acolytes — faire entrer dans l’histoire littéraire.

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Vous venez pourtant en septembre assurer la promotion de votre roman, comment expliquer cela ?

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D’une part, comme je vous l’ai indiqué, je sépare le littéraire du judiciaire, j’ai écrit ce roman dans un état post-opératoire assez indicible, quoique désormais connu, et ce roman est en effet le meilleur que j’aie jamais produit, comme quoi, pour certains hommes, les épreuves et le contact avec la mort revêtent un sens. D’autre part, cela fait partie des conditions préalables à toute recherche d’un accord négocié exigées par la partie adverse, je me fais fort de toutes les respecter, ce qui n’est toujours pas le cas de David Roger Noël Kersan dit « Serra » — pardonnez-moi, c’est l’inverse — qui, par exemple, s’obstine à utiliser un Facebook factice à mon nom, en y usurpant mon identité depuis des mois et en y diffusant désormais de la promotion pour les autres auteurs de sa maison d’édition. Il faut bien que les gens sachent qu’aucun des messages signés Maurice G. Dantec sur ce Facebook, et ce dès son origine, ne sont de moi. Cela fait partie des multiples choses que j’ai « volontairement accepté », entre deux shoots de morphine ou deux anesthésies générales.

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Dernière minute :

Nous apprenons à 23h, ce 1er septembre, que David Kersan vient d’annuler unilatéralement la réservation Corsair des billets d’avion permettant à Maurice G. Dantec de venir effectuer, comme convenu depuis des mois et comme exigé par David Kersan lui-même, la tournée de promotion du roman Satellite Sisters en France durant le mois de septembre. Il a prétexté une « bipolarité sans traitement » alors que, précisément, l’arrêt des antidépresseurs par Maurice G. Dantec se fait sous strict contrôle médical. De fait, il annule ainsi les séances de signatures auprès de cinq librairies de province qui attendaient l’auteur depuis des mois, ainsi que l’événement prévu à la mi-septembre au Virgin Megastore de Paris, sans compter les entrevues programmées avec les médias. Affaire à suivre…

mafrouche2012

« Maurice G. Dantec. Le retour du mercenaire »

Propos recueillis par Romaric Sangars, Chronic'art,  n° 78, septembre-octobre 2012, p. 62-64.

Après deux ans de silence, la star du cyber-polar métaphysique revient en cette rentrée avec la suite de Babylon Babies : Satellite Sisters. Plus synthétique, saturé et radical que jamais, ce roman hybride prophétise la sortie de l'ère terrestre pour l'Humanité. Mise au point avec celui qui est sorti depuis bien longtemps de l'ère germanopratine...

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Une entrée fulgurante dans le monde du polar SF au milieu des années 1990, un polar mâtiné de SF et de philosophie, un journal « métaphysique et polémique » qui fit l'effet d'une bombe à Saint-Germain-des-Prés, une « affaire » d'échanges avec le « Bloc identitaire » qui le transforme en bad boy aux yeux médias, un transfert à sensations de Gallimard à Albin Michel, un navet (pour changer...) de Kassovitz d'après Babylon Babies et un long exil dans le silence au Québec... On commençait décidément à croire que Dantec, depuis sa thébaïde montréalaise, était décidé à laisser l'Europe crever toute seule et à se faire discret. Ses derniers pavés hybrides et survoltés, Artefact ou Metacortex, n'ont d'ailleurs pas généré le même engouement que les précédents. Fin de l'épopée ? Non : la suie très attendue de Babylon Babies paraît cette rentrée chez RING, une nouvelle maison fondée par son ancien agent littéraire David Kersan, avec la complicité du vieux routier Raphaël Sorin. Grâce à cette position d'autonomie, Dantec peut lancer sur le marché ce western galactique intégralement structuré sur une ligne de fuite vers l'infini, et placer ce retour sous le signe des déflagrations totales. Entretien.

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Pourquoi Ring ? La contre-culture Internet vous paraît-elle aujourd'hui suffisamment crédible pour rivaliser avec les formes institutionnelles ?

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Je ne crois pas au terme « contre-culture » en ce qui concerne Internet, où l'on retrouve toutes les formes de déviations/perversions idéologiques et/ou morales/spirituelles de notre époque, peut-être même sous une forme particulièrement concentrée, sans parler de l'ignorance altimétrique de la plupart des « blogueurs ». Comme pour tout ce qui ressort de l'humanité, Internet est un troupeau d'où jaillissent, parfois, quelques « mavericks ».

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Avec vos journaux et vos interventions publiques, vous avez fait entendre une voix pour le moins subversive. Mais depuis quelques années, vous semblez vous recentrer sur votre travail de romancier. Avez-vous décidé de vous retirer du débat ? Y aura-t-il une suite au Journal ?

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Une suite à mon Journal ? Pourquoi faire ? Tout y est dit, des années à l'avance. Je remarque d'ailleurs que personne n'a commenté les textes scientifiques qui y étaient adjoints, comme ceux sur la Matière/Énergie sombre, les mésaventures sexo-financières d'un Strauss-Kahn semblant de loin une préoccupation plus majeure pour les journalistes du sérail. Or, désormais, et à jamais, en ce qui me concerne, la seule dimension politique digne d'intérêt –Politika : ce qui concerne la Cité – se situe dans le Génie Génétique, la Conquête Spatiale privée, les nanotechnologies, la cosmogonie, la physique nucléaire, la biochimie, bref, ce qui change l'Homme en poursuivant le « programme évolutionniste ». Je ne crois pas que Mélenchon, Bayrou, Marine Le Pen ou Nicolas Sarkozy aient quelque chose à y voir.

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Vous décrivez le monde qui vient comme « globalitaire ». Vos procédés littéraires d'hybridation perpétuelle, de synthèse disjonctive, la forme virale, sont-ils des méthodes de résistance au programme politique ?

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Il n'y a précisément plus de « politique » dans le monde globalitaire que je décris. Elle a été remplacée par ce Reichstag des Nations icronisées/ethnicisées/éthicisées puis regroupées en une Assemblée aux ordres d'une bureaucratie. Je me permets de rappeler à ce titre que le projet Onusien fut à l'origine l'oeuvre de chercheurs nazis qui, vers 1942-43, s'interrogeaient sur la façon dont le Reich « victorieux » pourrait gérer les affaires du Monde qu'il aurait conquis, sous le nom que je viens de vous citer. La « Réversibilité historique », et fondamentalement paradoxale, en a fait un programme d'après-guerre organisé par les Alliés.

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La planète est-elle définitivement condamnée ? N'y a-t-il pas d'autre issue pour l'homme qu'une destinée extraterrestre ? Hors cela, qu'adviendrait-il ?

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Rien, précisément. Le NIHL. Racine du mot « nihilisme », une écolo-dépopulation cool, un « désert qui sans cesse croit », pour reprendre Nietzsche, mais « éthique et humanitaire », hein ? Attention.

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Pourquoi avoir intégré des éléments du réel dans cette fiction prospective ?

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Dans ce roman, le Réel est intégré de façon active à la Fiction. En décrivant le « Las Vegas orbital » je ne fais que transposer dans 20 ans les projets actuels de Richard Branson, Elon Musk ou Franklin Chang-Diaz en matière de conquête spatiale privée. C'est la raison pour laquelle ces trois hommes jouent un rôle central dans le récit. Les Jumelles Zorn elles-mêmes, devenues adolescentes, se singularisent, deviennent autonomes d'une « destinée génétique » qui semblait tracée d'avance. Le roman en son entier est élaboré sur cette notion d'Évolution en Acte, ou c'est parce que Dieu nous a fait à son image, donc être LIBRE que l'Humain en est à ses débuts et qu'il n'est pas fait, comme disait l'astronauticien russe Tsiolkovksy, pour rester toute sa vie au berceau.

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De la shizo-analyse deleuzienne au junk A.D.N. en passant par la high tech et – surtout dans ce roman – la « mécanique » du vivant, pour viser la métaphysique in fine, la littérature n'est-elle pas pour vous le lieu de la synthèse des sciences diverses, une synthèse la plus exhaustive possible ? Satellite Sisters est chapitré d'Alpha à Omega en passant par des chiffres épelés en diverses langues...

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Oui, du point d'origine au point de re-génèse (et non pas « final »), et les principales langues représentées à l'Onu, avant l'imposition, cool, d'un esperanto façon Michel Onfray. À moins qu'on ne revienne au cunéiforme.

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L'art militaire comme les engins et méthodes de destruction ont une part importante dans vos romans. Êtes-vous un créateur héraclitéen, pour qui le combat est le père de toute chose ?

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Je répondrais en citant l'Iliade, l'Odyssée et la Bible, les TROIS livres fondateurs de notre Civilisation.

sangars2012

« Maurice G. Dantec : "Satellite Sisters est mon premier vrai thriller de science-fiction" »

Propos recueillis par Antoine Oury, ActuaLitté, 14 mai 2012.

À quelques mois de la parution de Satellite Sisters aux éditions Ring, suite de Babylon Babies, nous avons rencontré Maurice G. Dantec pour évoquer son retour en librairie, son exil outre-Atlantique, ses inspirations et sa petite musique personnelle.

 

Le 23 août 2012 paraît aux éditions Ring votre très attendu nouveau roman. Que pouvez-vous nous dire sur Satellite Sisters ?

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D'une certaine manière, ce roman est une reprise de la saga publiée aux éditions Gallimard puisque j'y poursuis l'évocation de l'existence des personnages principaux de La Sirène rouge et des Racines du mal (Toorop, Darquandier, Alice Kristensen, Andreas Schaltzmann, Mair Zorn, Joe Jane, Boris Dantzik...) en intégrant des personnages réels tels Richard Branson, Elon Musk ou le groupe Muse... Le roman démarre 15 ans après la naissance des jumelles Zorn, sur laquelle s'achevait Babylon Babies, au moment où la conquête spatiale est en train de devenir le nouveau Far-West. Ce ne sont plus les institutions étatiques qui mènent la danse, mais des groupes privés qui, à l'instar de Richard Branson avec Virgin Galactic, mettent en place ce que j'appelle le « Las Vegas orbital », en partant d'ailleurs du Las Vegas terrestre, au Nevada.

Les deux jumelles, cette fois âgées de 16 ans, incarnent la prochaine étape évolutionniste, mais cette prochaine étape évolutionniste pour l'humain, c'est l'humain, puisque, comme le fait remarquer un personnage du livre, c'est nous qui ne sommes pas parvenus à être humains. Satellite Sisters peut donc être considéré comme une suite, mais il peut se lire comme un épisode autonome, indépendant des romans précédents.

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Babylon Babies apparaissait pour vous comme une « transition » : Satellite Sisters constitue une rupture avec vos œuvres précédentes ?

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Tous mes romans sont des transitions. Chacun d'entre eux est la « destruction créatrice » du précédent, et peut-être même d'ailleurs d'un titre encore antérieur, voire d'un successeur. Il n'y a pas vraiment de linéarité, ni de circularité dans ma production... Elle est « non-linéaire », comme on dit de certains phénomènes physiques. Satellite Sisters, c'est la destruction créatrice de Babylon Babies, mais aussi de La Sirène rouge, puisque Alice Kristensen, avait douze ans en 1993. Dans Satellite Sisters, nous sommes en 2030, c'est une femme d'âge mûr. Toorop est un homme d'un certain âge, il a pratiquement 70 ans. D'une certaine manière, on pourrait dire que ce roman est un opus synthétique de plusieurs romans antérieurs, et peut-être de certains aspects de romans postérieurs : c'est mon premier vrai thriller de science-fiction, démarrant sur Terre et décollant au-delà des frontières terrestres. J'utilise des personnages réels, comme Branson et d'autres, qui sont partie prenante de la seule vraie politique qui existe à mon sens aujourd'hui, c'est-à-dire l'esprit des pionniers appliqué à la haute frontière, celle où l'horizon devient vertical.

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La conquête de l'espace reprend donc, dans Satellite Sisters, certains aspects politiques et économiques de notre société contemporaine ?

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En pire. Le roman a un « background » politique, dans le sens où l'ennemi déclaré de tous les personnages, qu'ils soient fictifs ou réels, est l'Organisation des Nations Unies II, qui vise à mettre sous contrôle l'historicité des nations, la singularité des cultures et des individus, au sein de ce que j'appelle la « Gouvernance globalitaire » dans le roman. Celle-ci voit d'un très mauvais œil le fait que les individus se servent de leur fortune ou de leur talent, ou des deux, pour aller plus loin. Elle préfère de loin une planète écologique, homéostatique, qui resterait tranquillement à sa place tout en se micronisant. Par exemple, cette soi-disant nouvelle nation apparue d'un coup de baguette magique, le Kosovo, crée en profitant d'une grave erreur politique des Serbes qui ont déclenché la guerre en ex-Yougoslavie, pour leur arracher le cœur. C'est précisément ce qui se passe dans les Balkans, en Asie du Sud-Est, ce qui se passera au Moyen-Orient, en Afrique, demain en Amérique latine et en Europe occidentale.

L'ONU est la politique-monde : je ne pointe pas spécifiquement une ethnie, une nation, une culture ou une idéologie politique. La seule idéologie politique qui fonctionne aujourd'hui, c'est une non-idéologie et une non-politique, remplacée par une méthode de gestion mondiale du capital humain qui tend à supprimer cultures, nations et géographies. Et surtout, qui tend à s'opposer à toutes les démarches obliques ou déviantes qui sont pourtant des facteurs d'historicité depuis que l'homo sapiens existe.

L'ONU est en fait une énorme machine régressive, qui veut, comme le dit Peter Sloterdijk, transformer l'humanité en un parc humain.

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Un parc ou un marché ?

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Le marché fait partie de l'équation. L'attitude anticapitaliste, que l'on retrouve bizarrement dans les élections remportées par Monsieur Hollande, est complètement factice. Tout le monde sait que Monsieur Hollande devra se plier aux désirs de Wall Street, parce que c'est celui qui a le bâton qui dirige.

L'ONU a tout intérêt à décapitaliser la planète, à en faire une grande société post-hippie, malgré tout surveillée par un Big Brother fort amical, convivial même, qui sortira quand même la matraque si cela s'avère nécessaire. L'idée est de pacifier l'humain, alors que l'homme est un prédateur depuis ses origines : sans l'instinct de survie du primate originel, nous ne serions pas là.

Ce qui est « amusant » d'ailleurs, et ce que peu de gens connaissent, c'est que le projet de l'ONU, mis en place après guerre par les Alliés, a été conçu par un groupe de chercheurs nazis, qui avaient imaginé un grand Reichstag des Nations. Celui-ci aurait été constitué par des micro-nations vidées de leur historicité et de leur géographie et contrôlées par une bureaucratie nazie. Le projet est tombé à l'eau avec la contre-attaque des Russes, mais l'idée fut reprise par les vainqueurs pour fabriquer le monde de l'après-guerre, dans lequel il y a eu plus de conflits et plus de morts que dans la 1ère moitié du XXème siècle. Les seules décisions émanant des États, aujourd'hui, sont celles qui vont dans le sens de cette bureaucratie. Il ne faut quand même pas oublier que l'ONU a été dirigée pendant 15 ans par un ancien SS, Kurt Waldheim, responsable de la déportation de 300.000 juifs de Salonique.

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Et les auteurs ont toujours un impact sur la vie politique ?

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Il faut s'entendre sur l'expression « vie politique ». S'il s'agit de ce à quoi nous avons assisté depuis plusieurs semaines, c'est le Cirque Pinder pour moi. La vie politique, c'est précisément ces hommes et ces femmes, qui, contre toutes attentes, fabriquent l'Histoire en prenant des voies obliques, des voies déviantes. Nous entrons dans le XXIème siècle, qui sera bien plus différent du XXème, que celui-ci ne l'a été du XIXème.

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Dans Le Théâtre des opérations, en 1999, vous écrivez « Naître et ne pas être, telle est notre condition. » Le XXème siècle fut celui de l'existentialisme, le XXIème sera celui de l'inexistentialisme ?

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Cela fait partie du programme subliminal des grandes institutions mondiales que de nous précipiter vers la non-existence politique, encore une fois. Nous sommes face à une tentative métahistorique de remettre en question l'homo politicus, tel qu'il a été conçu au moins depuis Sumer. On peut même remonter au-delà, jusqu'à l'homo sapiens, sapiens faber. L'entreprise est terriblement dangereuse, mais dotée de l'intelligence démoniaque de prétendre œuvrer pour le bien de l'humanité. Le nazisme annonçait la couleur, là nous sommes face à quelque chose où tout est relatif : le Kosovo est équivalent aux États-Unis, la Somalie du Sud sera équivalente à la Russie, etc... Même la France pourrait, à terme, être divisée en plusieurs grandes régions, avec une gouvernance économique. La politique est là-dedans, mais il faut la chercher : elle est dans les conseils d'administration de l'ONU.

oury2012

« Maurice G. Dantec. Entretien »

Propos recueillis par Jacques de Guillebon, L'Homme a-t-il besoin du Christ ?, Versailles, Via Romana, 2011, p. 67-74.

Vous revenez de loin. Vous êtes un écrivain qui vient de loin, pour le style – ce style emporté, destructeur et amoureux du même mouvement, qui vous caractérise – et pour la pensée. Vous êtes aussi « un homme qui s'éloigne », comme un titre de François Taillandier : vous êtes parti habiter sous d'autres cieux, Montréal, au Québec, il y a quelques années de cela. Et vous êtes parti habiter d'autres cieux depuis quelques mois : vous avez été baptisé dans la foi catholique. Nous donnerez-vous quelques lumières pour commencer d'éclairer ce chemin inattendu qui d'un fils de banlieue rouge a fait un enfant de Dieu ?

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Comment expliquer cela en restant concis, et précis... sans paraître pédant, ou faussement humble ? D'abord, vous admettrez comme moi que ce qui est de l'ordre de la Foi appartient à celui du Mystère... aussi tenter de rationaliser ce qui en fait s'est déroulé en quarante années d'existence...

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Sur le plan de l'exil, si je m'éloigne de la France, c'est aussi pour mieux y revenir, par la foi catholique, si je m'éloigne de la fausse Europe, cet Eurabistan désormais politiquement lié aux potentats arabo-islamiques et aux réseaux terroristes, c'est pour mieux y revenir, via le monde slave et russophone. Avant de me convertir au rite romain, j'ai été longtemps tenté par une conversion à l'orthodoxie.

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Dans le prochain Théâtre des opérations, pour l'heure en correction, j'essaie d'illustrer le processus, avec mon attirance momentanée pour l'islam mystique soufi, due probablement à mon engagement du côté des Croates puis des Bosniaques lors de l'explosion de l'ex-Yougoslavie. J'essaie d'expliquer comment cette attirance fut soufflée net à la vue des légionnaires des milices arabes et afghanes, en Bosnie occidentale.

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J'essaie d'expliquer comment vingt ans de lectures théologiques, puis le développement de la IVe guerre mondiale en cours, à partir d'un renversement inouï des prodromes de la IIIe (la « guerre froide »), auront conduit à l'inévitable, choisir l'Église des Martyrs, de Nicée, de Constantin, et des Croisades... qui est aussi celle de saint Thomas d'Aquin, de saint Augustin, de saint Bonaventure, de Duns Scot...

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Pour vous, tout commence en politique et tout s'achève en mystique ?

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Non, c'est plutôt « entrelacé », la Jérusalem céleste et la Jérusalem terrestre ne sont pas des entités dialectiquement opposées, mais des co-principes synthétiquement disjoints.

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Est-ce que vous pouvez expliquer plus clairement les « co-principes synthétiquement disjoints » ?

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Imaginez une métaphore de l'Unité divine en trois personnes. Entre la Jérusalem céleste et la Jérusalem terrestre, il y a, il me semble, une relation analogue, avec le Saint-Esprit en troisième terme.

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Pourquoi avez-vous choisi finalement le catholicisme plutôt que l'orthodoxie ?

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Je ne crois pas vraiment que ce soit « vous » qui « choisissiez », il y a conversion, ou non. C'est – vous le savez bien – inexplicable selon des normes rationnelles. Disons que la lecture de saint Thomas d'Aquin, du Pseudo-Denys, d'Origène, et de quelques autres, saint Bonaventure, Duns Scot... y aura été sans doute pour quelque chose.

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Qu'entendez-vous par « revenir par le monde slave et russo-phone » ?

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Très bien : faisons un petit flash-back vers les années soixante. De mes parents communistes, j'ai reçu en héritage une fascination pour le monde russe, moins à cause de l'idéologie que mes géniteurs embrassaient alors que par les photographies et les objets, livres, instruments de musique, etc., que mon père me ramenait régulièrement de là-bas. Sa rencontre avec le cosmonaute Youri Gagarin, un an je crois après son vol orbital de 1961, scella définitivement l'attrait que j'ai toujours pour cette autre civilisation de pionniers.

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N'y a-t-il pas une fascination pour une certaine « volonté de puissance » dans votre amour des « pionniers », comme les Russes ou les Américains ?

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Volonté de puissance ? Christophe Colomb était-il animé par la volonté de puissance ? Après tout, peut-être bien, en tout cas affirmation de sa souveraineté, de son espace-temps singulier, dans tous les sens du terme, victoire définitive de l'Ouest et de l'Est contre la vieille Europe nazie puis postnazifiée... Youri Gagarine, Neil Armstrong, on ne peut rien retenir du XXe siècle sans ces deux noms. Celui du premier astronaute allemand déjà ?

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Peut-on continuer de penser le monde aujourd'hui sans le christianisme ?

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Regardez donc où en est le monde, aujourd'hui, depuis qu'il n'est plus pensé par le christianisme...

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Votre fidélité à l'Occident tel qu'il a changé n'est-elle pas contradictoire avec votre foi nouvelle ?

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Il y a deux Occidents, depuis les Lumières : l'Occident progressiste, mondialiste ou altermondialiste, cela revient au même, socialiste, rationaliste, démocratique-totalitaire, et puis il y a l'Occident chrétien, celui des vraies souverainetés nées de notre génie civilisationnel bimillénaire, celui de l'Amérique, de la Russie, des îles Britanniques, du monde slave (et d'Israël)..., celui de la chrétienté tri-unitaire (catholiques, protestants, orthodoxes, et les juifs) en lutte contre l'antéchrist coranique. Qu'on le veuille ou non, et ni Chirac, ni Barnier, ni Borloz n'y pourront rien, le Grand Jihad a commencé le 11 septembre 2001, il durera sans doute pendant tout le siècle qui vient de s'ouvrir.

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La guerre n'est-elle pas aussi celle de tous les croyants, de tous les monothéismes, islam inclus, contre la machine de mort du monde (post)moderne ?

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L'islam n'est pas un monothéisme, c'est son usurpation nihiliste, sous la forme d'une hérésie judéo-chrétienne à tendance gnostique, et pleine du paganisme néolithique de ces adorateurs de la lune et des pierres noires d'origine météorique. Mahomet en a fait sa sauce syncrétique, selon moi cette religion est plus éloignée des religions du Livre qu'un culte védique ou chamanique.

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Comme je le dis dans Le Théâtre des opérations, III, je préfère un monde avec des Kylie Minogue qu'un monde avec des femmes bâchées de la tête aux pieds. O.K. ?

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Parce que les Kylie Minogue sont plus proches du christianisme, sans doute ?

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J'ai peur de ne pas saisir le sens de votre question. Je parle des femmes, et de leur droit à être belles sans être pourchassées par une muttawa quelconque, ou par les violeurs en série des « cités » de la « république », suis-je plus clair ?

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Il me semble que les violeurs en série – qui sont présents partout et pas que dans les « cités » – se multiplient aussi au rythme des Kylie Minogue et de tout l'arrière-plan « érotique », pour ne pas dire pornographique, qui va avec elles, qu'elles justifient par avance. Vous ne croyez pas ?

​

Non. Je ne crois pas en ces balivernes « sociologiques ». Je ne crois pas que l'Occident doive ressembler à l'Arabie Saoudite sous prétexte de l'érotisation de notre culture, processus à l'œuvre depuis ses origines grecques, y compris durant la période chrétienne : nous inventons l'amour courtois alors que l'islam fixe les règles inflexibles de la charia. D'autre part, vous faites une confusion entre « Éros » et « Thanatos » en assimilant le premier à la pornographie. La pornographie, c'est la RÉALITÉ, soit l'obscénité, l'ABOMINABLE, c'est-à-dire les fameuses « tournantes », ou les tueurs d'enfants, c'est cela qui a pris « corps » dans la « cité » délétère de la République Finale.

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Jusqu'où l'écrivain catholique – ou le catholique écrivain – peut-il collaborer avec le monde et ses princes ?

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Tant qu'on me laisse écrire ce que je veux, je considère pouvoir continuer sans avoir à me prostituer.

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Plus précisément, la voix, la parole du chrétien, aujourd'hui plus que jamais, n'est-elle celle qui doit révéler une autre anthropologie : rappeler la vérité et la présence de l'âme humaine qui s'oppose à la vision d'un être purement rationnel et technique que l'on nous propose ?

​

C'est ce que j'essaie humblement de faire dans le roman que je suis en train de terminer. Mais encore une fois, les oppositions dialectiques que vous proposez ne me semblent plus avoir cours, le surpassement de la Technique ne se trouve pas dans les idéaux d'un quelconque retour au passé, ou une sorte de conception néo-personnaliste de l'âme humaine, mais dans la perspective d'un futur méta-technique, qui aura su intégrer celle-ci dans un effort de transfiguration générale de l'être.

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Imaginez-vous cette transfiguration ?

​

Je la pressens comme une forme de « catastrophe » ontologique. Quelque chose qui tiendrait à la fois du Super-Travailleur d'Ernst Jünger, et de la spirale « ekstatique » de Heidegger et d'Abellio. Quelque chose qui fasse que l'humain soit en mesure d'accepter le risque de la conscience.

​

Qu'entendez-vous par conscience ici ?

​

J'aurais dû dire l'être, sans doute.

​

La France contemporaine semble prisonnière de ses contradictions internes dans son rapport à tout ce qui est religieux. Et si c'est, malheureusement, par le biais de l'islam que la question de la « laïcité », de la distinction ou de la séparation des pouvoirs temporel et spirituel reviennent sur le devant de la scène, n'y a-t-il pas une urgence pour les chrétiens à repenser cette laïcité ?

​

Rappelons d'abord que c'est l'Église de Rome qui la première a su séparer les principes du temporel et du spirituel, mais cela ne consistait pas à DISJOINDRE l'Église et l'État, puisqu'en ce temps-là la notion moderne d'État n'existait pas. Il y avait un Empire chrétien, État militaire, religieux et agricole.

​

Il y a, vous le savez, en ce moment, une offensive en règle des divers gauchistes américains pour l'abrogation du Pledge of Allegiance du président américain à la Bible. On est parvenu à interdire les prières à l'école, désormais c'est le serment au drapeau qui est menacé, puis bientôt l'hymne national lui-même qui sera attaqué. Au Canada, la charia sera appliquée sous peu – « pour les musulmans ! » – en Ontario et un lobby arabo-islamique veut nous faire changer les paroles de l'hymne canadien, à cause des références « chrétiennes ».

​

Le laïcardisme aura été le meilleur terreau pour la poussée islamiste. Un bon régime athée et démocratotalitaire, c'est la voie royale pour les tenants du Dar-al-Islam, dans lequel il n'y a plus ni Église, ni État, mais l'hybris dogmatique des deux.

​

Quelle peut être la forme politique d'une France ou d'une Europe chrétienne – sachant que la démocratie occidentale s'est fondée sur l'antichristianisme ?

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Une France fédérative non jacobine aurait pu montrer la voie à une authentique Union fédérale européenne. Nous avons préféré faire Zéropa-Land, acier-charbon-Airbus, nous avons choisi l'Eurabistan plutôt qu'une refondation politico-culturelle qui aurait embrassé le monde slave, autour d'une constitution chrétienne, nous nous sommes coupés de notre propre passé, et de notre avenir, en trahissant les États-Unis et l'Alliance. Nous sommes seuls, avec nos amis Algériens, Syriens, Iraniens et Turcs. Bienvenue dans l'Europe des shimmys.

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La forme future de l'Europe doit être imaginée comme le résultat de la prochaine guerre civile qui s'y déroulera.

guillebon2011

« Maurice G. Dantec : rock & roll et métaphysique »

Propos recueillis par Felix de Montety, Snatch Magazine, n° 1, mars-avril 2010, p. 82-84.

On constate que la distinction entre roman noir/sf/fantastique à la Borges ou Poe est de plus en plus ténue au fur et à mesure de votre œuvre : y a t-il eu un moment précis où vous avez eu envie de mêler cela, pensez-vous que cela est inconscient ou bien cela a t-il été présent à votre esprit depuis le début ?

​

Roman noir, fantastique, science-fiction partagent des origines communes, comme Poe, que vous citez, ou Lovecraft. Il n’y a pas de prédétermination dans l’écriture de mes romans, je ne cesse de le répéter : c’est le roman qui commande. Il est un « second cerveau », justement.

​

Quel sens cherchiez-vous à donner à la fin du roman, lorsque Paul Verlande accède au Métacortex ?

​

Je ne cherche pas à « donner un sens » à mes romans, ce sont eux qui le donnent. Je pense qu’il s’agit de l’émergence d’un contre-pôle singulier face à la Seconde Chute, une re-création « génétique » du monde pour faire pièce à la dé-création finale de l’Homme.

​

Que cherchez-vous à dire en dépeignant un tel chaos migratoire ?

​

Encore une fois, je ne fais pas dans la littérature d’expression du « moâ », même prétendument « autofictionnel ». Je n’ai rien à DIRE, j’écris des romans. Je fabrique des mondes à partir des lambeaux de celui-ci. Chaos migratoire ? Piraterie maritime généralisée ? Échouages géants de réfugiés ou de migrants économiques ? Je dois souffrir d’hallucinations-de-droite, il ne se passe rien au large de la Somalie ni sur les côtes italiennes ou espagnoles.

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R, I, E, N.

​

Pouvez-vous nous rappeler vos influences principales, en littérature ou ailleurs ? (la liste que dresse Willie dans Dieu porte-t-il des lunettes noires ? est-elle la vôtre ?

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(question trop vaste, désolé, je devrais citer 50 auteurs et autant de groupes de rock).

​

À quoi devez-vous d’avoir commencé à écrire ?

​

Le chômage, la Guerre du Golfe, le mitterandisme, le vide littéraire français. Et les romans qui demandaient à naître, et si possible à tuer.

​

Des livres comme Spinoza encule Hegel vous ont-ils inspiré ?

​

Non. Mais J.-B. Pouy, son auteur, a été d’une importance cruciale dans ma découverte de la littérature américaine contemporaine. Et Saint Thomas d’Aquin se fait les deux.

​

Pour vous, écrire est-il un besoin ou l’expression d’une volonté ? Envisagez-vous la littérature comme un combat ?

​

Aucun « besoin », et puis quoi encore ? C’est mon métier. Comme disait L.-F. Céline, j’écris pour payer mon loyer. Et s’il s’agit de l’expression d’une « volonté », je n’en suis que l’instrument.

​

Quant à la littérature comme « combat », je me permets de vous citer Kafka, qui savait de quoi il parlait : Dans la guerre entre toi et le monde, seconde le monde.

​

Votre processus de travail est-il bien défini, ritualisé ? Y a-t-il différentes phases d’écriture, de relecture, etc… ?

​

Il existe bien sûr des phases très différentes lors de l’écriture d’un roman, mais en ce qui me concerne il n’y a pas d’ordre pré-établi, encore moins de « rituel », encore une fois, c’est le roman qui, chaque fois, dicte ses instructions.

​

Comment concevez-vous votre rapport à vos lecteurs d’une part, qui vous sont très fidèles, (et auxquels vous répondez sur votre site, ce qui est suffisamment rare pour être noté), et au public en général, qui hésite entre fascination et incompréhension ?

​

Je ne « conçois » pas mon rapport avec mes lecteurs. Je ne sais pas qui ils sont, je ne m’intéresse pas au « lectorat » en termes de statistiques, mon unique objectif est de faire en sorte que mes fictions touchent des cerveaux singuliers, où qu’ils soient, et quel que soit leur nombre.

​

Le « public en général », je ne sais pas ce que c’est, une masse numérique, sondée par les petits boutiquiers des chiffres de vente, probablement. Je ne cherche pas à être compris de TOUS, loin de là. Les pigistes culturels de la blogosphère, par exemple, ne possèdent généralement pas le nombre minimal de neurones requis.

​

Vous sentez-vous marginal ou marginalisé (on connaît vos rapports houleux avec certains médias) ? Cette situation n’est-elle pas préférable pour vous en tant qu’écrivain « à part » ?

​

Vous voulez ma réponse « brut de décoffrage » ?

​

Rien à cirer des médias de la Raie Publique, et de leurs souffreteux domestiques.

​

Que signifient les lunettes noires, qui cachaient vos yeux sur les quatrièmes de couverture de vos livres publiés chez Gallimard en Série noire, qu’on retrouve dans le titre d’un recueil de vos nouvelles ? Un élément de mythologie rock ? Un goût pour le mystère, la mise en scène d’un personnage ? Rien du tout ?

​

Je porte des lunettes noires depuis mon adolescence, « mythologie rock’n’roll » ? Oui, mais vécue comme évidence, et affaire de goût.

​

On connaît votre goût pour les études médiévales, la scolastique, les rapports entre théologie, morale et politique notamment, est-ce purement un goût intellectuel ou également une affirmation d’une nostalgie pour une période injustement décriée, stigmatisée depuis la révolution française ?

​

Ce n’est pas un « goût intellectuel », mais l’expression de mes préoccupations les plus profondes. La Littérature est un écho du Verbe. Un écrivain qui ne lui sert pas de chambre d’écho est un fumiste. En France la liste est interminable.

​

La Révolution jacobine est le prototype de tous les nihilismes socialistes, qu’elle ait truqué l’histoire de l’Europe chrétienne, les marxistes-léninistes de tous acabits sauront s’en souvenir au XXe siècle. Mais le Mur du mensonge a finit par leur retomber sur la gueule.

​

Donc, aucune « nostalgie », la Contre-Révolution c’est le futur.

​

Avez-vous également une nostalgie pour un certain ordre social, « une certaine idée de la France » que vous retrouvez au Québec ?

​

Le Québec a depuis longtemps suivi la France, et l’a même devancée sur certains points, en ce qui concerne l’homogénéisation « multiculturaliste » et l’Étatisme jacobin. La seule différence c’est qu’il est situé en Amérique du Nord, où tout va beaucoup plus vite, la réaction est donc déjà d’actualité.

​

Vous évoquez l’Europe comme un continent englouti, mais l’Amérique du Nord ne va guère mieux… Ce qu’on prenait pour la hargne d’un expatrié n’est-il tout simplement pas un pessimisme général ?

​

L’Europe n’existe pas. L’Amérique continentale, oui. Deux pays, disons trois langues vernaculaires, dont le français, une réelle intégration militaire et économique, pas de bureaucratie supranationale mais deux États souverains, bref, je ne nie pas que les États-Unis traversent une période de crise mais, c’est étrange, jamais personne en France ne regarde la situation du Canada qui, je le rappelle, fait partie du G8 avec 30 millions d’habitants. Remarquez, les Français sont toujours persuadés que leur pays est une grande puissance, ils doivent continuer de penser que le Canada est un pays qui exporte avant tout de la fourrure de bébé phoque.

​

Votre œuvre est très profondément marquée par des interrogations sur la technologie, sur le rapport des hommes à la technique moderne (ou une technique de « science-fiction ») : est-ce une attirance ancienne ? Qu’imaginez-vous lorsque vous pensez à notre futur ?

​

Aussi ancienne que ma naissance, ou presque, mes plus anciens souvenirs d’images télévisées doivent remonter à 1962 ou 63 avec les atterrissages-crashes des sondes Ranger sur la Lune. Mon premier jouet fut une réplique miniature de Youri Gagarine que mon père ramena d’URSS après l’avoir interviewé à son retour de l’Espace.

​

Je pense que mes romans répondent à votre seconde question.

​

Selon vous, la technologie libère-t-elle ou asservit-elle ? Comment les hommes peuvent-ils rester eux-mêmes face à la domination de cette dernière ?

​

Les Hommes n’ont pas à « rester eux-mêmes ». Comme le disait Nietzsche, il doivent plutôt « devenir ce qu’ils sont ». Rester soi-même est à la portée du premier chou-rave venu, et encore, même les végétaux co-évoluent avec le Cosmos.

​

Dans le cas qui nous occupe, la technologie n’asservit que les esclaves, et elle est en mesure d’agrandir l’espace de liberté des hommes libres, mais puisque le monde est désormais dirigé par les esclaves, elle a pris la place du Cosmos et même de Son Créateur, telle une idole performative, qui devient la seule réalité envisageable, celle d’une Gouvernance Globale, agent de cette Technique-Monde, capable de gérer le « Parc Humain » – comme dirait Sloterdijk – dans toutes ses dimensions.

​

Vous avez déclaré que le rock représente pour vous une synthèse tout à fait acceptable des fonctions dionysiaque et apollinienne qu’évoquaient Plutarque et Nietzsche : pourquoi ? Pourquoi le rock remplit-il aujourd’hui cette fonction ? A-t-il pris la place de formes d’art sur le déclin ?

​

Nous sommes d’accord ? Je simplifie : Fonction apollinienne : Ordre, harmonie, équilibre, dynamique solaire ? Fonction dionysiaque : Chaos, excès, dérégulation, dynamique tellurique ?

​

Alors il est évident que toute authentique œuvre de rock’n’roll forme la synthèse « électrique » de ces deux pôles.

​

Non. Il est la forme d’art qui surgit de la mort de toutes les autres. Il est la musique de l’âge électro/nucléaire.

​

Pour vous qui êtes lecteur de Nietzsche, quelle place donnez-vous au divin dans votre oeuvre ?

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Centrale. Et indicible.

​

Connaissez-vous le groupe britannique Hawkwind ? Le français Turzi ? Quels groupes vous semblent-ils le plus dignes d’intérêt ?

​

J’ai beaucoup écouté Hawkwind dans les années 70, je les ai vu en concert deux fois à cette époque. En revanche, désolé, mais je ne connais pas le groupe français dont vous me parlez. Je n’ai pas trop envie, ne m’en veuillez pas, de faire une liste de groupes « dignes d’intérêt », il y en aurait probablement quelques dizaines, et il faudrait remonter jusqu’au tournant des années 50/60. J’oserais dire qu’il suffit de lire mes romans pour s’en faire une idée.

​

Le rock est-il aussi récurrent dans vos romans comme le lieu paradoxal d’un certain messianisme ?

​

Paradoxal, vous avez dit le mot. Le rock porte tout le XXe siècle sur ses épaules, c’est pour cela qu’il surjoue la figure de l’Antéchrist, mais qu’il peut tout autant parler aux Anges. Un exemple ? La même chanson, Hurt, par Nine Inch Nails, puis par Johnny Cash.

​

NDLR :

Cette interview a été réalisée par e-mail, conformément aux souhaits de Maurice G. Dantec qui, d'une part, réside au Canada, et, d'autre part, souhaite voir ses propos rigoureusement et intégralement retranscrits. Cette position, que nous respectons tout à fait, n'est pas sans inconvénients, mais permet d'apprécier la précision et la rigueur des propos de l'écrivain dans leur exacte forme (orthographique et typographique, comme vous avez pu le constater plus haut).

snatch2010
juremir2010

« Entrevista com Maurice Dantec »

Propos recueillis par Juremir Machado da Silva, Correio do Povo, 11 janvier 2010.

Vous et Michel Houellebecq avez sécoué la littérature française pendant les  années 1990. Houellebecq est parti vivre en Irlande et après en Espagne. Vous êtes parti au Canada. Vous vous considérez comme un écrivain « maudit » tel Rimbaud, un écrivain qui dérange et doit vivre isolé ? Pourquoi le Canada est-il plus vivable que la France ?

Non. Je ne me considère absolument pas comme « maudit ». Je crois plutôt être un privilégié. J’ai quitté la France parce que ce pays ne m’intéressait plus, qu’il se dirigeait droit dans le mur, et que je savais que mon destin se trouvait ailleurs. Je ne me suis jamais senti complètement Français, au demeurant, les origines celtiques maternelles probablement, ainsi que l’influence majeure de la Russie et des USA, très tôt dans mon enfance. Ce n’est pas parce que l’on vit au Canada que l’on est « isolé », même si par la configuration géographique du pays c’est un choix aisé. Pourquoi le Canada est-il plus vivable que la France ? Vivez un mois à Paris, puis un mois à Montréal, vous comprendrez.

Vos livres se vendent comme des petits pains et ils sont adaptés au cinéma. Vous êtes célebre et en même temps une sorte d'écrivain marginal.
Les Racines du mal dresse un sombre tableau du monde contemporain. Vous vous considérez comme un écrivain « engagé » qui doit dénoncer les misères du monde par la fiction ou vous voulez juste raconter des histoires ?

Des petits pains ! Comme vous y allez ! Je ne suis ni Marc Levy, ni Michel Houellebecq, ni Frédéric Beigbeder, ni Bernard Werber. Je vends plutôt comme une bonne vieille manufacture d’armes. Mes modèles les plus anciens continuent de se commercialiser de par le monde, à un rythme raisonnable, les nouveaux ne sont pas des « best-sellers » immédiats mais s’inscrivent dans la poursuite de ce mouvement à long terme.
Deux de mes romans ont été adaptés, certes, mais vu ce que le cinéma français en fait, je préférerais autant qu’il s’abstienne. Je suis « célèbre », si vous voulez.  Disons que je suis connu d’un certain nombre de personnes, dont mes lecteurs. Et mes ennemis.
Marginal ? Étiquette aujourd’hui revendiquée par tout le monde, la marge est devenue le centre. Qui n’est pas un rebelle, un « radical », qui ne porte pas de t-shirt Che Guevara ou Free Tibet, tout en restant à lire son journal « alternatif » dans son salon Ikea ?
Je ne crois pas en la posture de l’écrivain « engagé », je ne suis ni Simone Sartre ni Jean-Paul de Beauvoir. Les « misères » du monde ne m’intéressent que fort peu en elles-mêmes. Et encore moins les prétendues « solutions » qu’on nous propose pour les faire disparaître. La guerre, la violence, la haine, le crime, etc, sont des constantes de l’humanité, depuis la Chute. Elles forment l’arrière-plan « naturel » de tous mes récits.

Vous vous présentez comme un écrivain français d'âme américaine. En quoi la littérature française vous déplaît ?

J’ai dit que j’étais « un écrivain nord-américain de langue française », mais votre propre redéfinition ne me déplaît pas. Cela n’a rien à voir avec la littérature française, par ailleurs, que j’admire jusqu’à une certaine époque, c’est-à-dire durant le temps de son existence. Une littérature ne renaît pas par magie des décombres. Une  littérature ne peut pas émerger d’un pays qui a effacé sa propre histoire.

Vous êtes un écrivain polémique parfois associé à la droite, voire l'extrême-droite. Dans
Les Racines du mal, pourtant, on ne sent pas une posture idéologique affirmée. Vous séparez vos idées de votre fiction ?

En France, si vous défendez le peuple juif vous êtes un nazi, si vous défendez la singularité de la civilisation européenne vous êtes un suprématiste, si vous défendez le christianisme vous êtes un fasciste, si vous défendez l'Amérique vous êtes un impérialiste.
En revanche, vous avez parfaitement le droit, et mieux la « légitimité », d’être antisémite, pro-islamiste, communiste, trotskiste, anarchiste, écolomystique, et toutes ces merveilleuses idéologies qui vont nous faire un monde meilleur.
Je n’ai rien à séparer. La littérature, c’est la seule politika digne de ce nom.

Vous êtes un grand lecteur de Gilles Deleuze et cela se sent dans vos livres, particulièrement dans
Les Racines du mal. Dans ce sens-là vous n'êtes pas un écrivain bien français ?

Gilles Deleuze est un philosophe. C’est sa seule « nationalité » (natio, « famille » en latin) : la pensée.

Fréquemment on dit que la littérature française est morte ou qu'elle est ennuyeuse à faire pleurer.
Les Racines du mal pourtant est extraordinaire et bourrée d'action comme dans tout bon polar (et c'est un polar différent). Est-ce que la vraie littérature capable de faire penser, de distraire et d'attirer l'attention des gens est devenue la « noire » ?

Non. La mienne.

On dit que vous êtes pour la peine de mort, contre l'islam radical et pour les États-Unis dans l'Irak. Cela fait de vous un réactionnaire ou un démocrate?

Je soutiens la peine de mort pour les tueurs en série, les tueurs d’enfants, les assassins de masse (comme les gangsters mexicains de Ciudad Juarez), les terroristes, les génocidaires, les criminels de guerre et les criminels contre l’Humanité. 
Je suis bien clair ?
Il n’y a pas d’Islam « radical ». Il y a l’Islam, point. (Re)-lisez le Coran, tout y est dit en toutes lettres.
L’Islam est à la fois le néo-totalitarisme synthétique du XXIe siècle et l’origine archéo-historique de tous les totalitarismes.
Selon moi, la démocratie c’est la dictature des masses. La « réaction » n’est par définition qu’un mouvement « réactif », or même les morts peuvent avoir de tels réflexes. 
Je suis un catholique-futuriste.

Est-ce que vous connaissez des écrivains brésiliens ? Est-ce que le Brésil existe dans votre imaginaire ?

Je connais mal la littérature brésilienne, dans l’univers sud-américain je connais mieux les écrivains Argentins, Chiliens, ou Mexicains, mais paradoxalement, c’est parce qu’il est une « terra incognita » littéraire qu’il continue de focaliser mon imaginaire, grâce à des films surtout, comme
Aguirre, la colère de Dieu, O Cangaceiro, voire certaines bandes dessinées de mon enfance.

On dit que les gens lisent de moins en moins. Mais vous écrivez des pavés et ils se vendent très bien. Vous pensez qu'il y un mythe autour d'une crise de la littérature ou pour être lu il suffit d'être vraiment bon ?

La littérature est en crise par essence.
Pour être vraiment lu — ce qui est la seule chose qui importe — il faut braquer la banque : il faut commettre un hold-up dans le cerveau des lecteurs.

Vous écrivez pour quoi ? Besoin existentiel, pour l'argent, pour mener à bout un projet esthétique, pour tuer le temps ?

Tout roman est une forme de vie qui vous demande de la mettre au monde.
Sinon il se pourrait bien qu’elle vous tue, elle.
C’est le plus implacable de tous les contrats

 

Bien à vous –
MgD

« Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par Layticia Audibert et Mikis Fernandez, Balthazar, n° 26, 1er novembre 2009, p. 76-77.

Maurice G. Dantec, qui se définit lui-même comme un écrivain nord-américain de langue française, a immigré au Canada il y a douze ans. Il nous a reçus dans son appartement de Montréal pour la sortie de son nouveau roman Métacortex (parution janvier 2010), second volet, après Villa Vortex, de la trilogie Liber Mundi (« Le Livre du monde »), charge érudite contre une société en route vers sa fin et devenue suicidaire, où la littérature est virale et tente de contaminer le débat contemporain. Péremptoire, énigmatique, provocateur... Rencontre avec cette grenade dégoupillée qui, qu'on l'adule ou qu'on l'exècre, trône dans la caste fermée des grands écrivains.

​

La science-fiction est-elle un mode opératoire que vous auriez choisi parce qu'elle correspondrait le mieux au message que vous voulez véhiculer ?

​

La littérature fait les choix pour toi, le mode opératoire te choisit. La science-fiction s'impose à partir du moment où tu fais de la fiction qui traite de l'impact de la science sur l'humain. On est loin des histoires de guerre des étoiles ou d'extraterrestres...

​

Parlons de Métacortex, votre nouveau roman...

​

Il m'a fallu dix-huit moins pour l'écrire. C'est le deuxième volume de la trilogie Liber Mundi qui n'est pas à épisodes. Ce ne sont pas les mêmes personnages car j'ai voulu que les constantes dans ces livres soient de l'ordre du non humain : la ville, la violence urbaine, la police au sens grec et au sens moderne. C'est aussi un roman policier et criminel, j'y fais aussi intervenir quelques notions théologiques, pas beaucoup car visiblement les Français ont du mal avec le fait que l'on s'aventure au-delà des biens de ce monde, donc il n'y a que quelques références qui s'articulent avec la narration. Ce livre est la description du début de la fin.

​

L'apocalypse comme thème récurrent ?

​

L'apocalypse, il faut s'entendre : la révélation comme une fin avant le début de quelque chose. Là je ne montre que la fin, je ne dis pas ce qu'il y aura après. C'est un thème récurrent à la trilogie. C'est l'histoire d'un flic et de son collègue qui font partie d'un département spécial de la sûreté du Québec, qui s'appelle la Direction du renseignement. Ils enquêtent sur deux séries de meurtres, l'une politique, l'autre pas. Et ils vont tomber sur le crime de droit commun le plus énorme de l'histoire. La fin de ce monde survient parallèlement à cette découverte. La base du livre est que la Seconde Guerre mondiale ne s'est en fait jamais arrêtée. Les nazis ont fabriqué le monde dans lequel nous vivons. Les Russes et les Américains n'ont fait que reconduire sous une apparence humanitaire le régime nazi. Celui-ci s'est transat sous la forme d'une gouvernance supranationale : l'ONU, c'est le 4e Reich.

​

Vous dites souvent que l'homme du XXIe siècle est mort. En quoi le sur-singe est-il différent du « singe » ?

​

Ce n'est pas une mort subite. C'est une longue maladie. Le sur-singe est différent car « il est instruit », c'est pire. Le sur-singe est le moment où l'homme régresse tout en progressant. À l'échelle historique, dès l'apparition de l'écriture, ça ne fait que descendre. C'est tentant le confort intellectuel et matériel, penser qu'on va vivre dans la paix perpétuelle. Cette idéologie apparaît clairement au XVIIIe siècle. Pour que les choses soient totalement restaurées, elles doivent juste d'abord être totalement détruites. Personnellement, je pense que les trente prochaines années vont être chaudes. La mondialisation au sens « plus de frontières » fait que le terrorisme devient mondial.

​

Si Métacortex c'est la fin du tout, comment allez-vous faire le troisième roman ?

​

Un roman, ce n'est jamais qu'une indication du possible. Je ne dis pas que c'est le réel. En l'écrivant, j'ai vu jusqu'où ces possibles pouvaient aller. Le problème de la 3e ou 4e guerre mondiale sera une synthèse de tous les conflits possibles qu'aura connus le XXe siècle. L'écologie est aussi une arme de destruction massive. C'est le darwinisme à l'état pur. Transformer les agricultures traditionnelles comme le cacao en éthanol va conduire à ce que tout le monde produira des biocarburants, mais comment les gens vont-ils continuer à cultiver des terres et à se nourrir ? On va rouler propre mais on va avoir nettoyé le monde entier par la même occasion. Pour le pétrole, c'est pareil. En le remplaçant, on détruit l'économie des Saoudiens, des Irakiens et des Iraniens, entre autres. Cela risque d'aboutir à une catastrophe, un 1929 puissance 10.

​

Après les diverses adaptations de vos romans au cinéma, si un producteur vous proposait de scénariser vous-même vos propres romans, seriez-vous tenté ?

​

Non. Je n'aimerais pas. Je suis sur des projets de courts métrages mais ce sont des adaptations d'autres auteurs. Je n'ai pas pensé grand-chose des adaptations de mes romans. La Sirène rouge est à la limite mieux réussi que Babylon A.D., qui n'a plus rien à voir avec le roman.

​

Avez-vous été impliqué dans ce film Babylon A.D. ?

​

Oui, Mathieu Kassovitz est venu ici. J'ai reçu un premier jet qui allait, mais ça n'a rien à voir avec le produit final. C'est à se demander pourquoi ils ont acheté les droits.

​

Quels sont vos projets ?

​

Continuer à écrire le temps que ça va durer et puis élever ma fille le mieux que je peux, essayer de conserver le maximum de liberté dans ce que je fais. Je suis tombé sur une émission de Laurent Ruquier. Je ne sais plus qui était l'invité et Éric Zemmour dit quelque chose qui m'a semblé central dans la littérature de langue française : « Quand je lis un livre, je m'intéresse à la musique des mots, et ce quelle que soit l'histoire. » Là, je me dis double faute mortelle. Je me suis imaginé lui répondre : d'abord, quelle musique ? Du Mozart, du Rolling Stones ? Le pire là-dedans c'est que cette espèce de défiance de la narration au profit du style va à l'encontre de la littérature française qui rend indissociables le sens et la forme. Flaubert avait son « gueuloir » où il hurlait ses textes pour voir comment ça sonnait. Cela est représentatif d'un certain type de discours qui va à l'encontre de la littérature française. Le boulot d'un écrivain est de trouver une cohérence absolue entre le sens et la forme, de les fabriquer de concert. Si tu mets une ligne dialectique entre la forme et le sens, tu arrives au surréalisme ou alors aux histoires pour le peuple « sujet-verbe-complément ». Il doit y avoir une cohérence absolue entre le sens et la forme. Ça, j'ai du mal à le trouver dans la littérature française moderne. C'est le travail de l'écrivain que forme et sens soient ensemble et se parlent.

​

Pensez-vous que la crise plus générale que nous traversons peut induire un retour aux valeurs fondamentales ?

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Je pense que les valeurs existent de tout temps, mais qu'on va plutôt vers une époque où elles seront valables pour une minorité. La grande majorité s'en va vers le mur.

audibertfernandez2009
contre-feux2008

« Pourquoi Maurice G. Dantec boycotte la rentrée littéraire »

Propos recueillis par Edouard Léaud, Contre-feux.com, 9 septembre 2008.

Que vous inspire le concept de rentrée littéraire ? 

Très franchement, absolument rien. Ce n'est pas un concept, c'est juste quelques dates, courant sur septembre et octobre, durant lesquelles environ 800 romans paraissent et où de nouveaux « génies littéraires » font à chaque fois leur petit tour de piste. Cela donne aussi l'occasion à quelques « critiques » (de Rinaldi à J.-F. Kahn) de venir répandre leur coprolalie saisonnière.


Quel est selon vous le problème majeur de la littérature contemporaine ? 

Qu'elle n'est que contemporaine. Engluée dans le quotidien et ses poncifs. La littérature française est atteinte d'un mal chronique : les autobiographies exposant un microcosme parisien sans intérêt pour le lecteur se multiplient. 


Pour l'auteur de SF, cet abandon de la fiction ne constitue-t-elle pas la racine du mal ?

​

On ne peut pas créer de fiction si on n'est pas capable de produire du RÉEL. La France vit dans son joli phantasme post-collabo depuis 1945, elle ressasse ses miasmes et rumine son ressentiment tout en faisant la fête (comme le disait fort bien le regretté Philippe Muray). Le RÉEL, après 45, ça a été le Vietnam, l'atome, l'ADN, la conquête spatiale, l'informatique, les neurosciences. Pour faire simple : la Troisième Guerre Mondiale. La France, vous disiez ? 

Y-a-t-il tout de même des écrivains français dans cette rentrée pour susciter votre enthousiasme ? 

Comme je l'ai dit à un journaliste l'an dernier, j'ai un peu de retard. Pour l'heure, je suis plongé dans Saint Thomas d'Aquin. 

210 romans étrangers sont présents dans cette rentrée. Les écrivains anglo-saxons sont-ils au-dessus du lot ? 

Je ne pense pas qu'on peut se laisser aller à des généralités d'ordre "national" quand il s'agit de littérature, en tout cas il faut les manier avec précaution. Il est clair que bon nombre d'écrivains anglo-saxons se situent à une stratosphère au-dessus de la production française, mais on peut tomber aussi sur différents types de "faussaires", de Dan Brown à Jonathan Littell.


Avec Les Racines du mal en 1995, Babylon Babies en 1999 et Artefact en 2007, vous êtes, avec Michel Houellebecq, un poids lourd de chaque rentrée littéraire. Ce dernier va finalement faire partie de cette rentrée, puisqu'il est l'un des deux auteurs du projet marketing secret de Flammarion, XXX. Pourquoi avoir programmé la sortie de Comme le fantôme d'un jazzman dans la station Mir en déroute en janvier et non en septembre ?

J'ai légèrement remanié ce récit, il n'aurait pas été prêt pour la rentrée 2008, et le roman sur lequel je travaille depuis 2007 est programmé pour septembre 2009. De la pure organisation stratégique. 

 

Vous avez remanié cette nouvelle écrite entre Les Racines du mal et Babylon Babies. Doit-on s'attendre à ce niveau d'excellence, ou s'agit-il d'un avant goût avant la rentrée 2009 ? 

J'explique dans un bref avant-propos le pourquoi et le comment de la chose. Quoique remanié, ce récit est écrit avec un style relativement relâché, rapide, sans l'aspect « baroque » qu'on me reproche maintenant. C'était en rapport avec le projet initial (expliqué dans l'avant-propos) et en hommage à certains auteurs de la Série noire. Ce n'est pas un « avant-goût », c'est un texte qui n'avait pu être publié à l'époque et que je voulais voir imprimé avant la fin de cette décennie.


Le teaser, dans son opacité poétique, est-il fidèle au roman ? 

Oui, car il se place d'emblée dans cette dimension « poétique »... Le roman, bien sûr, est plus linéaire sur le plan narratif. 

 

Romain Gary, qui méprisait le microcosme littéraire parisien, avait choisi de brouiller les cartes avec le pseudonyme de Émile Ajar. Un tel recours ne permettrait-il pas aux critiques et aux lecteurs d'appréhender vos œuvres au-delà de la polémique sur votre prétendue islamophobie ? 

Je me contrefiche complètement de l'avis des collaborateurs, ou idiots-utiles, de l'islamisme, ce communisme du désert. Si quelqu'un pense que l'Islam n'est pas une idéologie critiquable comme les autres, qu'il me donne l'adresse de sa Police Politique.


Regrettez-vous ces déclarations (épisode du bloc identitaire) qui vous ont catalogué ? 

Absolument pas. Je sais ce que je leur ai dit. Je sais ce que les pigistes pravdesques de 
Libération ont sciemment coupé : à savoir mon opposition non négociable à leur anti-américanisme et à leur anti-sionisme. Ce qu'il y a de drôle c'est que sur ce plan, le Bloc Identitaire est à l'unisson de l'extrême-gauche qui me traite de nazi parce que j'ose tenter un dialogue avec eux.

​

Revenons à votre actualité littéraire qui est, pour le grand public, le film Babylon A.D., adaptation de Babylon Babies. Mathieu Kassovitz, le réalisateur, considère qu'il n'est que « violence pure et stupidité ». Partagez-vous ce diagnostic ? 

Ce n'est pas le problème. Le film ne respecte pas les fondations mêmes du roman, il ne pouvait dès lors qu'être raté, tant sur le plan de l'écriture, que sur le plan du casting, ou sur celui des choix de production-réalisation. 

 

Y aura-t-il une nouvelle adaptation plus fidèle au roman ? Si oui, participerez-vous plus activement à la réalisation ? 

Une autre adaptation de 
Bxnabylon Babies ? Je serais mort depuis longtemps et par conséquent votre seconde question n'a plus de sens que « mystique ». 

 

Vous vous présentez comme un « écrivain combattant, chrétien et sioniste ». Pourtant, vous avez souvent revendiqué l'héritage de la philosophie au marteau. Comment peut-on être chrétien et nietzschéen à la fois ? 

J'ai beaucoup écrit à ce sujet, en particulier dans les 3 volumes de mon 
Théâtre des opérations. Il me sera difficile de faire ici une exégèse complète du problème. Un homme aussi croyant et savant que Gustave Thibon le pensait aussi, voyez-vous. Dans American Black Box, je me contente de dire que Nietzsche n'est pas un philosophe (ce qu'il revendiquait fortement) mais un prophète. Un Prophète de la mort de Dieu. Donc un « chrétien apophatique ». Et par conséquent, le « Théologien du Siècle des Camps ».  

Vous affirmiez dans 
Fluctuat.net (en février 1999) que « les sectes, au sens étymologique et historique du terme, ont toujours été pour [vous] un facteur extrêmement dynamique dans l’histoire humaine. » Le 13 septembre prochain, vous serez en Normandie pour une rencontre avec vos fans, mais surtout avec les Babylon Babies, la communauté des lecteurs de Dantec. Comment expliquez-vous cette fascination presque mystique ?

Je ne suis pas d'accord avec vous. Il n'y a pas de « fascination mystique », il y a un intérêt pour un auteur qui ne fait pas où on lui dit de faire. Mes lecteurs ne sont pas des « fans », je ne suis ni Pascal Obispo ni Anna Gavalda. Les Babylon Babies – la Communauté des Lecteurs – n'est pas une secte (au sens moderne) mais un groupe de personnes qui se sont attachées à mon travail et qui essaient de le défendre contre les marées noires du nihilisme. Je leur en suis très reconnaissant. Si c'est une « secte », cela veut dire qu'elle se coupe du « reste du monde », et en effet, il y a dans cette communauté une sorte de volonté séparatrice, disjonctive, d'avec le reste de la littérature française. À la limite, je dirais que c'est bien pire qu'une « secte », pour le petit-bourgeois de gauche bien pensant. Ça ressemble plutôt à une armée.

« Le monde selon Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par Christian Eudeline, VSD, n° ?, 17-23 octobre 2007, p. 52-54.

Écrivain contesté voire contestable, à l'écriture azimutée, Dantec ne laisse pas indifférent. Il commente quelques figures clés de notre époque.

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L'écriture de Maurice G. Dantec ressemble au tir méthodique d'une mitraillette : sous le feu de ses mots, difficile de résister. Artefact (Machines à écrire 1.0), son dernier ouvrage, n'est pas le genre de livre que l'on referme au hasard d'une lecture occasionnelle. Coup de chance, il réunit trois nouvelles, ce qui nous évite ainsi quelques nuits blanches. Point commun : la notion d'identité ou plutôt d'altération de celle-ci. Les romans policiers et politiques des débuts (La Sirène rouge, Les Racines du mal) laissent donc la place à une réflexion plus existentielle et beaucoup plus personnelle. Difficile d'ignorer l'emploi de la première personne, ainsi que l'action qui se situe sur ses terres d'adoption, l'Amérique du Nord (l'écrivain habite au Canada). Pour VSD, Dantec réagit à quelques mots-clés décrochés à son attention.

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Coupe du monde de rugby

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Le rugby est un sport que j'apprécie depuis que je suis môme. Mon père ayant été rugbyman dans son enfance, il m'avait transmis un peu de sa passion. Je n'y ai jamais joué. Moi, ce serait plutôt les arts martiaux, j'en pratique depuis que je suis adolescent, cela a pour moi une importance hygiénique. En France, peu d'écrivains se sont approchés du sport comme ont pu le faire Jack London, Arthur Cravan ou Ernest Hemingway. Je ne sais pas pourquoi, mais ça semble compliqué. Un écrivain se situe toujours, même inconsciemment, par rapport au champ littéraire qui l'entoure, or en France personne n'ose faire le premier pas. Est-ce que la Coupe de rugby va donner des idées ?

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Paris Hilton

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C'est une sorte de simulacre ultime, une création dont on peut se demander si elle n'est pas virtuelle, et, en même temps, elle possède une force de polarisation de l'attention sur elle qui dépasse l'entendement. Quelque part elle n'est rien, et justement on est entré dans cette époque où c'est ça qui va attirer l'attention. Désormais, en ne faisant rien d'autre que du night-clubbing, on peut prétendre devenir un modèle de vie. Même un écrivain de science-fiction n'aurait pu imaginer la chose.

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Papa

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C'est le rôle le plus mystérieux qu'un homme tient dans sa vie. Faut-il être sévère, papa gâteau ? Avec ma fille, il y a des choses sur lesquelles je ne passe pas, d'autres qui sont beaucoup plus négociables. Sur le plan scolaire, je suis dur, c'est un héritage de mon père. Par contre, elle peut se coucher à l'heure qu'elle veut, mais, le lendemain, il faudra se lever. Et si jamais elle revient un jour avec les cheveux bleus, je lui dirai : « Alors, tu fais comme tout le monde ? »

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L'élection présidentielle 2007

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Oui, j'ai voté, je ne m'en suis pas caché. J'ai surtout voté contre. J'ai voté contre Ségolène Royal et contre le Front national qui pour moi sont les deux ennemis complets, même si souvent copains comme cochons dans l'histoire, car le nationalisme et le socialisme ont souvent fait des marmots avec des petites moustaches… Voter, c'est encore le dernier geste de solidarité que je pouvais avoir avec la France. Je ne vis plus ici et j'ai compris que la page était tournée. Je me considère comme un Nord-Américain.

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La folie

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L'écrivain est aliéné de fait, aliéné ça veut dire étranger à soi-même. Oui j'en fais partie, mais nous sommes peut-être juste des schizophrènes qui avons la chance d'avoir l'écriture qui maintienne les deux parties de nous-même ensemble, alors qu'un schizophrène ordinaire, malheureusement, est victime de disjonction. Il n'a rien pour ressouder. Me suis-je fait interner à un moment ? Ce sont des choses trop intimes pour être dévoilées.

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Le 11 septembre 2001

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C'est la première fois dans l'histoire que l'on assiste à ce phénomène : deux technologies – d'un côté des avions de ligne, de l'autre des tours extrêmement sophistiquées en matière architecturale – se détruisent l'une l'autre, par l'intermédiaire de civils. Ce sont des technologies de civils détournées à des fins militaires, par des civils contre d'autres civils mais sans aucune intervention du militaire. Ça n'est jamais arrivé dans aucune guerre, or, pour moi, c'est la révélation d'une configuration qui est celle du XXIe siècle, la guerre de tous contre tous. Est-ce qu'un miracle peut en surgir ? C'est la question que je me pose dans mon livre.

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Michael Moore

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C'est le plus grand plagiaire de sa génération ! La chose qui m'a le plus attristé par rapport à la France, c'est de le voir récolter en 2004 une Palme d'or à Cannes pour son documentaire Fahrenheit 9/11.  Ça n'est même pas un film. En plus, on sait que ses recettes profitent directement à la firme Halliburton qui appartient à Dick Cheney [vice-président des États-Unis depuis 2001, membre du parti républicain américain, NDLR], et que comme d'habitude, en bon gauchiste, c'est le pire patron de droit divin qui puisse exister. Alors, ce type qui se moque de l'Amérique en étant en même temps presque l'emblème du bouffeur de Big Mac, je suis un peu dépassé par l'image dont il profite ici.

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Police vs Iggy Pop

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Police est passé en concert à Montréal et je ne suis pas allé les voir. Tous ces come-back me gonflent. La dernière fois que je les ai vus, ça devait être en 1982, un an avant leur séparation. Mais revenir après tant d'années, ne me faites pas croire que c'est pour la musique… Il y a pourtant des exceptions, Iggy Pop qui reforme les Stooges, mais là on touche au mythe. Les Stooges, c'était un groupe d'exception au départ, aujourd'hui, trente-cinq ans plus tard, ça l'est toujours. Police n'a jamais eu cette dimension.

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L'amour

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Il y a une telle surenchère de sentimentalisme dans la littérature française que je n'ai pas encore trouvé ma place pour pouvoir en parler comme je le voudrais. C'est un terrain très vierge sur lequel j'ai un peu de mal à m'aventurer, mais que j'ai envie d'explorer. Stendhal ne pourrait pas lire la moitié des romans qui sont publiés aujourd'hui, comme si on avait lu Georges Bataille sans rien y comprendre. Quand ce dernier parle d'érotisme, il parle du sacré, il n'évoque pas des séances de baise sur la banquette arrière d'une voiture. L'amour reste un mystère, même lorsqu'on l'a trouvé, on ne cesse de le chercher, car c'est là qu'il se trouve, dans un endroit mystérieux. L'amour est une quête perpétuelle.

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Les drogues

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Je fume du cannabis, tout le monde le sait, mais je fume moins qu'avant. Je me suis servi du cannabis comme d'une plante médicinale, c'était le moyen de gérer des problèmes psychologiques. Il m'est arrivé de tester autre chose pour écrire, dans Villa Vortex [Gallimard La Noire, 2003, NDLR] par exemple, mon personnage prenait de la méthédrine [dérivé de l'amphétamine, NDLR], et là je me suis dit que je n'avais pas le choix, que je devais expérimenter pour mieux écrire dessus. Mais ce n'est pas très bon pour mon organisme, je ne ferais pas ça tous les jours !

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Le diable

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Il est là pour faire chuter l'homme, pour qu'il s'autodétruise, c'est son grand jeu. Il n'existe pas, c'est un simulacre, c'est-à-dire une copie sans original qui parvient à un semblant d'existence par le fait que l'on croit en lui. Et croire au diable c'est être son allié, son ami, le diable, c'est une force dans l'homme, la force réalisée du nihilisme. Dieu c'est l'inverse. Il est en chacun de nous mais comme étincelle de transcendance, justement pour nous redresser après la chute, pour faire en sorte que précisément même le diable ne puisse pas nous atteindre. Il est dit dans la prière : « Délivrez-nous du mal ! » On l'a oublié dans nos sociétés modernes, techniciennes, très rationalistes, mais il y a des forces en l'homme qui n'ont d'autre but que de nous faire chuter, c'est notre part du Diable.

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Les femmes

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Je ne suis pas un tombeur, je me suis fait tomber parfois, en revanche, mais je ne suis définitivement pas un tombeur.

eudeline2007

« Maurice G. Dantec le dérangeant »

Propos recueillis par Maedel, Black Mamba, n° 5, janvier 2007, p. 58-61.

D'où vous est venu Grande Jonction ?

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Grande Jonction a émergé du précédent livre, comme souvent. Il peut être lu indépendamment, mais il y a des points de suture entre les deux univers.

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Dans Cosmos Incorporated, le monde était régi par la Mégamachine. Comme Günther Anders l'avait deviné, la Mégamachine est l'humanité qui s'est « co-machinisée » ; elle est devenue pièce et organe de la grande machine. Chaque individu est, d'une certaine manière, un ordinateur relié au grand réseau biocybernétique humain.

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Une fois ce roman achevé, des questions immédiates se soulèvent : Qu'est-ce qui se passe quand cette humanité qui s'est co-machinisée se démachinise ? Qu'est-ce qui se passe dans le psychisme et le corps, quand le langage dont elle se sert devient pur langage-machine ?

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Tout en étant la machine qui m'apportera des réponses, un roman m'apparaît pour me poser des questions. Comme dans un commissariat de police il me balance des flashs de lumière dans la figure tout en posant et demande : qu'est-ce que l'infini, la lumière, l'électricité et la musique électrique du XXème siècle ? Élément qui ici s'est finalement révélée question centrale.

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Puis des processus s'imposent. Ainsi chaque chapitre porte le nom d'un album, titre ou groupe de rock. Ils me sont apparus naturellement dans le processus du récit sans que j'aille les chercher. Le premier chapitre est « Radiohead » : je savais qui était Gabriel Link de Nova. D'une certaine façon, il télécharge la musique des machines par son cerveau, l'extrait et la recompose. Il a une tête-radio.

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Pensez-vous vraiment que nous vivons une période de « dévolution » ?

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Les signes sont partout. Ouvrez votre poste de télévision, cette lucarne, non pas sur le réel mais sur elle-même. Tout le monde veut ressembler à la télévision, comme les jeunes filles qui rêvent de chanter à la Star academy. Les émissions sont toutes juste des émissions de société et la littérature n'est qu'un faire-valoir. Il n'y a plus de débats critiques. La pensée est gélifiée, plongée dans un bain d'azote liquide. Elle recule.

​

Je ne suis pas pessimiste : quand on a la foi, on a l'espérance. Je suis un réaliste au sens de Saint Thomas D'Aquin. Le réel est ce qu'il est ; on peut toujours avancer ses doses de fantasmes, de droite comme de gauche, écologistes ou industrialistes… mais la dévolution a déjà commencé.

​

Quels sont selon vous les symptômes de cette rupture ?

​

​Günther Anders en avait fait le tour. Nos créations sont devenues plus grandes que nous, infiniment plus grandes. Nous construisons des machines qui nous échappent. Il faut revenir au problème tel que j'essaye de le localiser dans Grande Jonction. Quand le Moyen-Âge, âge d'or de l'humanité selon moi, s'effondre, une division terminale s'opère entre science et foi. Le rationalisme a coupé la technique de la transcendance. La technique devient alors prédatrice par rapport à l'humain.

​

La différence entre le régime de l'homme et celui de la machine s'estompe. La machine devient de plus en plus humanoïde, l'humain de plus mécanoïde. À tel point que si on fabrique un jour des androïdes, ils seront plus humains que nous.

​

La Shoah est sans doute l'élément-rupture qui nous a fait passer de l'autre côté de l'humain. Le peuple juif est celui de la parole, et au-delà de la destruction des corps, c'est la destruction du langage que voulaient opérer les Nazis ; tout devient comptable, y compris la mort.

​

Dans mon roman, la dévolution terminale est le moment où le langage devient une suite de nombres. Il s'agit d'une déshumanisation et d'une démachinisation. Je ne suis pas manichéen ; il ne s'agit pas d'une lutte de l'humanité contre la machine mais de l'humanité contre elle-même. Comme le savait Deleuze, le psyché est un réseau de machine, même symbolique. Lors de sa seconde chute, l'humanité perd à la fois l'usage du langage, mais aussi celui des nombres, car ce sont les nombres qui l'envahissent. L'humanité devient alors une espèce de non-être ; elle n'est ni dans l'existant ni dans le non-existant, mais demeure dans une sorte de limbe. Et je pense que c'est ce qui nous attend.

​

Nous vivons pourtant dans l'idéologie du progrès, que vous inspire cette perpétuelle course aux nouvelles technologies ?

​

Le progrès est la grande illusion d'optique des trois siècles bourgeois que nous avons vécu. L'histoire se meut dans plusieurs directions différentes, voire opposées. Penser qu'il y gun progrès revient à penser qu'il y a un sens précis à ce moment de l'histoire, donc une direction et un avenir radieux qui nous attendrait quelque part. Je ne crois pas au progrès mais je suis évolutionniste.

​

Bien sûr, la création du monde en sept jours est une métaphore, mais je pense que Dieu existe et que la création a un dessein intelligent. Contrairement aux idées reçues, Darwin est moins anti-chrétien qu'anti-bourgeois. L'idée de descendre du singe choquait avant tout la bourgeoisie.

​

Les scolastiques voyaient eux aussi un dessein, une évolution, car il y a émergence de la conscience connaissant Dieu. Si cela peut-être mis sous l'appellation « progrès », alors je veux bien le prendre à mon compte.

​

Comment expliquez-vous votre conversion à la foi catholique alors que vous êtes issu d'une famille catholique ?

​

Après la lecture de Nietzsche, je sens qu'en effet, le monde est en train de mourir car Dieu est mort. Dans les années 80, je suis Punk mais la question me travaille déjà par le biais de mes lectures, et ce peut être Dostoïevski comme Franck Herbert. Les années 90 sont marquées par la guerre yougoslave, ma rencontre avec l'Islam, mon voyage à travers le christianisme. Et un jour, c'est le choc, « l'éclair » dit Heidegger : tout s'illumine ; les paradoxes dialoguent les uns avec les autres et forment une vérité.

​

Les références philosophiques, théologiques tiennent une place de plus en plus importante dans vos romans, avez-vous déjà songé à écrire un essai philosophique ?

​

J'ai déjà songé à un essai de métaphysique, mais je ne sais pas encore si c'est ce que je dois faire. Je semble plus à l'aise dans la retranscription de la pensée via la fiction. J'ai dit un jour à mon agent que quand je serai centenaire, j'écrirai un essai théologique. C'est une possibilité. Pour le moment, narration et pensée sont entrelacées. Différencier la forme et le fond m'est impossible. Je suis un maniaque de la cohérence entre chaque niveau de lecture.

​

Pourquoi avez-vous travaillé avec trois éditeurs différents ?

​

Gallimard a refusé la publication du troisième tome du Théâtre des Opérations, American Black Box, tout en voulant publier Cosmos Incorporated. J'ai refusé leurs conditions et quitter la maison. American Black Box devait paraître ensuite chez Flammarion, mais au bout de trois mois, j'ai reçu le manuscrit avec un tas de corrections « non, non, danger, fatwa… » Albin Michel a finalement accepté l'ensemble de l'opération.

​

Vous vivez au Canada depuis 1997. Pourquoi avoir quitté la France ?

​

La France n'a plus de destinée manifeste. Elle est incapable de proposer un futur, ni même de proposer une constitution se référant aux valeurs judéo-chrétiennes de l'Europe, ce qui est pour moi la moindre des choses. Le champ des idées politiques est dévasté, à droite comme à gauche. En Amérique, j'ai trouvé LA Liberté. Le Canada est une monarchie. Je préfère être sujet de la reine d'Angleterre que de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy ou Ségolène Royal. Je ne vois pas d'autre avenir en France que l'effondrement des institutions, puis une période de chaos…

maedel2007

« Ils ont dit : Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par Lorenzo Toporovski, Transfuge, n° 13, novembre-décembre 2006, p. 77.

Je peux être influencé par des théologiens de l'an 600 comme par des écrivains de littérature générale comme William T. Vollmann ou James Ellroy. Et pour la SF, j'ai grandi à la source des Brunner, van Vogt, Dan Simmons et évidemment Dick.

​

Dick, c'est une pierre angulaire, un type qui s'est imprimé quand j'étais jeune. Je partage avec lui son attachement au christianisme. Pas sur la manière ou les thématiques mais sur ce qui se cache dessous : c'est-à-dire la conversion. Si on prend le Dick des années 60, rien ne laisse présumer sa conversion. Ce n'est que dans les années 70, lorsqu'il commence le cycle de Siva et La Transmigration de Timothy Archer qu'il plonge.

​

Si nous n'avons pas la même interprétation des Écritures, nous coïncidons sur l'idée que le réel est un secret qu'il faut découvrir. Ça n'est pas le réel qu'on a devant nous. Dans les deux sens du terme : il faut lever le voile. Comme dans la crucifixion du Christ où le voile qui cache la vérité du tabernacle se déchire. Il y a entre Dick et moi une proximité évidente dans la vision que nous avons du réel : il est un mystère qui nous est caché par l'Histoire des hommes, par ce qu'ils font tous les jours. Qu'est-ce qu'ils font tous les jours ? Ils fabriquent des simulacres, ce qu'on fait chaque fois qu'on se lève jusqu'à ce qu'on se couche.

​

Dick écrit sous emprise. Un écrivain peut être alcoolique, schizoïde, abuser de drogues ou les trois à la fois. À part pour ceux qui construisent des essais, un écrivain qui sait vraiment ce qu'il fait, c'est suspect. Il y a chez Dick comme chez moi quelque chose qui veut parler et il faut lui donner une voix. C'est le roman qui essaie de commander l'auteur pourquoi obéisse à ses règles. Le roman demande à exister et se sert d'une machine humaine pour parvenir à l'existence. Et les effets secondaires, c'est l'aggravation de la maladie.

toporovski2006

« Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par Hubert Artus, Playboy, 1er novembre 2006, p. 52-55.

Dans une époque sans repère, Dantec ausculte la face cachée, inavouée du monde. Ses livres, il ne les propose pas, il les jette à la face de ses lecteurs comme de ses détracteurs. Bilan physiologique et politique d'un homme dans son temps. Pour le meilleur et aussi pour le pire.

​

En 1995, la collection Série noire publiait un des textes majeurs du roman noir français moderne : Les Racines du mal, de Maurice G. Dantec. Pur produit de la contre-culture punk électro, l'auteur frappait un grand coup dès son second roman : rénovant le genre du « techno-thriller », il imposait la littérature comme une arme de guerre. Ce livre, comme les suivants, révélait un styliste qui remettait le lyrisme là où s'effondraient nos villes et où gagnait la barbarie. En cela, Dantec est, depuis lors, pleinement dans son temps : la noirceur, les fulgurances et les errances paradoxales de ses romans épousent parfaitement les secousses spirituelles et géopolitiques de notre temps. À une époque qui n'a plus aucun repère, il offre une littérature qui ausculte la face cachée du monde. La face inavouée. Mutante. À laquelle il donne une âme. Dantec est un écrivain – un vrai – qui, avec un clavier et des idées, peut tuer un homme ou ouvrir un monde. Son dernier opus, Grande Jonction, suite de Cosmos Incorporated paru l'an dernier, crée un univers tout en se faisant roman théologique.

​

Depuis 1998, l'écrivain vit au Québec, il a recouvré le baptême catholique et la double nationalité franco-canadienne, et a teinté ses idées d'atlantisme forcené. Son côté obsessionnel – revendiqué – l'a même mené, un soir d'hiver 2004, à correspondre avec les nazillons du groupuscule Bloc identitaire. Une « réinitialisation » personnelle qui était en germe depuis des années, comme en témoignent ses diatribes contre l'islam, contre la révolution sexuelle, contre la gauche ou contre l'Europe du Théâtre des opérations. En effet, à l'instar de tout un pan de sa génération – celle devenue adolescente après 1968 et longtemps restée « adulescente » – tuer le père signifie pour lui tuer les références politiques et culturelles. Mais, comme la précédente, sa génération est récupérée par le capitalisme. Le deuil de soi-même est alors impossible et certains, par aigreur, passent directement de la contre-culture à la contre-révolution. Dantec a pris ce chemin-là. Mais n'a pas, pour autant, cédé aux sirènes du « c'était mieux avant ».

​

Si ses romans véhiculent maintenant les susdites idées, ils sont aussi une piqûre de rappel : toujours garder une distance avec ce que l'on lit. Certes, l'homme peut être adorable une heure puis, d'un coup, revenir sur sa propre parole l'heure suivante. Certes, il surdoué la posture du « romancier nord-américain de langue française » (dixit). Certes, certains de ses raccourcis (« musulman » égale « islamiste en puissance ») demeurent indéfendables. Certes, il est maintenant « suivi » par un agent dans sa communication. Mais ses romans, qui sont une plongée en apnée dans les paradoxes et les retournements de notre temps, demeurent les plus puissants sismographes dont dispose le roman français actuel.

​

Auparavant, vous vous présentiez comme un romancier français exilé à Montréal ; aujourd'hui comme un écrivain nord-américain de langue française… C'est une posture ?

​

Je m'intéresse de moins en moins à ce qui se passe en France. J'ai bien observé l'affaire Ilan Halimi, les manifs contre le CPE. Le public français est certes mon public de base mais, politiquement, je m'intéresse de moins en moins à la France. Je ne vois qu'un pays qui refuse de regarder le présent dans les yeux et qui, donc, ne se réserve aucun futur. Et qui est en train d'oublier son passé. Mon rapport avec la France moderne est définitivement cassé. La France qui m'intéresse est celle de Jeanne d'Arc ou Bernard de Clairvaux. Que dire de l'envoi des Casques bleus français au Liban ? Je les ai vus en Bosnie, les Casques bleus français ! Ils n'ont pas le mandat de désarmer le Hezbollah et pas, non plus, le mandat d'interdire leur réarmement, c'est à mourir de rire ! Ils vont regarder passer les roquettes du Hezbollah, à la jumelle. Ils finiront par se les prendre, puis ensuite celles de Tsahal qui sera revenu sur place en voyant que les Casques bleus ne font rien… C'est sûr ! Alors qu'il aurait fallu aider l'armée libanaise – financièrement et matériellement – à faire le travail, on envoie une armée qui ne fera rien. Ça va même contre l'intérêt des Libanais…

​

Vos positions sont très « atlantistes ». Ne pensez-vous pas que l'administration Bush-Cheyney-Rove-Wolfowitz risque d'emmener à sa propre destruction ce pays qu'ils ont contribué, certes, à rendre plus puissant mais aussi plus pauvre – et dépendant entièrement du bon vouloir financier chinois et saoudien ?

​

Wolfowitz, qui, comme de nombreux dirigeants U. S. aujourd'hui, vient de l'extrême gauche, a résumé simplement la chose : il a compris qu'il s'était trompé, a fait son autocritique et a pensé le monde de manière différente. Bush est typique du président que veulent les Américains, c'est tout. Villepin, qui fait des allégories sur Rimbaud, est typique de la France belle parleuse. Bush est typique des Américains : c'est un « redneck »…

​

Votre découverte de l'Amérique, votre passage de la contre-culture à la contre-révolution et à la réaction ne sont-ils pas à rapprocher du phénomène « re-birth » – cette nouvelle philosophie qui caractérise l'engouement des Américains pour la religion ?

​

Oui, c'est vrai ! Mais il faut savoir de quel monde on a envie. Quand j'ai pris l'avion de Montréal pour Paris, je n'ai pas pu monter avec une canette de Coca dans l'avion car des cinglés se mettent à fabriquer des bombes avec des produits liquides, donc c'est interdit. Je n'ai pas envie de ce monde-là ! Définissons qui sont nos amis et qui sont nos ennemis – ce que la France ne semble plus capable de faire. C'est la base de la politique.

​

Pourquoi forcément faire de tout musulman un islamiste, comme l'attestent souvent vos propos ?

​

Je ne hais pas l'islam et je n'ai rien contre les musulmans, rien contre les personnes. En revanche, je constate le virage idéologique radical de cette religion et considère de ce fait les musulmans comme d'authentiques victimes de l'islam. Le futur dira si j'ai eu tort de prononcer ces mots.

​

Votre roman Grande Jonction est une sorte de western technologique. Le western étant l'ancêtre du polar, est-il pour vous également LE genre du futur ?

​

Oui, je pense. J'ai effectivement transposé des figures mythiques (le shérif, la loi, les chasseurs de primes, etc.) dans un monde qui n'a strictement rien à voir avec le XIXe siècle américain. C'était jouissif et certainement pas innocent. Cela m'a procuré un grand plaisir d'écriture, d'où le fait que ce roman de sept cents pages a été écrit en six mois ! Les personnages m'entraînaient, je les voyais. De plus, ici, leurs pensées et leurs dialogues sont toujours liés à leur propre survie : ils pensent à Dieu quand le Diable est là… Quand j'ai commencé à réfléchir pour trouver comment, dans Grande Jonction, parler du « monde d'après la Machine », j'ai pensé avant tout en termes de paysages. J'ai alors rabattu toute la verticalité mise en place dans Cosmos sur une horizontalité : le territoire. Du coup, le personnage principal de Grande Jonction, c'est le territoire et sa loi. Et de là est née mon envie de faire un western. Le western, c'est l'horizon.

​

Qui dit western dit roman d'espaces, donc roman américain… Voudriez-vous devenir le plus grand romancier français de roman américain ?

​

Je ne me définis plus du tout comme un romancier français. Mais comme un romancier nord-américain de langue française. Je n'ai rien à voir avec la littérature nationale ici, hormis quelques rarissimes auteurs. Les interrogations de la littérature française se sont pas les miennes. Grande Jonction est mon premier véritable roman américain, effectivement. C'est pourquoi la mythologie du western, de la loi, a pris une vraie consistance. Si j'étais resté dans la position du romancier français, jamais je n'aurais pu écrire ça. Plus ça va, plus le fossé se creuse entre moi et le vieux monde…

​

Ce roman est moins provocateur que vos précédents, moins anti-islam…

​

C'est parce que ce roman présente un monde qui, « machinisé », n'a plus aucune religion… C'est le retour à l'âge de pierre. Le troisième tome du Théâtre des opérations, qui sort dans quelques mois chez Albin Michel, dira tout ce que je pense de la politique et de la religion. Après, je retourne au roman pur.

artus2006

« Le foot en 2050 vu par Dantec : "Le sport et la guerre ne feront plus qu'un" »

Propos recueillis par Hubert Artus, So Foot, n° 38, novembre 2006, p. ?.

Quelque part entre l'humanisme anar et la nouvelle droite, entre le roman SF criminel et le livre théologique, le personnage Dantec représente parfaitement l'homo occidentalis du XXIe siècle. Dans la foulée du Cosmos Incorporated, paru l'an dernier, il sort actuellement Grande Jonction, un western technologique dans lequel il unit, comme toujours, ses obsessions et son histoire. Et dans ce merdier, il ressemblera à quoi le football ?

​

Pensez-vous que la culture foot va se développer dans l'avenir ?

​

Je déteste le mot « culture » tel qu'employé depuis 1968. Tout est « culture » maintenant, la poterie du Botswana oriental comme les macramés du Larzac, ou deux graffitis obscènes placés côte à côte sur un mur de métro. Le football est un sport, un sport de masse, un sport où règnent argent, gloire, ambition, succès, échecs, scandales. Le foot est entré dans la culture occidentale, en tant que référent éventuel, et non l'inverse.

​

Si Gabriel Link de Nova (personnage principal du roman, une sorte de David Bowie du futur, Ndlr) jouait au football, entre deux réparations et créations, quel serait son poste ?

​

Avant-centre orbital, mission : pénétrer la défense adverse à l'aide d'un riff de rock cosmique, prendre possession de la surface de réparation grâce aux théories de l'infini et étoiler le but en pleine lucarne avec un obus fusant à la vitesse de la lumière.

​

Grande Jonction, votre roman, se situe en 2070. Comment imaginez-vous le foot de ces années-là ?

​

En 2070 il n'y a plus de nations, l'idée même d'un match international est donc absurde. Le monde est mort, l'idée d'une coupe du monde l'est tout autant. J'imagine mal les rescapés de l'époque, dans leur « camp-monde », jouer à autre chose qu'à la courte paille pour savoir qui servira le dîner. Le seul « sport » que je peux encore imaginer pour l'époque est indissociable de la vie quotidienne, de la survie quotidienne devrais-je dire, il s'agit des arts martiaux combinés (MMA), tels le pride, l'UFC ou le K-1. Le sport et la guerre ne feront plus qu'un.

​

Dans cette optique, ne peut-on pas imaginer un football ultraviolet avec des morts à la fin des matchs ?

​

Une sorte de Rollerball ? Je ne sais pas. Dans mon univers, sport, guerre, économie, écologie, cognition, tout ses superpose. Le sport sera simplement la phase d'entraînement à la survie, donc à la guerre de tous contre tous.

​

Si, en 2070, le football devait avoir disparu, de quelle époque dateriez-vous sa disparition ? De quelle façon aurait-il disparu ?

​

Dans mon roman précédent, la Chute de la machine [structure technologique et géopolitique qui « gère » le monde alors dominé par l'islamisme. Une sorte d'ONU d'époque, Ndlr] est datée de 2057, jusque-là, la post-modernité a vaincu, les sports de masse et la technologie sont des ingrédients essentiels du monde mis en place par la « Métastructure » (l'humanité mise en réseau bio-cybernétique). Le foot peut fort bien survivre jusqu'à cet effondrement général. Mais pas après. Les circonstances de la disparition exactes sont imprévisibles.

​

Pourquoi ?

​

Parce que le monde de la « Mégamachine », celui dont nous préparons présentement l'avènement, aura disparu avec ses technologies, ses dispositifs de communication, ses communautés, etc. Plus besoin de « jeu » lorsque la vie en son entier est un jeu dont la vie est « l'enjeu ».

​

Quelles évolutions morphologiques envisagez-vous chez les sportifs, à l'avenir ? Quid du clonage ?

​

Le clonage réplicatif n'offre aucun intérêt. Les techniques de dopage utilisées par les sportifs d'élite sont à l'étude dans l'armée américaine. En contre-partie l'US Army met au point son « land-cyberwarrior » pour 2010/2012 : exosquelette décuplant la force et l'endurance musculaire, implants neurospinaux, puces intégrées aux organes pour réguler leur métabolisme, fabrication artificielle stimulée d'EPO ou d'autres protéines, je vous renvoie à Babylon Babies (roman de M. G. Dantec paru en 1999 chez Gallimard). Encore une fois, le sport et la guerre font l'amour, leur copulation est en train de créer le XXIe siècle.

sofoot2006

« L'apocalypse selon Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par Philippe Dufay, Lire, n° 349, octobre 2006, p. 70.

Dantec, dantesque ! Un western futuriste. Un pavé de huit cents pages. Ça dépote ! Nous sommes en 2070, le grand djihad a détruit les 99 % de l'humanité, et le numérique achève les rescapés en s'attaquant au langage. Un jeune enfant de 12 ans armé d'une guitare et de milliers de livres déménagés du Vatican en ruine sauvent les derniers hommes.

​

Votre roman, c'est l'histoire de la fin de l'homme ?

​

Oui, c'est aussi l'histoire de sa dévolution et de sa récréation. C'est un livre apocalyptique au sens propre du terme. Mon premier livre qui ne soit pas dominé par un grand pessimisme.

​

Pour vous, les hommes ont deux ennemis : le numérique et l'islam ?

​

Le numérique, oui. L'islam, non. On est dans la posthistoire, l'islam a disparu, comme toute autre religion… Il s'agit de bandes de pillards, des groupuscules de toutes les nationalités. J'en ai rien à foutre de l'Islam !

​

Au-delà du divertissement propre à la science-fiction, vos lives se veulent-ils porteurs d'un message ?

​

La SF n'est pas un divertissement, c'est la littérature la plus importante du XXe siècle ! Il y a plus de littérature dans trois lignes de Philip K. Dick que dans toute l'œuvre de Marguerite Duras. La littérature, ça doit être la vérité, la beauté. Un message ? Pas du tout. Au contraire, nous sommes des antennes de réception. Je parle des vrais écrivains comme Amélie Nothomb, aucune pose chez cette fille. Une vraie punk. Un cratère d'intelligence. Aujourd'hui en France, la littérature, c'est soit la pornographie, soit Marc Levy et le néosentimentalisme politico-humanitaire. C'est quand même grave ! Je me sens de moins en moins un écrivain français, mais plutôt un écrivain nord-américain de langue française.

​

Vous ne vous sentez plus français ?

​

Il y a comme un phénomène physiologique quand vous vivez en Amérique, le vieux monde a tendance à s'estomper. Là-bas, c'est vraiment le nouveau monde, une coupure radicale. Quand vous êtes américain, vous êtes un Européen accompli, car l'Europe unie existe : elle est en Amérique.

​

Votre livre se termine sur un espoir : l'annonce d'une troisième humanité, presque un happy end ?

​

C'est un livre catholique futuriste. L'espérance tient dans l'attente du second avènement du Christ. Happy end ? Il y a quand même sept milliards de morts pour une poignée de survivants. Reste l'espérance chrétienne d'un retour.

​

Votre personnage principal, Gabriel Link de Nova, l'enfant à la guitare, est-il une sorte de Jésus rocker, un sauveur de l'humanité ?

​

Plutôt un prophète armé d'une guitare électrique. C'est un saint Jean-Baptiste, il annonce le Christ.

​

Qu'est-ce que votre baptême, il y a deux ans, a changé dans votre vie ?

​

Tout, et notamment la rédaction de mes deux derniers livres.

​

Continuez-vous d'écrire votre journal ?

​

Le troisième doit être publié en janvier. Il est probable que j'arrête après les pamphlets. Je n'aurai plus rien à ajouter.

​

Suivrez-vous le tournage de Babylon Babies, par Mathieu Kassovitz ?

​

C'est pas mon boulot. Ils ont acheté les droits. L'adaptation de La Sirène rouge m'avait un peu déçu.

​

Vous vous déclarez catholique, pro-occidental, proaméricain et pro-israélien…

​

Oui.

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… et vouloir voter pour Philippe de Villiers aux élections présidentielles.

​

Je voterai probablement pour de Villiers au premier tour. Ceux qui ne sont pas contents tant pis, et probablement pour Sarkozy au second tour, même si c'est quelqu'un en qui je n'ai pas entièrement confiance. De Villiers, ce qui me plaît chez lui, c'est qu'il sauve l'honneur de la politique française. C'est un catholique avoué, républicain par force. Je suis d'accord avec lui pour que la Turquie n'entre pas dans l'Europe. L'islamisation de l'Europe a commencé. Les islamistes le disent eux-mêmes que c'est dans leur programme, mais quand on dit ça, on se fait traiter de paranoïaque !

​

On vous prête un projet de livre sur le milieu de l'édition en France ?

​

C'est une blague. Je me fous totalement du milieu de l'édition française.

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Et vos lectures actuelles ?

​

Blanchot, Bataille, Borges, les pères de l'Église et toujours Nietzsche, je l'ai lu tellement de fois que c'est comme s'il était à côté de moi.

​

Qu'est-ce que vous racontez à votre fille ?

​

J'ai failli écrire une histoire pour elle. Mais à 11 ans, c'est un être autonome. Elle a son propre imaginaire. La seule relation entre elle et moi, c'est l'amour.

dufay2006

« Duns Scot, Cantor et Rock n' roll… »

Propos recueillis par Benoît Gousseau et Jean-Baptiste d'Albaret, La Nouvelle Revue Universelle, n° 5, juillet-août-septembre 2006, p. 104-118.

Maurice G. Dantec vient de publier son sixième roman, Grande Jonction, chez Albin Michel qui l'accueille depuis que les trop « littérairement correctes » éditions Gallimard puis Flammarion ont refusé d'éditer le tome III de son journal, Le Théâtre des opérations. Il est, à ce jour, l'écrivain qui dérange le plus. Non seulement son talent renvoie bien des plumitifs couronnés par Saint-Germain-des-Prés ou la rue de Valois à ce qu'ils n'auraient jamais dû quitter, le narcissique clavier d'ordinateur qui leur sert de psy, mais son itinéraire intellectuel et spirituel ose s'aventurer hors les « chemins tracés » par la République des Lettres, cette nébuleuse économico-médiatique qui ne sait plus faire ses choux gras que de la vulgarité redondante des « jeunisme », voyeurisme et « spontanéisme », décrétés parangons de la créativité.

​

Loin de ces tumultes, Maurice G. Dantec construit, livre après livre, une œuvre poétique et littéraire qui remonte les berges molles de la pensée contemporaine, comme un mascaret, poussé par une puissante marée, balaie de son eau frémissante les vases d'un fleuve endormi.

​

​Écœuré par le « mensonge français » d'un pays qui ne cesse de s'autoflageller pour mieux se métisser dans une « culture plurielle » aux frontières mal dessinées, ce fils de militants communistes, passé par le trotskisme, le rock et le punk, avant d'entrer en littérature et de se faire baptiser dans l'Église catholique romaine, a choisi de vivre à Montréal. De passage à Paris, il a accepté de se confier à la nouvelle Revue Universelle dont il admire le fondateur, Jacques Bainville. Ce fut finalement une longue conversation à bâtons rompus autour de son dernier roman.

​

Ma première réflexion sur Grande Jonction est d'ordre romanesque : quand je suis arrivé à la fin du livre, je me suis aperçu que je l'avais déjà lu entièrement après la première page. Dès cette première page, il y a tout. Est-ce un procédé littéraire ?

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C'est comme dans la plupart de mes livres. Mais non, il ne s'agit pas d'un procédé. Je ne sais rien de la fin de mes romans avant de les commencer. Le livre se construit par « explosions » successives. Donc c'est comme dans le big-bang, la première page contient déjà tout. Ensuite ne vient qu'un développement du paradigme posé. Le « big-bang » initial crée un monde  et le travail du romancier est d'explorer ce monde, pour lui-même. Quand j'ai commencé à penser Grande Jonction, j'étais en train de terminer le roman précédent, Cosmos Incorporated, et j'étais pris dans une sorte de piège. Je voyais bien que Cosmos Incorporated ouvrait sur un après : la chute de la machine qui allait entraîner la chute de l'humanité. Je ne pouvais pas laisser cette chute comme une simple ellipse composant les vingt dernières pages.

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Il y a une filiation évidente entre les deux romans…

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Oui, mais je en voulais surtout pas que le lecteur de Grande Jonction se sente obligé d'avoir lu préalablement Cosmos Incorporated pour comprendre. Je me suis dit qu'il fallait que je trouve le mécanisme qui lui permettrait de lire Grande Jonction de manière autonome, même si j'ai cousu des points de sutures entre les deux livres. Je ne voulais pas écrire une saga, au sens classique, mais d'une certaine manière il m'était impératif de poursuivre le récit : il y a la chute de la machine à la fin de Cosmos, mais que se passe-t-il quand la machine meurt ? C'est le prodrome autour duquel j'ai construit mon nouveau roman.

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Cosmos Incorporated avait une couleur plus scientifique que Grande Jonction. Cette fois, vous investissez le domaine théologie et vous posez les enjeux méta-poétiques de l'humanité. L'omniprésence de Duns Scot est une première dans un roman français et va en surprendre plus d'un… Comment ce théologien écossais du XIVe siècle est-il arrivé dans une histoire qui se déroule à la fin du XXIe siècle ?

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Quand j'ai commencé à travailler ce roman, je ne connaissais Duns Scot que de nom, même si je possédais un de ses ouvrages dans ma bibliothèque. Je n'aborde jamais un roman en terme de story board, je ne fais pas de plan. Je préfère composer un tableau à double entrées dans lequel j'entre des données. C'est sans doute pour cela que je suis souvent qualifié d'écrivain « cyber punk ». Puis le roman travaille dans ma tête. En l'occurrence, je suis ici sur « l'après machine », la chute de l'empire humain. Que se passe-t-il quand l'humanité est devenue elle-même « la » machine, entièrement co-machinisée et universelle ? Qu'arrive-t-il quand les technologies elles-mêmes se mettent à s'effondrer, quand l'homme, devenu lui-même une semi-technologie, est mis en danger par la chute de la machine, non pas accessoirement, mais organiquement ? J'ai relu Deleuze, qui est, comme vous le savez, un peu mon fil conducteur. Précisément, Deleuze parle de Duns Scot. Il a fait une thèse sur Duns Scot, comme Heidegger, d'ailleurs. J'ai donc lu le Prologue de l'ordinatio qui était dans ma bibliothèque. Parallèlement je commençais à m'intéresser à Nikola Tesla, à ses théories sur l'électromagnétisme et la lumière. De Nikola Tesla j'en suis naturellement arrivé à Cantor. J'ai perçu une collusion entre Duns Scot et Cantor, à six siècles de distance. Cantor, mathématicien matérialiste, casse le moule aristotélicien du, comme il dit, « faux infini numérique » en inventant l'ensemble des nombres transfinis. À six siècles de distance, il y a d'un côté un théologien franciscain et de l'autre côté un mathématicien russo-américain. Duns Scot se situe dans la continuité de Bonaventure et de saint Thomas d'Aquin. Il a résolu un problème, mais malheureusement, comme toutes les personnes qui résolvent des problèmes, il en a soulevé plus encore. Il a notamment provoqué la réaction nominaliste qui, pour moi, est la pire des choses qui ait pu arriver à l'histoire médiévale puisque, précisément, c'est le nominalisme qui a tué le Moyen Âge, arasé la pensée médiévale et inventé le rationalisme moderne. Erreur que Duns Scot a refusée ce qui lui fait trouver un équilibre presque parfait entre la notion d'Universaux défendue par saint Thomas et l'approfondissement du Singulier. Son coup de génie a été de dire : non, la singularité n'est pas inconnaissable, au contraire elle est connaissable par nature. C'est le singulier qui est connaissable. Ce n'est qu'ensuite qu'arrivent Guillaume d'Occam et compagnie qui affirment : « Seul le singulier est connaissable », donc les Universaux ne sont que des mots.

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Selon vous, Duns Scot ne démolissait donc pas les Universaux, il développait une controverse à leur propos ?

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Exactement, il n'a jamais nié les Universaux, il les discutait et il montrait comment ils pouvaient se « combiner » avec les singularités. Il y est parvenu, que ce soit dans le Prologue de l'Ordinatio ou dans ses autres ouvrages. Pour moi, le choc a été de me rendre compte qu'à six siècles de distance un mathématicien d'élite allemand d'origine russe et un anglo-écossais franciscain de l'an 1300 m'apportaient la démonstration que la pensée n'est pas de l'ogre de la chronologie linéaire. Il y a des trous et des saillies dans l'histoire. Il a fallu six siècles d'effondrement rationaliste pour ce que ces deux hommes communiquent et nous communiquent cette vérité. Aujourd'hui, je ne peux plus penser l'homme autrement qu'à travers la théologie de Duns Scot. Voilà un intellectuel capable de faire progresser, au XIVe siècle, la notion d'infini, capable de montrer que l'individu, parce qu'il est indivisible, est forcement ce qui divise tout et donc qu'il est aussi une image transitée de Dieu qui est l'ultime diviseur de tout, puisque la création s'opère par divisions successives. Je comprends qu'à l'époque il ait été traité d'idiot… Dans le nord de l'Angleterre, le mot « Duns » est encore synonyme d'idiot.

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Création du monde par division, dites-vous… Place prépondérante de la lumière pour sauver l'homme… Lumière contre la chute à la fin de votre roman… La vie créée par lumière soustractive ?

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Pourquoi Dieu crée-t-il le monde par division ? Il ne peut pas faire autrement puisqu'Il est tout. C'est précisément là que Cantor et Scott se retrouvent. Ils disent : l'ensemble des entiers naturels d'Aristote, je simplifie, c'est une vaste rigolade, car qu'est-ce que cet ensemble infini qui n'est jamais fini ? L'idée d'Aristote, c'est que l'ensemble des entiers naturels est infini puisqu'on peut toujours faire : + 1. Mais Duns Scot arrive et dit : l'infini, ça n'est pas cela ; l'infini c'est l'infinité « in actu », actualisée. C'est-à-dire quelque chose à laquelle on ne peut rien adjoindre puisqu'elle est tout. Scot prend le problème à rebours en replaçant l'infini dans une perspective ontologique. Il comprend que ces notions « inifinitaires » sont essentielles pour penser l'individu. Le Moyen Âge a redécouvert Aristote par le biais de certains penseurs arabes, notamment Averroès, qui paradoxalement, à mon sens, sont les inventeurs du rationalisme moderne… Mais, pour en revenir à Grande Jonction, comme je voulais aussi écrire un livre sur la musique et l'individuation des machines, Duns Scot me permettait, avec son individuation humaine, d'établir un parallèle.

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Nous y voilà… Votre livre est d'abord un grand roman, un roman de « science-fiction », ou plutôt d'anticipation ou de politique-fiction. Les idées n'y sont qu'un décor, même si ce décor est le moteur de l'action. Au cœur du roman, comme dans toute bonne création littéraire, il y a d'abord un héros, un héros au sens le plus romanesque, puisqu'il a un destin. Or ce héros a deux caractéristiques : il est guitariste de rock et il n'est pas tout à fait humain…

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Le rock c'est ma culture.  Mais cela faisait longtemps que j'essayais de comprendre quel était le rapport entre cette musique et la machine, la machine électrique. Ce roman m'a permis de résoudre le problème. Comme le dit Ernest Hello, l'électricité « c'est la matière qui voudrait avoir une extase ». Ce mot d'extase me rappelle Heidegger, c'est-à-dire « ex-stase ». Donc, l'électricité c'est le principe d'individuation de la machine, et le rock est sa musique. Le rock n'est pas autre chose que la musique de l'électricité. Sans électricité le rock n'existe pas. L'électricité devient du coup le paradigme référentiel de la musique du XXe siècle dans le sens où toutes les machines dont on se sert pour jouer Jumping jack flash, ou ce que vous voudrez, sont d'origine militaire : les amplificateurs, les radios, les transistors, tout découle des recherches pour l'armée américaine. En outre, le rock arrive  comme une espèce d'ombre projetée par l'éclair d'Hiroshima, c'est-à-dire que c'est une musique tragique, même si elle prend des allures de divertissement. Par exemple, et en dehors des aspects politiques de sa démarche, quand Jimmy Hendricks joue à sa façon l'hymne américain en pleine guerre du Vietnam, il le transforme en une bande son d'Apocalypse now. L'électricité sert d'interface entre la machine et l'homme. J'ai commencé à travailler sur ce type de concept. Je me suis dit : électricité, donc lumière. Puis j'ai procédé en suivant mon intuition. La lumière n'est peut-être pas ce qu'on en dit au quotidien. Je me suis replongé dans des livres de mécanique quantique. La lumière est de l'ordre d'un état psychique de l'univers et donc elle est une frontière. Au-delà de la lumière est la meta-lumière et donc l'infinité. La vitesse de la lumière ne peut être dépassée que de manière infinie. On ne pourra jamais atteindre 300 000 km/seconde + 1, à la Aristote. Mais si on le fait, on atteint la vitesse de la création de l'univers, création opérée dans l'instantanéité. Même si je ne voulais pas écrire un roman intellectuel ou sur l'infini ou sur Duns Scot, ces cheminements me semblaient des outils indispensables pour décrire le monde que je voulais décrire, celui de l'après machine. Je ne pouvais plus reculer. Avant même le début du roman je me suis dit que chaque tête de chapitre porterait le titre d'un album ou d'une chanson appartenant au monde du rock. J'entrais bien ainsi dans le tragique de mon temps, mais sans y tourner en rond… Mes réflexions sur la lumière me laissaient en prise avec l'universel.

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Parlons rock et électricité… Gabriel Link de Nova, ce héros au prénom d'archange, semble aimer faire hurler ses riffs sur une guitare Gibson modèle Les Paul, plutôt que sur la traditionnelle Fender Stratocastere des rockers. Cela a-t-il un sens ? Est-ce un élément constructif du personnage de Link, cet adolescent de douze ans qui, au premier chapitre, laisse l'accord final de Jean Genie de David Bowie s'évanouir « dans l'oscillation brûlante du feedback », ou est-ce, de votre part, un souvenir personnel, une coquetterie d'ancien guitariste ?

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C'est un peu les deux. La Les Paul est la première guitare électrique moderne. Elle a été la première guitare électrique qui ne se présentait plus avec une demi-caisse de jazz. Son corps est plein et elle est entièrement électrique. C'est pour elle que le constructeur Gibson a inventé, à la même époque, le micro à double bobinage qui crée un son vraiment massif. Cela dit, la Stratocastere d'Hendricks aurait très bien pu faire l'affaire…

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Continuons, si vous le voulez bien, à nous pencher sur les protagonistes de Grande Jonction. Ce sont des personnages qui évoluent avec la narration comme dans tout grand roman. À côté de Link, le garçon à la main qui guérit, il y a Youri McCoy et Chrysler Campbell, sortes de tueurs à gages métaphysiques. Il y a Judith Sévigny « longs cheveux d'un noir soyeux parcourus de mille reflets ondoyants sous la lumière des astres », au « visage d'ivoire à peine teinté d'un glacis ambré » avec « cette bouche, dont le rose laqué d'un orange feu ne demande aucune artifice ». Elle est l'incarnation de la féminité, toujours présente mais en même temps très discrètement, « comme une oasis de beauté qui fait redoutablement sens dans un univers totalement dépourvu des deux ». Et puis, il y a des personnages secondaires qui, comme dans Balzac ou Dumas, font avancer l'action : le shérif Wilbur Langlois, « un bloc de roche tout juste humain », le Professeur, spécialiste de Duns Scot, Milan Djordjevic, savant chargé « d'élaborer une réponse théorique à la hauteur des défis posés à la dernière Humanité par la Chose », Pluto Saint-Clair, l'exécuteur des basses œuvres de l'évêque de la nouvelle religion, cet « Androïde-Pape de l'Anome », etc. La présence suivie de multiples personnages est-elle capitale dans un roman ?

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Link de Nova apparaissait à la fin de Cosmos Incorporated. C'était l'enfant du tueur Plotkine et de l'ange féminin, Viviane Mac Nellies. Il est donc homme sans être homme. Il est une fiction tout en étant réel. Il n'est pas humain tout en étant « sur-humain » au sens nietzschéen. Il est à la synthèse disjonctive du naturel et de l'artificiel. Link de Nova a incorporé la lumière et l'électricité, c'est ce qui lui donne ce pouvoir de guérison des machines et donc de guérison des hommes, puisque les hommes sont devenus des semi-machines. Tous les autres personnages sont pourtant aussi importants que lui…

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Ce qui est fondamental dans votre roman, ce qui  me semble en être la clé, c'est le symptôme de la maladie qui tue l'homme : ce langage qui est peu à peu contaminé par le numérique. Les personnages se mettent à émettre des 0 et des 1 dans leur discours. Petit à petit, ils ne parlent plus qu'avec des 0 et des 1… et ils finissent par en mourir.

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C'est tout à fait cela. À partir du moment où la machine meurt et qu'elle entraîne avec elle l'humanité dans sa mort, ce n'est pas compliqué : l'homme va mourir comme une machine. Il va mourir en se transformant lui-même en une espèce de périphérique digital de la machine qui disparaît en lui. De fait, son propre langage, qui pour Duns Scot est l'un des éléments cruciaux de l'individuation humaine, au lieu de disparaître complètement, se transforme en modem, ce qui est en fait bien pire.

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Il faut donc gagner par le langage ?

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Oui, car le langage est relié à la lumière et à la musique.

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Il y a comme une transcendance du sujet qui se produit à un moment. Au début, c'est la musique qui guérit. Mais, plus loin, et pour sauver totalement la part humaine de l'homme, vous faites passer les moyens du salut de la musique à l'écriture. Un des personnages, le père de Link de Nova, doit écrire un roman, « le » roman, qui sauvera la bibliothèque où sont conservés le langage et le savoir. Il ne s'agit d'ailleurs pas de n'importe quelle collection de livres, puisqu'il s'agit de la bibliothèque du Vatican rapatriée secrètement dans le dernier territoire des hommes après que Rome fut tombée et mise à sac lors du troisième « grand Djihad »… Pour vous, le roman est-il d'un ordre supérieur à celui du rock ?

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Non, il est à côté. Le rock va permettre, par la musique électrique, de redonner une âme, c'est-à-dire une individuation, une cohérence interne aux machines ; tout comme aux organes humains qui ne sont plus que des machines autonomes. Mais après cette entité post-machinique, qui est l'ultime mutation de l'humanité et qui veut se débarrasser de tout ce qu'a fabriqué l'humanité antérieure, après qu'elle a détruit les machines et anéanti 4 ou 5 milliards d'êtres humains, après qu'elle a vaincu l'Histoire et préparé le règne de l'Antéchrist, il ne reste que les livres. Quand la Chose se met à détruire les livres, à les effacer, Link et ses camarades se rendent compte que le rock ne suffit plus. Ils ont alors une idée : pour sauver les livres, il faut passer par le livre. Le livre est l'immédiat, il ne passe pas par le média : quelqu'un vous parle dans la tête tout de suite. Ils comprennent donc que pour sauver la bibliothèque, il faut écrire le récit de ce qui est en train de se produire dans le monde.

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Sans rien dévoiler du dénouement de votre roman, disons qu'à la fin de Grande Jonction le monde est à la fois sauvé et pas sauvé. C'est une histoire pessimiste ?

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J'ai la mauvaise habitude d'écrire des livres qui, lorsqu'ils se terminent, ouvrent directement sur un prochain. Il est donc très probable qu'il y aura une suite… Non, le monde n'est pas sauvé. Il reste un Territoire dans le territoire. On ne sait pas combien de temps cela va durer. Mais il y a une espérance, une espérance dans l'attente. Le personnage de Youri McCoy, qui est le personnage central du roman, devient chrétien. C'était important pour moi puisque cela m'est arrivé ! Je voulais retranscrire ce que pouvait être pour un jeune garçon de 24 ans la découverte du christianisme au moment où le Vatican est détruit et où il n'y a plus de chrétiens sur la terre sinon une petite communauté recluse dans son territoire. Youri, au départ, est un personnage sans foi ni loi.

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Oui, c'est un personnage de western qui, tel un John Wayne dans un film de Ford, évolue d'un point de vue moral. D'ailleurs ce roman est un western, non ?

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C'est exactement ce que j'ai voulu faire. C'était la seule chose consciente que j'avais êtes tête en commençant à écrire. On m'a reproché pour Cosmos Incorporated un langage trop technique, trop « techno ». J'avais pourtant pris le langage de la machine, ce qui me semblait cohérent. À la fin de Cosmos, le monde décrit s'effondre. Je me suis donc dit que je ne pouvais plus utiliser ce type d'écriture disons « verticale », mais qu'au contraire j'allais tout rabattre sur l'horizon américain, sur l'espace. Je me suis donc débrouillé pour que, dans Grande Jonction, l'horizon soit toujours indéfini, toujours remis à plus tard.

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Oui, ces espaces du Territoire sont comme ceux des films de Howard Hawks, Henry Hathaway ou Sam Peckinpah…

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Vous m'avez bien compris. Je suis un amateur inconditionnel d'Howard Hawks. De John Ford et de Sergio Leone également. Je me suis donc concentré sur ce qui est peut-être l'autre personnage central du livre : le Territoire et sa loi. Ce Territoire est dirigé par le dernier homme de loi du monde, le shérif Langlois, puisque le monde entier n'est plus qu'un immense chaos. Les guerres de religion qui ont traversé le XXIe siècle se sont éteintes. Les grands groupes religieux armés ne sont désormais que des hordes vaguement gangstérisées qui ne croient plus vraiment à leurs idéologies d'antan : quand la machine meurt et que plus rien ne marche, les guerres s'éteignent d'elles-mêmes. En revanche, revient alors le conflit clanique, tribal et quasi animal d'avant l'invention de la politique et de la cité. C'est de cela que se protège le Territoire. Le Territoire et la Loi ne faisant qu'un, c'est un peu le retour à une antiquité judaïque. C'est une sorte de royaume d'Israël au sens biblique. Il y a un espace, un peuple et une Loi. Mais plus profondément encore, le rapport entre le Territoire et le shérif est la colonne vertébrale qui maintient tout l'édifice. Et au cœur de cet édifice est une religion d'amour et de liberté : le christianisme. Au lieu d'entrer en conflit, la loi et la religion se superposent constamment. Ce territoire est aussi une espèce de Bound Town comme dans les westerns. C'est une ville frontière : il y a le Territoire du shérif et le reste du territoire. Je n'ai pas hésité à y aller à fond sur le côté western. C'était une possibilité de montrer le rapport à l'espace qu'ont les Nord-Américains, notamment à travers les westerns, quelque chose que je ne trouve plus du tout en Europe. En fait, pour les Nord-Américains, l'histoire c'est de la géographie, j'ai donc essayé d'assimiler cette réalité.

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Même sous la forme d'un western, quelle fonction as, selon vous, le roman, pour un lecteur aujourd'hui ?

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J'aimerais que le roman soit une machine à remettre la pensée en action. Fonction qu'il a eue dans un passé encore récent. Intrinsèquement, cela peut toujours fonctionner même si l'évolution de notre société fait que le romancier est devenu un prescripteur social et un moralisateur.

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Avec Grande Jonction, nous sommes dans un roman sans ego, sans retour sur soi. Voilà un livre qui, plus qu'un miroir narcissique, est un révélateur de notre état… en l'état de notre monde.

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Georg Trakl, le poète, disait que tout authentique poésie est impersonnelle.

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Votre roman est écrit à la troisième personne, alors qu'aujourd'hui c'est quasi interdit… Il n'y a que Youri qui dise « je ». Rien que cela distingue votre écriture de beaucoup d'autres.

 

Il m'est déjà arrivé d'utiliser le « je », notamment dans Villa Vortex. Mais qu'est-ce que le « je » ? Quel rôle a-t-il à jouer dans le jeu littéraire ? Faire du nombrilisme ? Alors, il n'a aucun intérêt. Les auteurs qui ont utilisé le « je », par exemple Kafka ou Thomas Mann, l'on fait pour le dépasser. « Je est un autre » dit la vieille antienne. Des que « je » devient « moi », on n'est plus dans la littérature.

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Est-il encore possible, aujourd'hui, d'écrire des romans ?

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Non seulement c'est possible, mais c'est de plus en plus nécessaire. Plus le monde est violent, plus le monde occidental est attaqué, plus nous devons continuer à être la civilisation qui avance. C'est nous qui faisons le monde, c'est nous qui l'avons fait, pas les errants de l'histoire incapables de faire pousser un cactus dans le désert !

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Puisque le ton est donné, qu'en est-il du troisième tome de votre Journal ? On l'attendait pour la rentrée…

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La date de parution n'est pas déterminée, mais, grosso modo, il devrait sortir au début de l'année prochaine, en janvier ou février. Albin Michel a eu le courage de racheter Le Théâtre des Opérations à Flammarion. Il n'y a eu aucune réticence sur le contenu. Cette date a été choisie car, après Cosmos Incorporated, il valait mieux enchaîner directement sur Grande Jonction, continuer un peu à me reposer sur le socle du romanesque avant de sortir la mitrailleuse lourde. C'est, je l'avoue humblement, une stratégie marketing. Mais le Théâtre III est prêt à sortir. Depuis le temps ! J'ai déjà écrit deux préfaces et deux postfaces. Évidemment, c'était initialement un journal qui couvre l'année 2003. Il s'est passé des choses depuis. La guerre en Irak, l'Afghanistan, la guerre sunnites-chiites… que je prévois. Finalement, le livre a doublé de volume !

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Certains mauvais esprits disent qu'avec les guerres civiles musulmanes l'islam s'occupera moins de nous. Est-ce bien vu ?

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Les gens qui disent qu'il n'y a pas d'armes de destruction massive en Irak, mentent. L'armée américaine en l'espace de deux ou trois ans, a découvert 2000 ogives d'obus avec des traces de sarin ou de VX. Cela pose maintenant des problèmes de santé à l'armée américaine. Les types qui gardent les stocks connaissent des problèmes de santé grave. Il y a donc des indices très concordants confirmant la présence d'armes de destruction massive en Irak. L'autre point important, c'est que la réalité n'était pas ce que l'on a lu ici et là : le régime de Saddam Hussein n'était pas seulement un régime totalitaire mais aussi un régime mafieux et clanique. Mais, une fois débarrassées de leur dictateur, les Irakiens se sont empressé de se livrer à une guerre civile avec des attentats terroristes. À mon sens cela confirme que l'islam est totalement incompatible avec la démocratie… Par démocratie, j'entends liberté des droits politiques.

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Benoît XVI a déclaré que ne peut se prétendre démocrate qui n'est pas en phase avec la vérité. Par exemple, dit-il, si on ne considère pas la vie comme sacrée, il n'y a pas de démocratie possible.

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Cela rejoint ma définition de la démocratie. La démocratie c'est un mot-valise, comme « fasciste ». Si on n'est pas d'accord avec quelqu'un, il suffit de le traiter de « fasciste ». Ça marche à tous les coups ! Comme le dit Yann Moix avec beaucoup d'humour dans son dernier roman : « Je vais porter plainte pour fascismophobie ». Ainsi, la démocratie, entendue je le répète comme la liberté des droits politiques, la possibilité d'exprimer des idées, atteint très vite ses limites dans les pays qui ont été convertis à l'islam. On ne peut que constater la chose avec tristesse. En Irak, on abat un dictateur qui a tué 300 000 chiites, sans parler des kurdes, et maintenant, ils s'étripent tous. L'Occident a perdu une certaine forme de réalisme politique. Il a perdu le contact avec le réel et plus personne ne sait, ou ne veut savoir, ce qu'est réellement l'islam. Tout le monde s'en fout ! Le conflit ancestral entre sunnites et chiites, c'est autre chose que la problématique catholiques-protestants, croyez-moi !

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Il y a deux islam ?

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Oui, l'islam est duel. Par nature, car l'islam est une hérésie qui est manichéenne et dualiste.

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Et le dialogue inter-religieux ?

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Je le crois possible. Mais avec des musulmans, pas avec l'islam qui, pour moi, n'est pas une religion mais une idéologie religieuse. Une religion, comme son nom l'indique est quelque chose qui relie, et non qui coupe les têtes. Benoît XVI a fait un bilan des quarante-cinq dernières années d'œcuménisme et il s'est rendu compte qu'ont peut probablement parler avec les protestants et les hindous mais difficilement avec l'islam. C'est pourquoi le dialogue avec l'islam a été placé sous l'angle culturel et non plus religieux. Ainsi, je ne dirais pas comme Houellebecq que l'islam est la religion la plus c… je dirais plutôt qu'il n'est pas une religion. C'est la première idéologie totalitaire. Une idéologie encore messianique, car la modernité et le rationalisme n'y ont pas encore percé, mais il s'agit avant tout d'un syncrétisme de toutes les hérésies judéo-chrétiennes de l'époque de sa naissance. En lisant le coran et le hadiths on se rend compte des influences mêlées du nestorianisme, de l'adoptianisme, du gnosticisme et du marcionisme. En fait, l'islam n'est que cela. L'histoire de Mahomet est également édifiante. Il a été élevé par un parent, ancien membre de l'église nestorienne qui l'a initié aux hérésies en cours. Pour moi, Mahomet est le premier « gourou », au sens moderne. C'est une sorte de super Raël qui a plus ou moins élaboré une construction intellectuelle en reprenant à son compte toutes les hérésies judéo-chrétiennes, notamment celles qui refusaient l'Incarnation, la Sainte Trinité, etc. Ces hérésies qui existaient depuis l'an 300 avaient été battues en brèche par les théologiens chrétiens et par les autorités ecclésiales. Le dialogue inter-religieux avec l'islam n'est donc pas possible à mon sens, tout simplement parce que l'islam n'est pas une religion.

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Dans Grande Jonction, ce n'est plus l'islam le danger, même s'il figure en toile de fond. Le danger vient plutôt d'une sorte de raëlisme du futur. Pour vous l'islam est-il condamné à terme ?

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Je le pense. Au même titre que toutes les sociétés qui se sont appuyées sur le nihilisme. Quand on sera vraiment dans l'après-Histoire annoncée par Philippe Muray, l'islam sera au bord de son autodestruction. Un exemple : je pense que si l'Iran veut sa bombe c'est plus pour se protéger des sunnites que pour attaquer l'Occident, en dépit des rodomontades de son président. L'Iran est le seul pays chiite de la région. Il est encadré par le Pakistan sunnite, qui a la bombe, et l'Irak qui n'est pas encore tout à fait chiite…

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Nous en reparlerons début 2007, avec la parution du Théâtre des Opérations III… Peut-être serez-vouss de retour à Paris pour sa sortie ?

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Je ne crois pas… Mais venez me voir à Montréal. Je serai toujours heureux de recevoir les journalistes de La Nouvelle Revue Universelle et de Politique magazine.

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« "J'ouvre la bouche pour ceux à qui on l'a scotchée" »

Propos recueillis par Elisabeth Gilles, Le Matin, 11 septembre 2005, p. 81.

Enquête policière, science-fiction, roman métaphysique, politique, « Cosmos Incorporated » vient de sortir et suscite la polémique. Interview de son auteur, Maurice G. Dantec, homme de droite, fasciste disent certains. Écrivain en tout cas. La voix calme et douce, mais les propos font des vagues : Maurice G. Dantec se définit lui-même comme un « auteur nord-américain de langue française », s'identifiant à cette partie du monde « qui a su faire naître des héros pendant que les autres peuples se tournaient les pouces ».

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Il a 10 ans quand Armstrong marche sur la lune, mais les exploits des Russes dans ce domaine suscitent aussi toute son admiration. Invité récemment à l'émission de Thierry Ardisson « Tout le monde en parle » (France 2), l'homme est en colère. Né en 1959 à Grenoble, il a grandi à Paris : parents communistes, père journaliste scientifique, mère couturière « qui travaille quatorze heures par jour ». Il vit désormais à Montréal, considère qu'il n'y a pas de place pour lui en France, ce pays « qui aurait pu être une grande idée mais choisi la petitesse ».

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Plusieurs personnages sont baptisés à la fin de « Cosmos Incorporated ». Vous-même l'avez été récemment. Pourquoi cette démarche ?

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Parce que j'ai la foi. Elle ne m'est pas tombée dessus d'un coup, c'est un long chemin qui ouvre à une nouvelle vie, dans la lumière du Christ. Et qui suppose un changement radical, y compris quant à la manière concrète de vivre sa vie. Je ne suis pas un paroissien modèle, mais je prie quotidiennement, je vais à la messe et communie dans la mesure du possible.

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Le salut du monde passe-t-il par la religion catholique ?

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Il passe par le Christ. L'Église catholique romaine n'est qu'une dimension temporelle. Mais je ne suis pas prosélyte, mon action est personnelle. Je cherche à retoucher du cœur la lumière christique et je crois à l'incarnation de Dieu dans le Christ. L'homme d'aujourd'hui comme celui d'hier est né de la Chute et doit aller jusqu'au bout de la dynamique instaurée par la chute, d'où la crucifixion. Mais il existe un contre-monde : la résurrection. Le salut du monde ne viendra en tout cas pas du tas d'immondices qu'ils sont en train de nous préparer.

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Qui est en train de nous préparer un tas d'immondices ?

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Le genre d'individus invités sur le plateau d'Ardisson, dont j'ignorais qu'ils seraient présents et par qui je me suis fait piéger. Des spécialistes en communication politique qui font partie des hautes sphères du pouvoir économique en France, genre Christophe Lambert, directeur de Publicis, auteur de « La société de la peur ». Sa théorie, c'est que, si la France a peur, c'est à cause des journalistes ! En fait, lui-même redoute les éclairs de vérité surgissant de mon discours. Il tient à se distancier non du discours théologique, auquel il ne connaît rien, mais du discours sur le grand Djihad. Idem avec les soi-disant intellos comme Malek Chebel, venu pour « se faire Dantec », qui, dans le rôle de l'Arabe modéré, a commencé son speech sur le danger d'accentuer la peur. Si vous parlez de ce qui se passe, vous êtes accusé de susciter la parano. « La vérité est un scandale permanent », a dit Bernanos, elle doit donc être tue.

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Nous voilà dans le cas de figure : les chrétiens et les juifs sont les bons, les musulmans les méchants ?

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D'abord, il ne faut pas confondre musulmans et Arabes. Dans le monde musulman, les Arabes sont minoritaires. Ensuite, j'ai eu trois minutes chez Ardisson pour expliquer que je fais une différence entre une personne et une idéologie. Entre un musulman, un militant islamique et un islamiste. Reste que les Arabes sont des destructeurs de civilisation, ils ont précipité la chute de la civilisation chaldéenne, celle de Byzance et ont coupé l'Occident de ses racines.

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Vous considérez-vous comme un provocateur ?

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Non. À moins de considérer le mot dans le sens de « celui qui ouvre la bouche pour tous ceux à qui on l'a scotchée ».

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On vous définit comme un homme de droite, voire un fasciste…

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Droite et gauche sont des notions qui apparaissent à la Révolution française. Les hommes de droite sont alors ceux qui sont opposés à la décapitation du roi. À gauche, on était pour. Je suis un homme de droite, mais je ne situe pas sur le terrain de la République. Pas davantage sur celui de la monarchie : il n'y aura plus jamais de roi en France. Le seul règne à venir est celui du Royaume de Dieu. Quant au fascisme, c'est une invention de la gauche et de l'extrême gauche. Hitler était un socialiste, raciste et antisémite, qui a ajouté le terme nationalisme au nom de son parti.

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Dans « Cosmos Incorporated », vous évoquez la fin de la science et de la technologie. Ce n'est pas vraiment une posture de droite, qui est souvent du côté d'une confiance inébranlable dans le progrès. Cela aurait plutôt un petit côté taliban…

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Je ne me situe évidemment pas du côté du crétinisme criminel des talibans. Nietzsche, Heidegger, Günther Anders, le premier mari de Hannah Arendt, Foucault ont pressenti quelque chose à propos de la technologie et de la science. Heidegger parlait du temps de la « technique monde ». Quand toute transcendance, possibilité d'extase, d'élévation et de redressement de l'esprit humain – toutes choses qui seraient de l'ordre de la beauté – serait éradiquée. La technique devient alors la bête de l'Apocalypse, le temps des bêtes qui s'autodétruisent par autophagie. La technologie butera sur elle-même.

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Mais l'homme, lui, pourrait survivre…

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Impossible, car il y a un parallèle entre la fin de l'homme, pressentie par ces penseurs, et la fin de la technique. Homme et technique ne formeront bientôt plus qu'une seule entité biopolitique. Quand l'homme commencera à évoluer, le mouvement sera accéléré par la fin de la science et de la technologie. Les uns et l'autre buteront alors contre la transcendance. Bientôt, en physique comme en biologie, les découvertes qui ne rentreront pas dans le cadre modèle poseront tant de problèmes au monde immonde que les pouvoirs mettront en place un verrouillage de sécurité. Or le progrès est une dynamique. S'il n'avance pas, il recule. Nous allons donc vivre une préhistoire électrique. Quand le progrès entamera sa dévolution, l'unimonde humain fera tout pour sauvegarder les apparences. Et on continuera à propager l'idée que tout va bien et que l'important est le confort, tandis que nous assisterons en direct, comme à un spectacle, à l'autodestruction de l'humanité.

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Finalement, il n'y a pas l'ombre d'un espoir ?

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Il existe une porte de sortie, très étroite : le départ vers l'espace. Seule issue pour un petit groupe d'individus, qui, comme les pionniers de la vieille Europe des XVIIe et XVIIIe siècles, sont partis créer un nouveau monde avec leurs couilles et leur couteau pour tous bagages. À la fin du XXIe siècle, la désertification de la terre sera largement entamée. La fin de la technologie est la fin de l'homme mais aussi celle de la nature. Car le monde est un. Si la technologie régresse, les moyens de contrôler les conséquences logiques qu'elle a sur le monde naturel disparaissent. Déjà, la « technique monde », au sens de mégamachine, commence à s'autodévorer. Or, comme elle se substitue au monde, le monde se dévorera lui-même.

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La science-fiction peut parfois être une caricature de la réalité…

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En tant que genre, la SF s'est construite au cours du XIXe siècle. Les paradigmes étaient alors que, sauf accident historique, le processus historique inéluctable allait vers une accumulation des forces productives. Dans les décennies à venir, au lieu d'une accumulation, nous assisterons à un écroulement de cette dynamique. Mon livre est donc plutôt une sorte de rétro-science-fiction, puisque je postule l'inverse. Après un pic qui nous amènera aux environs de sept milliards d'habitants, la décroissance de la population commencera. Partout dans le monde, le mouvement est à la baisse, rares sont les pays où on fait encore quatorze enfants. Pis encore, on sait que le taux de spermatozoïdes potentiellement fécondants diminue constamment. L'ampleur du problème ne va pas tarder à nous apparaître.

gilles2005

« Maurice G. Dantec : "Je suis un catholique futuriste" »

Propos recueillis par Hubert Artus, L'Écho des savanes, n° 252, septembre 2005, p. ?.

Le match de la rentrée littéraire

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Il n'y aura pas de match entre Houellebecq et moi, car il est beaucoup plus connu que moi ! Je pense que c'est l'écrivain français terminal.

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Cosmos Incorporated, retour à la science-fiction pure

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Dans mon processus de travail, mes romans se fabriquent contre les autres, et surtout contre le précédent. Un peu comme les bêtes de l'Apocalypse qui se dévorent les unes les autres. Ici, je voulais retrouver une certaine fluidité narrative, que j'avais eu dans Les Racines du mal, et retravailler ce que j'avais fait dans Villa Vortex. Je me suis toujours servi des propriétés des genres (thriller, SF) comme matériaux pour construire des machines de fictions particulières, pas pour faire de la SF ou du thriller. Quelque part, comme tu dis, c'est un retour au genre, mais pour le terminer !

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Dantec et sa foi chrétienne

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Je suis un catholique futuriste : je ne vois que la foi chrétienne pour nous empêcher de sombrer dans l'abîme. Je ne suis ni évangéliste ni prosélyte, mais pour moi, cette religion si vilipendée aujourd'hui est la dernière digue avant l'enfer. Mais, vu l'image qui était véhiculée de moi, je ne voulais pas faire un roman contre les musulmans, donc ce n'est pas un roman religieux. D'ailleurs, je n'ai rien contre les musulmans ou l'Islam ! C'est l'islamisme que je hais. J'ai même failli me convertir à l'Islam avant d'avoir la foi catholique ! Ce livre, comme les autres, essaie de statuer sur ce qui est au centre de mon travail depuis toujours : le nihilisme. Le Verbe et la Parole sont au centre de la Bible, mais ce sont aussi les cibles stratégiques de tous les totalitarismes ! Et les écrivains doivent se battre contre ça, surtout au temps de la télé et d'Internet, qui transforment la Parole.

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Dantec et le Bloc Identitaire

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Dans mes échanges avec le BI, j'ai voulu aller voir le Diable (auquel, chrétien, je crois) et aller voir un groupe encore pire que le FN. Et pourquoi n'aurais-je pas le droit de parler au pire ? Moi, je suis prêt à dialoguer avec Besancenot autant qu'avec de Benoist (théoricien de la Nouvelle Droite, ndlr). J'ai été naïf en les autorisant à publier ces correspondances, je croyais que ce serait confidentiel. Et badaboum, je me suis fait avoir. J'ai mis un an à m'en remettre.

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Dantec : vrai réac ou posture

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OK, je suis réac. Et je m'assume de droite, OK. Ce sera clair… Mais : le racisme, l'antisémitisme, l'islamophobie, toute forme d'« anti-ethnicisme » n'ont pas de place chez moi ! Je me considère comme un réactiviste plus qu'un réactionnaire.

artus2005
evene2005

« Interview de Maurice G. Dantec. Leçon d'alpinisme littéraire »

Propos recueillis par Amélie Petit, Evene.fr, septembre 2005.

Romancier culte et personnage aussi barré que peut l'être son oeuvre, Maurice G. Dantec nous rapporte du Canada un roman hybride, confus et fascinant : Cosmos Incorporated. Une interview pour se donner du courage avant l'ascension de la montagne.

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De La Sirène rouge et des Racines du mal, que l'on a qualifiés à l'époque de cyber-polars, à Cosmos Incorporated, il semble que votre travail se rapproche de la science-fiction.

Il y a une évolution dans mon travail, c'est indiscutable, sinon je ferais toujours le même livre, ce qui serait sans doute un peu fastidieux pour le lecteur... Mais pour moi il n'y a pas de cases dans la littérature, pas de cellules dans lesquelles on peut enfermer les auteurs et les romans. 
La Sirène rouge, c'était plus dans ma tête une sorte de western post-urbain, Les Racines du mal, c'était déjà effectivement un polar neurocybernétique, si on veut, Babylon Babies, une sorte de transcontinental express génétique... Avec Villa Vortex je suis revenu au
cœur même du trou noir qu'est la France, et avec Cosmos Incorporated, je fais jaillir de ce trou noir une source d'inspiration que l'on peut appeler science-fiction, mais qui est plus proche de la « speculative fiction », un terme que Jim G. Ballard avait inventé à l'époque pour décrire une fiction qui ne s'intéressait pas uniquement aux aspects anecdotiques de la technologie, aux gadgets et petits hommes verts, mais à l'impact que la technique avait sur nos existences. Il avait eu une phrase dans la préface de Crash qui disait : l'écrivain d'aujourd'hui a le choix, utiliser le langage de la technologie ou bien se taire. Ça explique aussi un certain nombre de partis pris stylistiques de ce livre.

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Notamment l'utilisation pléthorique d'un vocabulaire futuriste ?

Oui. C'est-à-dire que pour parler du règne de la technique sur le monde, il faut utiliser son langage. Je le conçois, ça peut faire barrage à la lecture. Je sais que des lecteurs n'ont pas pu franchir les 5 premières pages. Tant pis : ce qui m'intéresse dans la littérature, c'est la cohérence, et donc, si je veux parler de la machine, et de sa genèse tout autant que de sa fin, il est évident qu'au début du roman je vais être au coeur de la machine, et donc utiliser son langage.

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En quoi, comme le dit Günther Anders, que vous citez, « notre monde actuel, dans son ensemble, se transforme en machine » ?

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Je crois que Günther Anders avait tout compris, déjà, dans les années soixante ; il n'y a pas grand chose à ajouter à ce qu'il dit, sinon à en faire une fiction. Je me suis demandé à quoi allait ressembler la fin du monde dans lequel nous vivons. Et en y réfléchissant, j'ai commencé à me faire une idée qui m'étonnait moi-même, à savoir que la fin de la technique n'allait pas ressembler à une explosion spectaculaire de type astéroïde, ou à une guerre nucléaire, ou même à une catastrophe écologique. La fin du monde de la technique, c'est la fin du monde de l'homme. Ça veut dire la fin du monde de la culture, mais aussi de la nature, et donc c'est le moment où la technique se heurte à son propre mur et retourne en arrière, repart à rebours. Le progrès continue sauf que c'est comme une bande magnétique qui se retournerait sur elle-même. Non seulement le message est affecté, mais le support lui-même l'est aussi. Le monde lui-même commence à se fissurer à ce moment-là. C'est plus une implosion qu'une explosion. C'était pas évident à décrire, sauf justement avec quelques sherpas, comme je les appelle, qui sont là un peu pour aider le lecteur, des gens comme Anders par exemple, qui permettent de situer l'affaire sur le plan métaphysique aussi.

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En parlant de la nature qui refait surface dans les villes abandonnées par l'homme, vous écrivez : « c'était sans doute la dernière forme de liberté que la technique avait laissé à l'homo sapiens ; elle n'était pas dépourvue d'une certaine beauté tragique. » Est-ce l'esthétique de la vision apocalyptique qui vous attire ?

C'est un peu comme si la technique, au moment où elle meurt et nous entraîne dans sa mort, nous laisse comme un petit souvenir mélancolique de ce que nous avons été. Il y a quelque chose d'un peu tragique, dans cette destruction générale, mais aussi quelque chose de beau. C'est le paradoxe de l'iniquité. Même une guerre, ça peut être beau. L'explosion d'une bombe sur un bunker vu à la télé, bizarrement, oui, ça peut provoquer un sentiment esthétique. Ça pose un problème, mais c'est comme ça. Oui, ce sentiment esthétique s'impose. Ce n'est pas rationnel. Comme tout dans l'écriture, d'ailleurs, je crois… La vision d'une ville abandonnée par l'homme et reprise en main par une nature qui n'est plus la nature non plus, c'est quelque chose qui se situe dans une zone mutante, un hybris bizarre qui n'est pas dépourvu d'une certaine beauté tragique.


Le roman sert-il la vision du monde ou la vision du monde sert-elle le roman ?

Il n'y a pas de différence, c'est la même chose. C'est le roman qui naît en moi. Ce n'est pas moi qui me dis « Ah bah tiens, je vais faire un roman qui va s'appeler
Cosmos Incorporated. » Le roman a envie d'exister, il a envie d'être écrit et va se servir de moi comme d'un instrument. Pas l'inverse.

Votre roman est très dense — tant du point de vue de l'écriture que des idées qui y sont brassées. En ce qui concerne celles-ci, où puisez-vous ces inspirations, si tant est que vous les puisiez quelque part ? Et donc, comment travaillez-vous ?

À partir du moment où le roman s'est imposé comme une vision de cette fin du monde — il faut savoir qu'apocalypse ne signifie pas « fin du monde » mais « révélation », il fallait que celle-ci se révèle, justement, à travers le processus littéraire qui se mettait en jeu dans mon cerveau. En même temps, pour moi, la densité est aussi une forme de respect du lecteur. Aujourd'hui on a un peu tendance à faire des bouquins qui sont comme des recettes de cuisine. Moi, je n'ai pas peur de dire à mon lecteur : « Attention, là, c'est l'Anapurna. Donc, tu vas te taper huit mille mètres, et en plus on va passer par la face nord. » Il faut donc que je donne au lecteur les instruments nécessaires pour gravir cette montagne. La première partie du livre correspondrait à l'ascension de la montagne, jusqu'au sommet, c'est-à-dire au moment où l'on se rend compte que Plotkine n'est pas ce qu'il croit être, qu'il est un autre « je », que, pire, il est une fiction devenue chair par le pouvoir de sa traductrice, sa narratrice, Vivian McNellis.

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Cosmos Incorporated fait appel à de nombreuses références...

La référence fondamentale est une vieille querelle scolastique du XIVème siècle, quand saint Thomas d'Aquin se dresse contre les tenants des théories d'Averroès, qui avait inventé le monopsychisme. Ça consiste à dire qu'il n'y a qu'un seul psychisme qui est une sorte de force démiurgique, ce qu'il appelle « l'intellect agent séparé », donc séparé aussi bien de Dieu que de l'âme humaine. Une sorte de force autonome, qui se pense à travers nous et qui nous pense. Cette théorie trouve alors écho à la Sorbonne auprès d'un certain nombre de théologiens catholiques de l'époque, et saint Thomas se dresse contre en disant que l'homme est un être pensant, un être libre. Pour moi, le monopsychisme, c'est le point d'ancrage en Occident du nihilisme, le moment où ça va déraper. Ça va donner ce que j'appelle les « fausses lumières », puisque pour moi, les vraies lumières ont lieu au Moyen Âge. Ça va se confirmer avec l'émergence des idéologies modernes, à partir de la Renaissance, c'est-à-dire le libéralisme, le nationalisme, la destruction de l'Europe, les guerres de religion, la Révolution française, le stupide XIXème siècle, comme disait Léon Daudet, les guerres mondiales, le XXème siècle, et puis là où on en est maintenant.

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En lisant Cosmos Incorporated, on a le même sentiment qu'en lisant K. Dick, c'est-à-dire de lire quelque chose d'à la fois génial et confus.

Le problème, c'est que la vérité provoque la confusion. Il n'y a que les rationalistes qui pensent que la vérité est quelque chose de simplificateur. La vérité est au contraire un niveau supérieur de complexité à chaque fois. Donc je peux comprendre l'impression de confusion qui ressort de la lecture d'un livre comme celui-là. Je pense que cette confusion est simplement un différentiel qui n'est pas comblé, par le lecteur ou par l'écrivain. On n'est pas habitué à voir le réel, c'est-à-dire ce qui est invisible, puisque le reste est la programmation de nos perceptions. Quand un livre, soudainement, ouvre une porte sur cet invisible, la confusion semble être là, mais en fait, c'est que l'on n'a pas franchi le degré de complexité nécessaire pour y voir une nouvelle étape. C'est un risque à prendre en littérature, puisque, pour moi, le roman doit susciter un travail à l'intérieur du crâne du lecteur — et de l'auteur aussi, d'ailleurs. C'est une aventure collective, et il faut que ça explose, que ça déverrouille tout un ensemble de concepts, de programmes qui ont été implantés en nous et qui font que tout paraît simple, normal. Mais la vérité, ce sont les fous et les saints qui la connaissent.

« Maurice G. Dantec. Le point G »

Propos recueillis par Oriane Giavarini, Elegy, n° 37, août-septembre 2005, p. 24-25.

En seulement douze ans d'écriture, Maurice G. Dantec peut s'enorgueillir d'avoir déjà laissé plusieurs cratères au milieu de la littérature française. Adulé pour ses romans fracassants, mais aussi malmené pour ses prises de positions sociales, spirituelles et politiques, Maurice G. Dantec est aujourd'hui à l'aube de la consécration avec la sortie de Cosmos Inc., le roman cyperpunk qui va remettre tout le monde de la SF et du polar en place. Rencontre exclusive à Montréal où l'écrivain se paie une nouvelle fois une petite décharge de Raw Power.

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Nous sommes mardi, Maurice G. Dantec est au deuxième jour de tournage avec d'autres expatriés en Amérique du Nord, le groupe Dead Sexy Inc., pour lesquels il a écrit les textes de “Black Box Baby”. Un titre du prochain album de DSI et dont le clip, grande première, officiera de bande annonce pour la sortie de Cosmos Inc. Totalement dans son élément, costume et lunettes noires, Dantec se prête au jeu de l'acteur devant les caméras des réalisateurs (dont le prometteur Emmanuel Forat) et les yeux de la production. Ambiance fin de siècle, claustrophobie et rétrofiction, comme l'auteur aime à définir son dernier roman. Entre deux prises, le catholique du futur se livre, sans fioriture, toujours prêt à recevoir qui veut lui lâcher les chiens...

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Qui est le Dantec d'aujourd'hui par rapport au Dantec de Villa Vortex ?

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Le même, avec la Quatrième Guerre mondiale actualisée en bande sonore.

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À quel point les réactions du Pied dans la fourmilière des précédents Théâtre des opérations ont-elles influencé l'écriture de Cosmos Inc. ?

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D'aucune façon, strictement aucune. L'avis d'Arnaud Viviant, de Pierre Assouline ou d'Aude Lancelin a sur moi à peu près l'effet d'un train de marchandises avariées se plantant sur une voie de garage.

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Il y a dix ans, vos livres étaient encore du domaine de la science-fiction, du cyber. Aujourd'hui, on est presque dans la politique fiction, qu'est-ce que la science-fiction aujourd'hui ?

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La mise en lumière de l'invisible, c'est-à-dire du réel, qui (re)programme la réalité (la technique-monde) : la science-fiction est désormais une arme de pointe dirigée contre les « gardiens du petit cortex ». Ils sont nombreux et très souvent journalistes. Il leur arrive même d'« écrire » sur le Web.

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Une nouvelle fois dans Cosmos Inc. on retrouve l'idée d'un homme seul contre une corporation. Est-ce ce que vous ressentez quand vous écrivez ?

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Un écrivain qui n'est pas seul contre le monde est un clown : dans la lutte entre le monde et toi-même, seconde le monde, disait Kafka.

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Quel est le rapport entre la Black Box et l'endroit où vous écrivez ? Est-ce que nous touchons au domaine de la paranoïa, du rêve éveillé ?

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La Black Box, c'est l'image invertie et exponentielle de mon propre cerveau, c'est aussi une métaphore de neuromonde qui se prépare, mais c'est aussi la « fabrique mystérieuse » de l'Invisible, celle des Anges, comme celle de l'enfant-Boîte, « incarnation » semi-virtuelle du système de contrôle cybernétique qui régit la planète.

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La Black-Box est le Lieu où le mystère de la narration se meut.

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Lors des dernières élections, vous avez soutenu Georges Bush, comme Gary Oldman ou Vincent Gallo. Votre réaction aurait-elle été différente s'il n'y avait pas eu le 11 septembre ?

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Le 11 septembre n'a en fait eu qu'une influence relative, car il y aurait eu d'autres attentats, et il y en aura d'autres : de type nucléaire, dans peu de temps. Kerry ferait un bon prof d'université, il n'a strictement aucune vision de la Guerre des Mondes qui vient de commencer.

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Avez-vous changé votre façon de réagir par rapport aux médias ? Est-ce que vous vous sentez plus fort en ayant survécu à vos prises de positions politiques ?

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Ni plus fort, ni plus faible. Beaucoup plus distant.

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Est-ce que le fait que Mathieu Kassovitz, le réalisateur de La Haine, ait décidé de réaliser Babylon Babies au cinéma vous a surpris ?

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Non. Les cinéastes sont libres d'adapter les romans qu'ils veulent, et de la « social-reality » des « cités post-républiquaines » des années 90 à la « métaréalité » des post-villes du XXIe siècle. Je comprends son parcours, et son désir.

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Après Richard Pinhas, vous collaborez avec the Dead Sexy Inc. Pourquoi ce choix et qu'est-ce qui l'a motivé ?

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L'expérience Schizotrope avec Richard Pinhas a suivi de peu ma participation à l'album Utopia de No One Is Innocent. Il y a sans doute eu un quiproquo entre les positions « politiques » du groupe et les miennes, qui, je l'avoue, sont transversales. Richard Pinhas m'a proposé tout autre chose : musique électro ultra-cold, quasi planante, avec lecture in extenso d'extraits de Gilles Deleuze. On savait fort bien que l'on concurrencerait difficilement Carla Bruni. Ensuite, l'aventure s'est plus ou moins terminée, après 3 albums qui ne nous ont rien rapporté, sauf, parfois, le mépris de la presse Zinrockufiée.

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Je connais Stéphane Hervé des Dead Sexy Inc depuis 1997 (entrevue dans Rage), il est détesté, lui et son groupe (dont l'ancien chanteur des LTNO) par les petits branleurs qui croient connaître l'Amérique parce qu'ils ont joué, aux frais de la princesse, les touristes dans Manhattan durant trois jours. Les Dead Sexy Inc connaissent mon univers, et réciproquement. Stéphane me lit, Emmanuel aussi, nous sommes sur la même longueur d'onde. L'idée de faire un vidéo-clip pour un livre qui ne soit pas un simple « coup », mais une manoeuvre cohérente parce que, selon moi, tout écrivain du réel est aujourd'hui un écrivain électrique, et que mes romans, surtout le prochain, a placé le rock (au sens large) non pas comme thématique du livre, ni même comme rail stylistique, mais comme horizon métaphysique, s'est imposée naturellement.

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Vous vous définissez comme un catholique du futur, y'a-t-il la place aujourd'hui pour une religion d'avenir pour l'homme, qui dépasse le cadre du radicalisme et de l'extrémisme ?

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Il n'y a qu'un seul Dieu, unique, en trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit. La seule religion d'avenir, c'est la seule vraie, celle du Dieu qui est venu poser son doigt de feu sur la terre du Sinaï. Le reste : si on veut des religions « tolérantes », on peut s'inscrire à un club de bowling, de philatélie, ou éventuellement, aux Amis des Animaux,

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La guerre mondiale qui vient  de commencer va durer au moins cent ans, j'aimerais bien que mes contemporains ouvrent deux ou trois livres et, par la même occasion, au moins UN œil sur la réalité.

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Vous êtes intime avec Norman Spinrad, Michel Houellebecq... Comment réagissent-ils à vos prises de position ? Et quels sont les leurs par rapport à la politique actuelle ?

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Sincèrement, je l'ignore totalement. Je sais que Norman Spinrad est en désaccord avec ma tendance « néoconservatrice ». Le cas de Michel Houellebecq est plus complexe, comme le personnage d'ailleurs.

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On parle souvent du Dantec en acier trempé, de la bête de guerre. Qu'en est-il de l'homme aujourd'hui ?

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J'ai dû légèrement me protéger ces dernières années. Par moi-même. Maintenant je suis protégé. Par quelque chose de bien plus haut.

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Selon vous, que reste-t-il comme moyen de survie au citoyen au coeur de la tempête ? Entre paranoïa terroriste, écrans de fumée officiels, loisirs consuméristes et réflexion personnelle chronométrée ?

​

Le combat sans merci contre le totalitarisme islamique et ses alliés nazillons gauchistes. Sans la moindre once de pitié, sauf celle inscrite depuis 313 (Constantin) envers les civils et les prisonniers. Pour le reste, ils veulent la guerre, ils veulent la destruction totale de notre civilisation. C'est à nous de savoir si nous voulons devenir des esclaves.

​

Que pensez-vous qu'une guerre mondiale apporterait aujourd'hui ? Que ressortirait-il de cette chute ? Peut-il encore y avoir des bienfaits, comme une nouvelle démarche collective ?

​

Il y aura l'Armageddon. D'un certain point de vue, en effet, c'est un immense bienfait.

​

À votre avis, quel est le rôle à jouer, aujourd'hui, par un artiste, un penseur ? S'exprimer de manière exutoire, forcer des portes apparemment condamnées, offrir un art sans concession et visionnaire ?

​

Le rôle d'un artiste – je parle d'un « écrivain » – est de donner sa voix aux morts, pour que les vivants appartiennent encore à l'humanité.

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Villa Vortex résonnait de sonorités, de musique. Quels sont aujourd'hui les artistes musicaux qui vous interpellent ?

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Pour n'en citer que quelques-uns : Peaches, Ladytron, Fischerspooner, Sigur Ros, Goldfrapp, Arvö Part, Prodigy, Recoil, NIN, Iggy Pop, Smashing Pumpkins, Bill Laswell, Brian Eno, Garbage, Primal Scream, U2, Bowie et T-Rex (années 70). Et les DSI !!! Et je ne remonte pas vraiment au-delà des années 80...

giavarini2005

« "Je suis un catholique futuriste" »

Propos recueillis par Olivier Germain, L'Homme Nouveau, n° 1327, 4 juillet 2004, p. 4.

Il agace, surprend, énerve. Dénoncé comme nouveau réactionnaire, Maurice G. Dantec, auteur de romans, tient également un journal aussi libre de ton que de pensée. On aime ou on n'aime pas. On reste rarement indifférent. Devenu catholique, il n'a perdu en rien de son mordant. Lui qui refuse désormais tout dialogue avec la presse française a bien voulu accorder une exclusivité pour L'Homme Nouveau. Âmes sensibles s'abstenir…

​

Vous avez reçu le baptême de l'Église catholique et romaine en ce début d'année. Quelle est, pour vous, la signification essentielle d'une telle démarche, si atypique dans le monde « intellectuel » ou « artistique » ?

​

La signification du baptême est, me semble-t-il, assez simple : en entrant dans le baptême, comme le disaient les anciens Pères grecs de l'Église (bien moins forts en philo que MM. Bourdieu, Zagdanski ou Onfray, faut-il le souligner) la Lumière entre en vous.

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Et Spiritu Sancto Et Igni, disait saint Luc. La Lumière du Christ, celle du Verbe Incarné, c'est en fait une joie ineffable pour un homme comme moi, elle ouvre enfin la voie à la pacification. Elle ouvre la voie à la restauration poétique du monde.

​

Quant au « monde intellectuel » de la République des Guillotineurs, il n'y a franchement plus rien à en dire. Laissons-les se déconsidérer à jamais face au jugement des générations futures, celles qui leur demanderont des comptes, après la destruction de la civilisation européenne par le néo-despotisme asiatique qu'est l'Islam. Que voulez-vous dire à propos des gestapettes de la presse aux ordres ? Comment envisager de répondre à Jules Joffrin ou Arnaud Viviant autrement que par une chouette discussion mano a mano, dans quelque impasse tranquille ?

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Dès vos premiers romans, l'on a senti votre intérêt pour les questions spirituelles et ontologiques, celle de l'existence du Bien, mais surtout la recherche des « racines du mal » de l'homme. Est-ce une (re) découverte personnelle de la chute, sujet tabou en cette ère hyper-rousseausiste ?

​

Tous mes romans sont en fait une exégèse de la chute, mais je ne m'en suis rendu compte que plus tard.

​

Vos parents, penseurs communistes, votre nietzschéisme originel ou encore vos errements de jeunesse, plutôt nihilistes, n'ont-ils pas, paradoxalement, permis cet étonnant « renversement » de la conversion ?

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Oui. C'est de l'ordre de la chimie expérimentale. Cela ressemble à une expérience qui aurait « mal tourné ».

​

Je veux dire « mal tourné » pour les puissances du nihilisme.

​

La découverte de Léon Bloy a-t-elle servi de catalyseur définitif à votre expérience littéraire et religieuse ?

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« Il faut considérer la destruction comme point préliminaire », disait Ernst Jünger, que j'ai eu l'inconscience de placer en exergue de Villa Vortex.

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Ce qui, je crois, a le plus dérangé les petits écrivaillons du « sérail », Café de Flore, ou Université Paris VIII (les deux ne sont d'ailleurs pas incompatibles) c'est précisément que je n'ai pas suivi la voie des petits rigolos d'étudiants attardés de leur espèce, pour qui l'apprentissage du grec ancien par une roulure post-marxiste est – c'est un exemple – plus important que celui du Mawashi Geri, ou du coup de boule dans la face.

​

Or, être Grec, c'est philosopher à coup de javeline, pour paraphraser un auteur célèbre. Être Grec, aujourd'hui, c'est être un space dog, comme dans Fight-Club.

​

En fait, et c'est ce qui semble déconcerter gravement vos contradicteurs-censeurs, vous avez ainsi rejeté crânement tout rationalisme, de forme et de fond, à contre-pied de tous les dogmes du jour, y compris dans l'Église de France (et du Québec où vous êtes « exilé »). Les « Lumières » ne sont-elles pourtant pas l'alpha et l'oméga de toute réflexion « intellectuelle » ?

​

Les Lumières voltairo-rousseauistes sont la rampe de sélection finale de la pensée européenne, celle qui conduit aux chambres à gaz. Pourquoi donc pensez-vous que toute la racaille négationniste, Garaudy, Thion, Rassinier, Faurisson, j'en passe, sont sans exception d'anciennes crevures gauchistes, voir le cas exemplaire de cette catin idéologique nommée vieille taupe, myope, décatie, et impuissante ?

​

Vous avez par ailleurs déclaré, il y a un an, au Figaro, que votre catholicisme est « celui du Christ, de saint Paul, de saint Jean, des Pères de l'Église », en ajoutant : « Je ne me reconnais pas dans le pseudo-catholicisme actuel, avec ses paroissiens bon teint qui vont aux JMJ avec un tee-shirt 'I love Jesus' et jouent de la musique folk sur les marches de l'Église. » Dantec, un tradi ?

​

Comme Giovanni Papini, ou Salvador Dalí, je suis un catholique futuriste. Le christianisme est la religion du futur, parce qu'elle est celle de l'origine. Alpha, Oméga.

​

Jean Renaud, rédacteur en chef de la revue Égards, vous a d'ailleurs qualifié avec pertinence de « catholique futuriste ». Qu'est-ce à dire ?

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Il faisait référence à l'auteur futuriste italien auquel je faisais allusion plus haut. Le Christ est a-temporel, l'Église de Nicée ou de Chalcédoine est bien plus « moderne » que les lamentations humanitaires des prêtres islamophiles de l'an 2000.

​

Concrètement, que reprochez-vous à une partie de l'Église actuelle ? Sa sécularisation ? Son relativisme contre-nature ? Ou bien encore son manque de courage et d'invention théologique face aux nouveaux enjeux planétaires ?

​

Vous m'ôtez les mots de la bouche, si j'ose dire. Tout cela en même temps, et pire encore : l'œcuménisme baba-cool avec les fanatiques musulmans, la non reconnaissance des crimes du communisme soviétique ou maoïste dans les écrits conciliaires de 1958-1962, l'antisionisme latent (je reste calme), voire l'anti-américanisme acharné de ces prêtres modernes que je ne suis pas loin de considérer avec l'œil que Simon de Montfort posait sur ces archéo-anarchistes de Cathares.

​

Vous déclarez avec force que nous vivons les prodromes de l'Apocalypse. L'Église et les chrétiens seraient donc à la croisée des chemins. Quelles sont alors les voies de Salut pour l'homme et la chrétienté ?

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L'Avènement-Retour du Christ.

germain2004

« Entretien avec Maurice G. Dantec : "Sus aux bien-pensants !" »

Propos recueillis par ?, Médias, n° 1, juin 2004.

Celui qui se présente comme « un type bizarre » persiste et signe. Pour lui, il n’y a pas d’interlocuteur maudit. L’auteur sulfureux de la Série noire défend les « dialogues transversaux ».

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Que pensez-vous de la volée de bois vert que vous a valu votre échange avec le Bloc identitaire ?

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Pourquoi croyez-vous donc que j’ai fui la France, sinon parce que, pris entre la vérité du cataclysme et la police des idées, je ne pouvais que choisir l’exil ? Mon erreur aura été de croire que, parce que je vivais en Amérique du Nord, mes écrits seraient protégés par la Constitution américaine ou canadienne. J’avais oublié en effet que la France est une sorte de « Mini-Chine Pop » et qu’elle s’assure d’un contrôle étatique sur la production écrite — et même électronique maintenant ! — de ses citoyens que ne renierait pas un apparatchik de Pékin !

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Lorsque j’aurai acquis ma nationalité canadienne, j’envisage sereinement de renier ma citoyenneté française, l’idée commence pour de bon à faire son chemin. On est en fait toujours surpris par ce mélange de lâcheté, d’inexpiable bêtise, de crasse intellectuelle qui provient de la multitude des bien-pensants, et de leurs maîtres à « penser » des tabloïds culturels. Mais en fait, au moment où tout cela est arrivé, je venais d’achever les corrections du Théâtre des Opération III (celui dont la maison Gallimard, sous la pression de Pierre Marcelle, et des autres, s’est vue obligée de retarder la parution) et j’étais sur un nouveau roman. Je n’ai pas très bien réalisé ce qui se passait durant les tout premiers jours. Jusqu’à ce que des amis « bien informés » me fassent comprendre que j’avais placé ma tête sur le billot, au moment où tous mes ennemis s’y attendaient le moins. La surprise fut, je crois, égale de part et d’autre.

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Ces « dialogues transversaux », seriez-vous prêt à les mener avec des personnes, des groupes qui vous sembleraient menacer des idées qui vous sont chères comme « la défense des valeurs judéo-chrétiennes » ou « la pérennité de la civilisation européenne » ?

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Je l’ai déjà fait : la réponse en fut une bordée d’injures et de sarcasmes — voir, par exemple, ma mésaventure sur le site uzine.net, avec Mona Chollet et sa meute, en 2001. Cela promettrait aujourd’hui d’être vraiment très chaud, autant dire qu’il vaudrait mieux, une fois de plus, que je me taise.

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Avez-vous, à un moment, regretté d’avoir échangé ces courriers avec le Bloc identitaire ? D’être allé trop loin ?

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Non, ce que j’ai regretté, peut-être, c’est de les avoir rendus publics sans aucune précaution. Mais je persiste à penser qu’il faut dialoguer avec ces gens-là, comme avec d’autres, précisément pour essayer de changer certaines de leurs préconceptions les plus préjudiciables à leur propre combat, s’il s’agit de se battre pour la liberté et pour le christianisme. Mais en fait, si j’en crois Pierre Marcelle, je me trompe : il vaut mieux attendre tranquillement que 15 ou 20% de la population française soit islamisée, dans le contexte géopolitique que vous savez, et qu’en retour, le FN fasse au moins 40% des voix. Pierre Marcelle et ses groupies du Nouvel Obs ou des Inrocks n’ont jamais vu de guerre civile ? Cela va bientôt changer.

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Vous vous affichez comme un défenseur d’Israël. Mais n’avez-vous pas le sentiment que certains, au nom du « devoir de mémoire », de la Shoah, tentent de disqualifier toutes critiques de la politique actuelle des autorités israéliennes en les taxant d’antisémites ? Où fixez-vous la limite entre critiques et antisémitisme ?

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Oui, hein ? Et comme c’est bizarre, ce sont précisément toutes les pleureuses du « devoir de mémoire », du Nouvel Obs à Ardisson, de Lefait à Nick Mamère, qui aujourd’hui sont les plus férocement antisionistes, les plus opposées à la « grande politique » de Bush et de Sharon ! Je signale à ce titre qu’il est tout à fait permis de chier à longueur de temps sur Sharon, Begin ou Golda Meir, et que c’est précisément la gauche pacifiste israélienne qui est « éthiquement inattaquable ». Rappelez-moi ? Combien de sketchs « zumoristiques » déjà, au sujet des pacifistes ? C’est qu’encore une fois les intorsions du nihilisme restent incomprises.

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Je n’ai pas la place de faire autre chose ici qu’une rapide synthèse : mais comprenez bien que les vrais antisémites, de « gauche » ou de « droite », préféreront toujours un « Juif » plus ou moins « assimilé » à la République — vivant dans une diaspora, privé en fait de son identité — donc plus ou moins de gauche ou de droite, et athée, c’est-à-dire une victime, désignée comme telle dans les deux cas : commémoration pleurnicharde ou phantasme d’extermination, qu’un Juif se battant pour sa terre, sa nation, biblique, vieille de 55 siècles.

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Je suis contre tout recours aux tribunaux tant que les limites du droit véritable ne sont pas franchies, comme aux USA (pas d’appels nominaux au meurtre, etc.). M. Warschawsky (exemple) et les organisations non gouvernementales propalestiniennes ont donc le droit de dire tout ce qu’ils veulent à propos d’Israël, ce n’est pas mon problème. En revanche, j’ai le droit, moi aussi, de dire ce que je veux d’Arafat et de ceux que je considère comme des kapos de l’islamisme. M. Warchawsky a donc le droit de dire de Sharon qu’il est un « criminel de guerre », en toute diffamation. Je ne me priverai pas en retour de lui jeter à la face le fait qu’il est — lui — le complice objectif des exterminateurs de Juifs.

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Comment réagissez-vous à ce qui est devenu « l’affaire Dieudonné » ? Si vous aviez été à Paris, seriez-vous allé manifester devant l’Olympia pour défendre son droit à la liberté d’expression ? Les humoristes ont-ils le droit de tout dire, de tout brocarder ?

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Les Zumoristes ont le droit de rire de tout. À condition qu’ils fassent rire. Je ne suis certes pas pour un recours systématique à la justice, surtout pas dans le cadre « juridique » (est-ce encore un juris ?) français. En revanche, rien ne nous interdit de leur dire tout haut ce que nous pensons de leur humour de pétomanes nazis lorsque c’est le cas, pour Dieudonné comme pour les Guignols de l’info. Idem pour les groupes de rap racistes vantant le « viol des Blanches » et la destruction de la civilisation francaise.

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Michel Houellebecq pour avoir dit que « la religion la plus con, c’est quand même l’islam », Oriana Fallaci pour son pamphlet « La rage et l’orgueil » ont été poursuivis par des organisations antiracistes. Comment jugez-vous ce recours aux tribunaux pour trancher entre ce qui peut être dit et ce qui ne doit pas l’être ?

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C’est l’arme des faibles et des petits inquisiteurs moralitaires. Celle des Djerzinsky cuculturels à la mode Arno Vivianov. Ils sont à leur sommet. Donc leur ère s’achève. Je comprends leur panique. À ce titre, je m’étonne de n’être pas déjà poursuivi par la justice franchouille pour au moins quatre ou cinq chefs d’inculpation, le moindre n’étant pas : propagande pour la guerre. Il faudrait d’urgence prévenir les juges de la République. Une association charitable, comme Ras l’Front ou le Mrap, saura sûrement y pourvoir.

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Avez-vous le sentiment que les interdits ont évolué avec le temps, que certains sujets sont plus difficilement abordables aujourd’hui ? Y a-t-il régression du débat démocratique ?

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Débat ? Quel débat ? Y a-t-il débat en ce moment ? Toutes les véritables questions politiques d’importance qui engagent le sort de la France et de la civilisation européenne sont systématiquement bannies des médias, des débats publics, de toute micro-forme de discussion — voir ce qui m’est arrivé pour deux e-mails et deux expressions un peu rudes extirpées de leur contexte !

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Pourquoi ? Parce qu’il s’agit du fondement même de la Révolution française et de son régime de « terreur » démocratique. Dans l’ère des nihilismes post-modernes, cette terreur est éparpillée en chaque citoyen, qui devient le flic des autres, et d’abord de lui-même. Tout ce qui remettrait en question le Grand Simulacron jacobin doit être immédiatement proscrit, et j’en comprends très bien la raison : ce Grand Simulacron de l’État français ne tient plus qu’à un fil. Lorsqu’il sera coupé, tout s’effondrera.

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En France, le « débat » doit se tenir entre gens du sérail. Sur le plan politique : ce n’est tout de même pas un type qui n’a pas fait Paris VIII qui pourra venir nous parler de Deleuze et tenir tête au professeur Linderberg ! Sur le plan littéraire : ce n’est quand même pas un auteur cyberpunk de série noire qui va nous apprendre à lire Nietzsche, de Maistre, Blanchot ou Abellio !

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Vous dénoncez la « bien-pensance » dans les médias dominants. Que voulez-vous dire par là ? Et qui visez-vous exactement ?

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Si nous devions tenir à notre tour une « blacklist », j’ai peur que toutes les pages de l’annuaire parisien n’y suffisent pas. Ils signent en toute tranquillité leurs crimes contre la lettre et l’esprit, chaque semaine, voire chaque jour, dans leurs quotidiens et leurs hebdomadaires. On les a entendus à la radio, sur France Inter, le 1er février dernier, se vautrer, comme le dénommé Arnaud Viviant, dans la fange pestilentielle qui leur tient lieu de « culture ». Je laisserai maintenant le soin à l’histoire, ou ce qu’il en reste, de juger ces Francisque Sarcey de la littérature d’après la littérature.

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Vous êtes un utilisateur assidu d’Internet. Avez-vous l’impression de trouver sur la Toile des informations que ne diffusent pas les grands médias traditionnels ?

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C’est même la principale raison du succès d’Internet ces dix dernières années, au moment même où la chape de plomb idéologique, en Europe occidentale, commençait à dépasser en pesanteur ce que les ex-républiques populaires de l’Europe de l’Est tout juste libérées du communisme avaient connu durant un demi-siècle !

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Internet véhicule aussi des informations fausses, invérifiables ou d’autres encore nauséabondes. Comment faire le tri ?

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Cela s’appelle : sélection, recoupements multiples, vérifications par voies indirectes. Un travail de flic. Ça tombe bien, je suis auteur de romans « policiers ».

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Croyez-vous que la provocation est la bonne méthode pour faire bouger les gens, les faire réfléchir par eux-mêmes ?

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Seuls ceux qui sont capables de penser, pensent ; seuls ceux qui sont capables d’agir, agissent. Je ne suis pas un « provocateur », cela ne m’intéresse absolument pas, à la différence d’Alain Soral — « agitateur social depuis 1976 », appellation garantie.

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Vous vivez au Canada depuis 1998. Est-ce à dire que vous estimez pouvoir vous y exprimer plus librement qu’en France ?

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À peine plus, mais assez pour entreprendre de devenir Nord-Américain : le Canada est à mi-chemin entre l’Ancien et le Nouveau Monde, il ne s’est jamais vraiment trouvé. Paradoxalement, cela veut dire que tout, ou presque, reste à faire. Quant au Québec lui-même, jamais je n’ai vu une telle dévolution du langage et de la pensée. C’est le nihilisme noam-chomskyen à tous les coins de rue, à chaque colonne de journal ; festival du livre anarchiste par-ci, manifs pro-Arafat par-là, « performances anti-guerre » entre les deux : un antiaméricanisme typiquement franchouillard, mais en plus jésuite, et sans la moindre culture politique véritable. Ici, l’antisionisme de « gôche » a très bien su se marier avec l’antisémitisme latent du « souverainisme-nationalisme » des Québecois qui, je le rappelle, soutinrent massivement Pétain jusqu’en 42 (avant que les USA ne leur bottent les fesses) et se refusèrent par un vote 2/3 – 1/3 à toute conscription pour libérer le sol de France et d’Europe (il fallut un ordre anglo-fédéral pour que les Québecois acceptent de mourir contre le nazisme) ! Après, ces gens-là viennent constamment vous prendre la tête avec le méchant empire britannique d’Amérique du Nord. Ils en ont d’ailleurs trouvé un nouveau encore plus méchant, et encore plus américain, à 80 km au sud de Montréal !

médias2004

« "Je suis sioniste, et je le dis" »

[Février 2004], propos recueillis par François Medioni, Subversiv.com, 4 mai 2004.

En premier lieu, qu'est-ce qui vous a motivé à entrer en contact avec les Jeunesses Identitaires ?

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Cette mouvance est un rassemblement hétéroclite de jeunes gens perdus de l'Occident post-moderne. J'ai moi-même, étant jeune, il y a un peu plus de 20 ans, fréquenté durant un ou deux ans cette mouvance. Mon idée était d'entamer un dialogue ouvert et critique pour que les Identitaires aillent au bout de leur réflexion et comprennent la nécessité de l'unité mondiale des Chrétiens, du combat aux côtés de l'Amérique Impériale et du Royaume d'Israël contre l'alliance Verts-Bruns-Rouges.

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En dépit de la propagande néotrostskiste des médias du pouvoir, ce ne sont pas des NAZIS : en effet, aujourd'hui les Nazis soutiennent ouvertement l'islam radical et se regroupent avec l'extrême gauche anarchiste, comme c'est le cas à grande échelle, vous le savez sans doute, en Californie. Visitez Aryan Nation, un exemple, puis les sites affiliés aux Identitaires, et établissez sans crainte les comparaisons, et les différences : elles sont sans compromis, me semble-t-il. D'autre part, et au-delà même de cette distinction, j'ai bien spécifié dans mon communiqué TOUT ce qui m'OPPOSAIT aux Identitaires, et sur des sujets non négligeables : comme l'Amérique ou Israël. Mais en France, vous n'avez le droit de vous adresser qu'à ceux avec lesquels vous êtes d'ACCORD, ou qui font CONSENSUS. J'aurais dû envoyer ma lettre au Dalaï-Lama, ou à Jacques Chirak le Bienheureux, rien ne me serait arrivé.

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Saviez-vous que Maxime Brunerie qui a tenté d'assassiner Jacques Chirac appartenait à cette mouvance ?

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D'abord, je m'en fous. Chirak n'est pour moi qu'un valet des islamo-gauchistes et des dictateurs pétrolifères. Il est au pied, tel le chien devant son maître, des Organisations Islamiques de France, qui lui font un socle électoral non négligeable : c'est un TRAÎTRE, il a trahi tout ce que pourquoi 3 générations de Francais se sont battus au XXe siècle.

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Ensuite : Maxime Brunerie n'appartenait pas au Bloc Identitaire, mais à un groupuscule fasciste pro-islamiste nommé Unité Radicale, et avec lequel le Bloc Identitaire est, sur cette question centrale justement, en totale rupture – et encore : en fait Brunerie n'avait je crois qu'une carte de militant du MNR, le parti de Mégret ! Nous sommes en pleine manipulation stalinienne de l'information. En France, les rédactions ne sont rien d'autres que des appendices des Renseignements Généraux. Et le pire c'est que tout le monde le sait !

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Que pensez-vous de l'idéologie des Jeunesses Identitaires et de l'extrême-droite en général ? Pensez-vous qu'elle est compatible avec l'idéologie qui sous-tend la civilisation occidentale : démocratie, droits de l'homme, anti-racisme (authentique pas la version MRAP) ?

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Vaste débat. L'idéologie qui « sous-tend » la civilisation occidentale, cher monsieur c'est d'abord le Génie du Christianisme, durant 18 siècles. Ensuite : « démocratie », droits de l'Homme, antiracisme, ATHÉISME, c'est justement celle du MRAP, qui est venue recouvrir la première de son bavardage lénifiant ! Celle de ceux qui crient « mort aux Juifs ! » dans les manifestations pour la « Palestine » ! C'est celle des Lumières. Celle du rationalisme Jacobin-révolutionnaire. Celle de la République « laïque ». Celle du socialisme institutionnel.

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C'est cette idéologie qui « paradoxalement » a selon moi conduit 6 millions de juifs à la chambre à gaz. Relisons Hannah Arendt et Heidegger ! C'est normal : toute cette idéologie moderniste-jacobine est arqueboutée sur la volonté de NIER DIEU, et donc toute souveraineté qui s'y rattache, et tout souvenir même de son existence. En cela le juif, le juif « croyant », « non-assimilé » Ã  la matrice égalitaire athée républicaine, est un « problème », une  « question » –n'est-ce-pas ? – comme le dirent les exterminateurs marxistes.

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Hitler est un Saint-Just allemand, un Luther dégénéré mâtiné de Lénine.

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NOUS AUTRES, Chrétiens-sionistes, n'avons pas comme bases idéologiques les terroristes de 1793, de 1870, 1933, ou 1917 !

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Le Monde et Libération ont-ils déjà tenté dans le passé de vous discréditer ?

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Depuis la parution du Théâtre des Opérations, I et II, la haine à mon endroit ne cesse de monter : c'est que ces gens là m'ont d'abord soutenu, voire encensé. Or, en France, la coutume est de lapper la main du maître médiatico-culturel qui vous a donné quelques miettes à grignoter et permis de vous faire une « carrière » dans la littérature. Si vous ne respectez pas la coutume, vous êtes pire qu'un Judas, car vous démontrez non seulement la mesure de votre liberté, mais celle de leur propre servitude.

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Selon vous, pourquoi la mouvance des bobos gauchos vous déteste-t-elle autant ?

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Voir la question précédente. Ils me détesteront d'autant plus que je leur montrerais leur propre visage, hideux et cosmétique, dans le miroir de ma littérature : ils y verront la mort au travail, qui les ronge, et les panique.

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Quelles sont vos positions concernant les USA, Israël ?

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J'écris depuis dix ans. Depuis dix ans j'ai toujours affirmé très clairement mon soutien à la civilisation américaine. Et depuis dix ans, je dérange pour cela. C'est que je ne suis pas un de ces « pro-américains » qui, comme monsieur Colombani, du Monde, braille avec la foule que « nous sommes tous américains » au lendemain du 11 septembre, pour tout de suite après cracher virilement sur les 300,000 GIs morts sur le sol de France, lorsqu'il s'agit de faire pour de bon la guerre au terrorisme et aux dictateurs pétrolifères. En cela, vous noterez que Le Monde, ce n'est pas autre chose que La Voix de la France.

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Ma conception de l'Amérique a de quoi surprendre un pigiste de la presse Chirakienne, soyez en sûr. Comme en ce qui concerne Israël. Je crois en la destinée manifeste du peuple américain comme je crois en la destinée manifeste du peuple juif, du Peuple de la Parole. C'est pour cette raison que je suis complètement cinglé et bon à enfermer dans les asiles psychiatriques de la République. C'est pour cette raison que les nazillons trotskistes de Libération se déchaînent contre moi.

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Pensez-vous qu'il y a aujourd'hui un conflit entre l'occident et l'islam ?

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Ce conflit vieux de 14 siècles est brutalement réactualisé à l'heure de l'Armageddon nucléo-orbital, à l'heure de la Technique-Monde. Cela, vous le savez, était ÉCRIT, dans les DEUX Testaments.

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C'est pour cela que l'on cherche à me faire taire, de toute urgence : je prétends disséquer les composantes géopolitiques, historiales et eschatologiques de cette Guerre, et je le dis. Je suis Chrétien et je le dis, je suis Sioniste, et je le dis, je crois en la civilisation occidentale, et je le dis, je suis opposé à l'islamisation de la France – et de l'Europe –et je le dis, je suis opposé à la barbarie néonazie des organisations terroristes palestiniennes et je le dis, je suis pour les États-Unis et contre l'ONU, et je le dis.

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Je ne mérite rien de moins que la potence.

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Vous revendiquez votre catholicisme et vous soutenez les États-Unis et Israël, pourtant, la droite et la gauche catholique, pour des raisons différentes, sont généralement hostiles à Israël et aux États-Unis. Comment expliquez-vous cette position atypique ?

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Le monde change. Le christianisme est en crise mais cette crise est aussi son SALUT. La Guerre en cours est une Prophétie. Aux USA Catholiques, Évangéliques, Juifs, dressent un front commun contre le nazisme islamique et la post-modernité anti-occidentale. En Europe, et en France tout particulièrement, l'athéisme jacobin révolutionnaire aura exercé sa néfaste influence pendant tout le XXe siècle : mais cela est TERMINÉ. Il existe désormais une ligne de convergence ABSOLUE entre les vrais Chrétiens et les Juifs, contre les néo-phillistins d'une Église post-concilaire qui est en train de s'auto-détruire. En « Palestine », des changements ont lieu. Désormais les Catholiques d'Orient commencent eux aussi à réfléchir et à se demander quel serait leur sort dans l'état indépendant d'Arafat et du Hamas.

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D'autre part, notre tradition (méta)nationaliste, européenne, et chrétienne vient de Joseph de Maistre, PHILOSÉMITE bien connu. Et je ne parle pas de Bloy, Boutang, Abellio et bien d'autres : c'est cela être un Chrétien-Sioniste (voir votre dernière question).

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Depuis plusieurs semaines, vous êtes mis en cause et stigmatisé dans un certains nombre de médias français, pensez-vous que cela soit dû Ã  vos positions politiques ?

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Évidemment. Je suis contre TOUT ce qui fait bander le Franchouillard centriste bobo d'aujourd'hui. Contre Chirak. Contre les 35 heures. Contre Nick Mamère. Contre le rap nazi-cool. Contre le pacifisme. Contre Arafat. Contre les Guignols de l'Info. Contre Pierre Marcelle. Contre Thierry Ardisson. Contre Tariq Ramadan...

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Quelles sont selon vous les autres motivations de cette campagne ?

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La haine des nabots et des écrivaillons post-modernes, tel l'inénarrable acarien Arnaud Viviant, et ses complices de la Nomenklatura intellectuelle parisienne. Tous ceux qui trouvent la lecture de mes romans « insurmontable ». Tous ceux qui ne supportent pas qu'un gars de ma génération ne s'agenouille pas devant le premier caca « déconstruit » de ses contemporains.

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Pensez-vous que cela soit susceptible d'avoir des répercussions sur votre carrière littéraire ?

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Cela en aura, c'est certain. Ou alors vous ne connaissez pas la République Populaire de France.

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François Medioni a quitté l'agence Guysen pour créer son propre site internet quelques semaines après avoir refusé cette entrevue, prétextant le manque d'audace éditoriale de son patron.

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De: Maurice Dantec, Montréal, Canada
A : Guy Senbel, Agence GuySen, Paris, France

Date: 10 avril 2003

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Monsieur,

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Il y a de cela un trimestre maintenant, la presse néo-collaborationniste « française » a cru bon déclencher contre moi une campagne haineuse et stupide, ayant pour motif deux emails un peu énervés que j'avais envoyé à un groupuscule nommé « Bloc Identitaire » que les délateurs aux zordres assimilent faussement à Unité Radicale donc au méchant-fasciste-psychopathe Maxime Brunerie. Mes positions sur Israël, les États-Unis, la fausse Europe de Bruxelles, la guerre « métanationale » en cours, etc, sont connues maintenant depuis longtemps. C'est ce parcours hétérodoxe qui, je crois, vous avait à l'époque intéressé. C'est le fait qu'enfin une agence de presse sioniste s'intéressait à mon cas, certes un peu « spécial », qui m'avait en retour donné beaucoup de cœur Ã  l'ouvrage, dans le combat contre les Marcelle. C'est ce qui avait permis, je le pense sincèrement, que je puisse conduire avec le représentant de votre agence, M. Medioni, une entrevue fort enthousiasmante, et sans doute « rare », si vous m'accordez 5 secondes de fatuité. Malheureusement, votre confrère s'est conduit au final comme un imbécile, permettez moi de vous le dire en toute franchise. Alors que j'étais attaqué de toutes part par les collabo-bobos et les nazillons trotskystes, M. Medioni n'a rien trouvé de mieux à faire que de me prévenir sans ambages que l'entrevue était totalement CENSURÉE, par le simple fait que j'avais osé citer Léon Bloy parmi mes auteurs de prédilection ! Comme si Léon Bloy – relisons avec calme son Salut par les Juifs et ses violents pamphlets contre Drumont et les antisémites de son époque – pouvait être responsable de la Shoah ! Que se serait-il passé si j'avais osé dire « Céline » ? C'est à M. Brami, grand spécialiste et amateur de cet auteur, et juif pratiquant, qu'il faudrait demander cela. Quoiqu'il en soit, j'ai considéré cet acte de censure comme la preuve que la connerie était de fait, bien partagée sur cette planète. J'ai pris alors la décision d'envoyer copie de tout « le bouzin », comme on dit, y compris la correspondance au vitriol avec M. Medioni, à mon ami Micha Glit, du site Subversiv.com, qui pourra vous affirmer que je ne suis pas un suprématiste blanc, ni un amateur de nabots autrichiens. Le temps a passé ; je n'ai pas voulu rajouter d'huile sur le feu. Micha m'a appris qu'il s'était mis en contact avec vous, en vain, pour étudier une mise en ligne éventuellement commune de cette entrevue. On ne lui a toujours pas répondu. Je considère pour ma part que nul n'a le droit de vouloir me faire taire, sans s'exposer au ridicule, et je reste courtois. J'autorise donc par la présente mon ami Micha Glit, du site Subversiv à faire ce que bon lui semble de l'entrevue QUE J'AI BIEN VOULU ACCORDER À VOTRE AGENCE et que celle-ci a crû bon interdire d'antenne. J'aurais espéré, de la part de sionistes soi-disant convaincus, un peu plus d'intelligence.

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Bien à vous,


MgD


IN SPIRITU SANCTO ET IGNI

Saint-Luc

medioni2004

« Maurice G. Dantec : "Je viens d'acheter un doberman" »

Propos recueillis par Micha Glit, Subversiv.com, 25 janvier 2004.

Maurice Dantec a accepté de répondre aux questions de notre envoyé très spécial, en pleine polémique autour de son courrier au « bloc identitaire » et suite aux articles parus à son sujet dans Le Monde et Libération.


Maurice Dantec, vous avez écrit cette semaine aux membres du « bloc identitaire ». Tenant compte de l'abîme qui sépare votre pensée de l'idéologie de ces jeunes obscurantistes, on peut s'interroger sur votre démarche. Espérez-vous sauver quelques-unes de ces âmes tordues ?

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Premier point : si ces gens là sont des « obscurantistes », j'aimerais qu'on me dise comment qualifier la députasse Borloo qui a expliqué ouvertement que « La France était un Pays du Maghreb » ! Et la Finlande, sinistre truffe révisionniste, c'est une province du Zimbabwe ?

Je désirais donc achever de compromettre ma carrière d'écrivain « fascisant », pour reprendre les mots de la presse des bobos. C'est vrai, ces gens là sont d'affreux nazis-de-droite, opposés à l'islam, et avec lesquels des différents d'ordre politique m'opposaient — on dira — virilement. Mais quelle importance ? Ce qui compte aujourd'hui c'est de discuter avec qui nous SOMMES BIEN TOUS D'ACCORD.

J'aurais dû envoyer ma lettre au Dalaï Lama, à Nick Mamère, à Tariq Ramadan ou à Jacques Chirak le Bienheureux, il ne me serait rien arrivé.


Vous avez autorisé les membres du « bloc » à publiciser votre missive. L'onde de choc médiatique a-t-elle été à la hauteur de vos attentes?

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Bien au-delà : oser souhaiter la bonne année à des « complices de Maxime Brunerie », vous vous rendez compte, heureusement que la Police du Nouvel Ordre Moral veille, grâce à Al-Libiratioune, et au Mondistan (appelé parfois le Courrier des Renseignements Généraux).


En prêchant des positions sionistes et pro-américaines aux jeunes nationalistes, vous risquez de foutre un sacré bordel dans l'extrême-droite française. C'est le but ?

​

J'oserais dire que vous commencez à vous approcher de la vérité. Évidemment, les chiennes de garde patentées de l'ordre nazi-centriste pro-islamique ont empêché qu'un tel débat, qui aurait pu s'avérer explosif, ne se tienne. Quel progrès des droits humains !


Michel Houellebecq a fait reparler de lui il y a quelques semaines en publicisant ses rencontres avec Raël. Il a déclaré : « Mon cas est déjà relativement grave, mais j'ai quand même le droit de fréquenter qui je veux ». Même combat ?

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Sur le principe, OUI : est-ce qu'on reproche aux racailles néo-léninistes du Monde Diplomatique d'aller en vacances chez notre Ami-Le-Fidel. A-t-on reproché à Marc-Édouard Nabe ses voyages guidés à Nadjaf où paraît-il je ne me rends pas assez souvent ?


On s'inquiète un peu pour vous, puisqu'on a cru comprendre que votre éditeur menace de vous lâcher. Vous avez assuré vos arrières ?

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Sur le net, on me fait comprendre fort gentiment que je risque de publier mes prochains écrits en samizdats. Dois-je considérer cela comme un HONNEUR dans la France des salopes chirakiennes ?


En passant, les quartiers branchés de Montréal, c'est mieux que les quartiers bobos parisiens ?

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Ah, ces pigistes coprophages, envieux de la moindre différence qui les ramène à leur quotidien merdique, celui de la Mairie de Paris. Mon appartement branché ne vaut pas le dixième de la chambre de bonne mansardée d'un écrivaillon abonné au Café de Flore. Je n'ai de compte à rendre à aucun Arnaud Viviant, qui palpe des avances pour des bouquins indigents dont on ne sait même s'ils seront publiés, et pas plus aux catins des rubriques culturelles, qui nous ont « vendu » Guillaume Dustan, Catherine Millet, Amélie Nothomb, et tous ces autres fameux « sous-prolétaires » de la littérature.


Votre avis sur le dernier album de Diams ?

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Je ne connais pas. Comme vous le savez, en ce moment, j'écoute en boucle des chants militaires allemands, et je viens d'acheter un doberman.

doberman2004

« Interview Maurice G. Dantec »

[Septembre 2003], propos recueillis par ?, Ozymandias, n° 1, janvier 2004, p. 52-55.

Polar ou SF ? Dantec se fiche bien de la réponse. La littérature comme arme de destruction massive, du punk et du cyber comme s'il en pleuvait. La lecture de ses romans est une expérience comparable à la noyade, si on ne reprend pas sa respiration, on sombre…

Après Villa Vortex, l'auteur des Racines du mal nous livre un aperçu halluciné de sa vision nietzschéenne du 21ème siècle. Âmes sensibles s'abstenir…

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Quand on cherche une interview de Maurice Dantec sur le web, on est surpris de voir que vous en accordez souvent à des e-zine. Vous avez l'air assez proche de vos lecteurs et de votre public ?

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Non, je ne crois pas. En tout cas les médias, quels qu'ils soient, sont par moi traités avec un souci quasi-républicain d'ÉGALITÉ, c'est d'ailleurs le seul cas de figure où cela se présente.

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Vous écrivez des romans assez singuliers dans le paysage littéraire français pourtant on ne cesse de vouloir vous définir, roman noir, cyberpunk, anticipation. Avez-vous le sentiment d'appartenir à un mouvement particulier ou peut-être de lui donner naissance ?

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Un mouvement ? Non, je ne pense pas. Les mouvements artistiques, surtout après 1945, ne m'intéressent guère. Je suis un auteur, je fais mon boulot, on me paie pour ce boulot. Le lien le plus proche que je trouve c'est tueur à gages pour la mafia.

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Vos derniers ouvrages, Théâtre des Opérations et Villa Vortex, ont été beaucoup critiqués. Quelle est votre réponse à de telles critiques ?

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Le problème, c'est que précisément ils n'ont pas été CRITIQUÉS. Cela nécessiterait en effet l'existence d'une critique. On ne peut tout de même pas demander à Nelly Kaprièlian, des Inrocks, ou à la Miss Bouquins du Nouvel Obs, d'être à la hauteur de ce que devrait être le rôle de « critique ». Il faudrait en effet pour cela qu'elles apprennent à lire, à écrire, et savoir établir une différence entre Christine Angot, un malade atteint d'éléphantiasis, et un écrivain.

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Le sens de récits d'anticipation semble aujourd'hui confisqué par sa clôture au sein du débat inhérent à l'humanisme. Pensez-vous que ces récits soient l'ultime rejeton du rhizome des « Lumières » européennes ?

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J'ai voulu faire en sorte que mes récits, et mon journal, soient une arme de destruction massive contre ce rhizome pourri. Mes romans sont délibérément anti-humanistes. On me l'a souvent reproché.

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Après le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley a écrit son antithèse : Ile. Un système où la liberté et l'harmonie règne. Pour vous, à quoi pourrait bien ressembler ce monde idéal ?

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Monde et idéal sont pour moi deux mots qui forment de fait un oxymore.

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Apologie du désastre, présent déshumanisé… Y a-t-il une lueur d'espoir dans votre vision du futur proche ?

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« L'espoir, cette chaîne de l'esclavage » – disait Nietzsche. Je ne suis pas un vendeur d'espoir, ni d'ailleurs pas plus de désespoir. Pour la première catégorie, voyez Francis Cabrel ou Sarkozy, pour la seconde, la plupart de nos groupes de rock dit « alternatifs » et leur soutien indéfectible à tout ce qui peut, de près ou de loin, être mêlé à la destruction de la civilisation occidentale.

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Quel sera selon vous le scénario des années 2010 ? Parmi tous les éléments du marasme ambiant (violence urbaine, politique corrompue, pollution dévastatrice) desquels faut-il VRAIMENT avoir peur ?

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À votre avis (êtes-vous sérieux ?) : la IVème guerre mondiale qui a commencé il y a très exactement deux ans et deux jours (le 11-09-01 – ndlr). Car elle CONJUGUE TOUS les autres aspects du « marasme » – comme vous dites.

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Quel regard portez-vous depuis là où vous vivez, sur l'Amérique de Georges Bush, et sur la vieille Europe ? Va-t-on vers la faillite des états ? Un chaos rampant mondial ? L'émergence d'une conscience collective ? L'abrutissement des consciences ?

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En préliminaire : Bush est le rempart du Monde Libre et Chrétien contre le totalitarisme islamique et ses alliés gauchistes. La Vieille Europe, comme son nom l'indique, est une antique catin édentée dont la bouche est grande ouverte au passage des organes du Mollah pétrolifère moyen.

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1) faillite des États : oui faillite des États-nations, surtout de la République Franchouille. Toujours en panne de système de climatisation ?

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2) chaos mondial : oui, chaos contre chaos, code contre code, monde contre monde, Islam contre Occident.

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3) émergence d'une « conscience collective » : en observant les cucurbitacées de l'antimondialisation, et leurs déambulations manifestatoires, de José Bové à Bertrand Cantat (momentanément en vacances en Lituanie), de Nick Mamère au Facteur Trotskiste, le mot « collective » me semble on ne peut plus approprié. C'est le mot « conscience » qui me pose un problème. La première syllabe, peut-être…

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4) abrutissement des consciences : comme je le notais à votre précédente question, pour abrutir une conscience, encore faut-il que celle-ci existe. Avons[-nous] la preuve formelle qu'un gauchiste pacifiste et antimondialiste est réellement doté d'un CERVEAU, et non d'une plateforme PC pour Internet ?

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Pour revenir à la littérature, le scénario du film La Sirène rouge d'Olivier Megaton tiré de votre roman homonyme a été réalisé par Norman Spinrad, est-il un auteur que vous appréciez ?

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Spinrad fut un de mes auteurs fétiches de SF dans les années 70-80. Il reste selon moi un des piliers du genre.

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Il y a-t-il un projet  que vous souhaiteriez mener à son terme si vous en aviez les moyens financiers et technologiques (même le plus fou…) ?

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Je vais essayer de réaliser un ou deux court-métrages. Je verrais ensuite si je suis capable de diriger un film. Malgré ce que disent les catins de la presse aux ordres, j'ai une ambition très raisonnable. Je ne souhaite pas même un Prix Nobel.

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Votre intérêt pour Gilles Deleuze est affirmé clairement dans votre œuvre et votre musique, on connaît d'ailleurs par une confidence de l'intéressé son goût pour la science-fiction. Avez-vous quelque hypothèse pour expliquer son curieux silence à ce propos dans son œuvre publiée ?

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Deleuze n'a pas eu le temps d'écrire tout ce qu'il avait en tête. Richard m'a confié qu'au moment de sa mort il travaillait à un livre sur la musique. Il y a fort à parier que s'il avait vécu aussi vieux que Régis Debray, Jean d'Ormesson ou Mazarine Pingeot, il aurait certainement traité le domaine de la littérature d'anticipation.

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Un timide débat a commencé, à l'orée du siècle, entre philosophie et récit d'anticipation. Pensez-vous que la philosophie soit aujourd'hui sommée de s'expliquer avec la science-fiction ?

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Bravo pour votre locution, c'est exactement ça, nous, écrivains, nous SOMMONS les « philosophes » de s'expliquer sur le XXème siècle, et celui qui s'en vient. Inutile de préciser que nos méthodes serons musclées. Ce sont en effet ces enculés d'universitaires pompeux qui nous envoient en camps de concentration depuis un siècle.

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Donc si par hypothèse, l'Université faisait un jour droit à quelque chaire d'herméneutique (interprétation – ndlr) du récit d'anticipation. Postuleriez-vous ?

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Le jour où je postulerais dans une Université ce sera en tant qu'Entrepreneur en Démolitions.

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Enfin, pour terminer, Maurice Dantec… avez-vous une âme ?

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Mon psychanalyste marxiste est persuadé que non, on me dit qu'il ne serait pas impossible que quelques rappeurs en soient dotés. Descartes pensait, lui, que comme tous les animaux, cela leur était impossible.

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Merci beaucoup.

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C'est moi qui vous remercie,

Avec mes transatlantiques salutations –

From Montréal –

ozymandias2004

« Villa Dantec »

[15 avril 2003], propos recueillis par Nicolas Rehbi, Subversiv.com, 25 juin 2003?.

« Un individu ne peut ni aider ni sauver une époque, mais seulement constater sa perte ». Cette phrase de Kierkegaard qui ouvre le premier tome du Théâtre des Opérations, résume très bien Maurice G. Dantec. Né le 13 juin 1959 à Grenoble, il passe son enfance entre Grenoble et Ivry sur Seine. S'il a eu la chance d'avoir des parents communistes –un père journaliste scientifique, une mère couturière – il a surtout eu la chance d'avoir des parents qui ont su s'opposer aux dogmes qu'ils ne jugeaient pas en adéquation avec leur pensée. En cela il se dit fier d'avoir évolué dans une famille prolétaire « lettrée » comme il le rappelle souvent.

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Après une enfance plutôt calme à rêver des exploits de Gagarine, Dantec rencontre en 1971 Jean-Bernard Pouy qui l'initie à la littérature. Fin 70, début 80, Dantec s'essaie à des études de lettres, dans des groupes de musiques, notamment Artefact, zone de droite à gauche et va de petits boulots en petits boulots. En 1990, comme il l'explique si bien lui-même, il se consacre à l'écriture, car « c'était soit ça, soit la clochardisation! ». En 1993 sort donc La Sirène Rouge. Dantec part à Sarajevo et en 1995 commence à faire sérieusement parler de lui avec Les Racines du Mal. Il revient un peu à la musique en 1996 avec No One Is Innocent, signant des textes sur l'album Utopia, et en 1997 avec Richard Pinhas fonde le projet Schizotrope.

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Dantec, déçu par une Europe qui pour lui s'est définitivement suicidée en ex-Yougoslavie, termine Babylon Babies et s'exile à Montréal en décembre 1998. Le roman sort en mars 1999. Au sommet de la gloire, si l'on peut dire, il décide de couper les ponts et fustige ce qu'il appelle le « nihilisme planétaire » dans les deux tomes de son journal. Entre temps, son roman La Sirène Rouge est adapté au cinéma en 2002 par Olivier Megaton. Dantec y fait une brève apparition. Véritable terroriste de la littérature, « combattant » du Logos, Dantec décide de dire haut et fort ce qu'il a à dire, quitte à passer au vitriol les oreilles les plus crasseuses. Un nouveau cycle s'annonce avec son dernier roman, Villa Vortex, premier volet de la trilogie Liber Mundi, paru en mars 2003 aux éditions Gallimard.

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Pour commencer, expliquez-nous pourquoi Villa Vortex ?


En fait, il y a beaucoup d'interprétations possibles mais la vérité factuelle c'est que le livre devait s'appeler « Vortex », et en fait ça ne m'a pas été possible pour des raisons légales parce qu'une bande dessinée italienne a déposé le nom. Étant dans le même « domaine » en matière de protection légale bd, roman, tout ça j'imagine que ça fait partie du même ensemble de choses – ça m'était impossible sous peine de voir Gallimard batailler dans un procès, j'avais vraiment pas envie de ça. Donc, vu que le vortex est un principe physique qui a été à la base de toute la rédaction du roman, c'était très ennuyeux pour moi, mais j'ai pu plus ou moins rattraper le coup si tu veux en y ajoutant le substantif « villa », parce que dans le roman si tu veux, on va dire qu'il y a une maison qui est l'habitacle du vortex, qui est la maison du tueur en fait, mais il se trouve aussi que d'une manière simplement consonante « villa », ça me rappelait aussi « ville ». D'ailleurs, étymologiquement ça vient de là, donc j'aurais pu faire « Vortex Ville » mais bon j'ai choisi « Villa Vortex » parce que la « villa », cet espèce de pavillon de banlieue archétypale me semblait quand même assez représentatif de la vision de l'urbanisme que j'avais essayé de décrire dans mes descriptions de la banlieue, dans ce qu'est la banlieue, à part les cités qui sont décrites aussi – j'aurai pu faire « Vortex City » ou « Cité Vortex » – mais la « villa », le pavillon de banlieue me semblait encore plus représentatif de..., j'allais dire d'une certaine forme de fin de l'urbanisme, donc j'ai choisi ça.

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Il y a donc un rapport entre le fait que cette maison, dans sa description, soit vide ?


Exactement. Oui parce que c'est un livre sur le nihilisme alors en même temps il fallait que cette maison soit comme son illustration urbanistique, c'est-à-dire un rien, un nihil, dans lequel est construit toute une pathologie. C'est pour ça que je l'ai appelé comme ça au final.

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J'ai donc regardé l'émission Campus et j'ai lu quelques interviews sur le net, ainsi que des critiques, et ce qui revient tout le temps c'est le terme « roman total ». Seulement on sait pas trop ce que ça représente. Qu'est-ce que vous avez essayé de faire ? Une sorte de journal mêlé à une fiction... ?


Non, un journal non, c'est plus complexe que ça si tu veux. On va dire que l'histoire de Kernal-le-flic au cours des années 90, enfin de 89 à 2001, pendant ces douze années, c'est un peu l'incarnation de ma propre histoire intellectuelle. Au-delà du fait que je n'étais pas flic, que tout ce qui est de l'ordre de l'anecdote flicarde, si j'ose dire, c'est pas ma vie, mais toute sa démarche intellectuelle et sociale on va dire, c'est-à-dire une sorte de nihilisme absolu conjugué à une découverte paradoxale des vieilles religions, du christianisme, de la Kabbale, de choses complètement hors du temps en fait, c'est un peu une sorte de ligne parallèle à ma propre évolution intellectuelle. Ça c'était une chose que j'avais envie d'essayer de retranscrire. Mais pas sous la forme d'une autobiographie...

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La découverte des livres...


Oui, c'est ça oui, construire une bibliothèque par exemple qui est une de mes activités principales. La confrontation avec le crime, avec le nihilisme, la violence urbaine... Bon c'est vrai que dans le roman si tu veux, Kernal et Nitzos correspondent à deux aspects, euh...

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Deux possibles d'une même personne...


Oui, tout à fait, deux possibles, tu as très bien résumé.

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Le personnage de Nitzos, toute sa vie jusqu'à Sarajevo, c'est votre vie...


Tu as très bien résumé, c'est deux vies parallèles, deux possibles. Un qui va du côté de l'ordre étatique et de sa violence, et un autre qui va du côté du désordre esthétique et de sa violence aussi. J'avais les deux en moi et je n'ai pas trouvé d'autre solution que de scinder ces deux démarches en deux personnages qui en fait, c'est vrai, n'en font qu'un.

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Est-ce que le fait que Nitzos meurt à Sarajevo, ce n'est pas une métaphore – du fait que vous injectez des éléments de votre vie dans celle du personnage – pour dire que vous aussi vous êtes « mort » à Sarajevo ? Et du coup, que vous avez pris vie à Sarajevo en tant qu'écrivain ?


Tout à fait. Même si effectivement je suis allé à Sarajevo alors que j'avais déjà commencé à écrire, c'est sûr que cette expérience-là a été déterminante...

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Lorsque Nitzos dit « si je reviens, je deviens écrivain »...


Tout à fait, même si elle est un peu transposée dans le temps, c'est tout à fait une métaphore.

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Dans Le Théâtre des Opérations (TdO), tome 1 et 2, vous parlez d'un bouquin inspiré de l'idée du « Jihad butlerien » de Frank Herbert, avec une réflexion sur la fin de l'Homme et la nécessité pour la « post-humanité » de se développer au-delà de la Terre, de conquérir l'espace. Or, ce projet est nommé « Liber Mundi » et doit mettre en scène Darquandier, Toorop, les Babylon Babies et l'entité Joe-Jane. Quel rapport avec Villa Vortex, premier tome de la trilogie à venir Liber Mundi ?


Ah oui ! C'est pour un autre roman ça. Ça n'a pas de rapport avec Villa Vortex et ça ne fera pas partie de la Trilogie. C'est encore autre chose, un autre département du ministère !

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Donc l'idée de la bibliothèque de combat, base de la trilogie, et l'histoire de Darquandier qui en bossant sur l'entité Joe-Jane essaye de synthétiser son comportement en une équation, comme décrit dans le TdO 2 sous le nom « Liber Mundi », sont en fait deux choses totalement différentes ?


Oui, ce sont en fait deux bases différentes. Mais c'est vrai qu'il y a souvent des recoupements dans ce que je fais, il y a des thèmes qui sont communs dans les cycles romanesques, mais ce dont tu parles et ce que j'avais précipitamment appelé « Liber Mundi » dans le TdO 2 sera autre chose. Ce sera effectivement pour moi le moyen de conclure toute cette entreprise romanesque qui a commencé avec La Sirène Rouge, Les Racines du Mal, Babylon Babies...

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Oui parce ce que dans La Sirène Rouge, on voit Toorop, dans Les Racines du Mal, c'est Darquandier...


Dans Babylon Babies, on les réunit, et après, il va s'agir de les faire mourir d'une certaine manière, de clore l'affaire ! Mais ça voudra dire aussi clore, déjà une partie de ma vie d'écrivain, et une certaine manière d'écrire aussi. Disons que cette clôture et cette réouverture ont commencé avec Villa Vortex. Je fais un peu dans le désordre je dois dire, je ne suis pas un garçon très ordonné !

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Pour revenir sur Villa Vortex en lui même, j'ai lu dans l'entretien que vous consacrez à Périphériques – un recueil de textes et nouvelles paru en même temps que Villa Vortex – que votre style était très cinématographique. Vous répondiez alors que vous étiez allé au bout du processus et que ça ne se reproduirait plus. J'ai donc été surpris de voir de quelle manière, très technique, vous décrivez les lieux, les scènes au sein de la première partie du roman. C'est carrément un script à certains passages ! Que s'est-il passé ?


Oui, c'est tout à fait exact, que s'est-il passé ? Justement pour pouvoir passer à l'autre étape, il fallait que j'aille au bout de la démarche. C'est la raison pour laquelle, à l'intérieur du roman, la technique cinématographique est devenue importante pour moi, en tant que telle. Dans mes trois précédents romans, c'était de l'ordre de l'illusion, c'est-à-dire que c'était les effets de réel de la littérature naturaliste. Avec Babylon Babies, j'ai senti que je touchais la limite de ça. Et en réfléchissant un petit peu avant d'écrire Villa Vortex, l'idée m'est venue qu'en fait le meilleur moyen de clôturer cette étape, c'était de réinjecter la technique cinématographique non pas sous forme illusoire, mais carrément dans le corps du texte, de manière très technique. Dans la première partie du roman, c'est le visuel poussé jusqu'à la perversion technique si j'ose dire.

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Comme on parle de cinéma, j'étais surpris de vous voir faire une apparition dans l'adaptation de La Sirène Rouge car j'ai lu que vous vous étiez un peu éloigné de ce projet suite aux diverses réécritures du scénario. Était-ce plus un clin d'œil, comment ça s'est passé ?


En fait Olivier Megaton s'est servi d'une contrainte, à savoir qu'il n'avait pas d'acteur pour jouer ce rôle. Il s'est dit « tiens si je faisais une sorte de camaïeu médiéval », c'est-à-dire le peintre qui se dessine lui-même mais derrière un pilier quoi...

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Genre Vélasquez...


Oui. J'ai dit médiéval, j'aurai dû dire plutôt la Renaissance ! Donc après discussion j'ai dis oui, pourquoi pas. En plus, c'était pratiquement le seul rôle que je pouvais prendre en fait. Celui d'Ari Moskiewicz, le chef de réseau souterrain...

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Justement, on sent déjà, même de très loin, que des thèmes de Villa Vortex sont effleurés dans les autres romans. Par exemple, le caractère de Moskiewicz, personnage secret, qui amasse une somme folle de connaissance, qui agit en souterrain, en parallèle...


Oui, disons que chaque écrivain à des thèmes récurrents, obsessionnels... J'ai un groupe de thèmes plus ou moins reliés les uns aux autres, la constitution d'une connaissance secrète, occulte disons, fait partie depuis le début des choses que j'ai en tête.

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Pour continuer sur Villa Vortex, tout à l'heure on parlait de la technique cinématographique, mais on sent aussi chez vous le côté musicien. On a l'impression que vous avez pris ce côté années 80, échantillonnage, et que vous avez une écriture très synthétique. En fait vous prenez de vos sources – que vous citez en plus, que vous répertoriez, on pourrait dire – comme des « samples » que vous « mixez ». Votre écriture est très musicale en fait.


Oui, c'est tout à fait ça. C'est aussi pour ça que dans le roman, la musique électronique à aussi une importance. La numérisation du travail sonore, échantillonnage de voix... En fait, j'ai conçu un peu ce bouquin comme une table de mixage. Console dans laquelle il y avait des inputs, par exemple le nihilisme planétaire, la numérisation des corps et des esprits, la ville-monde, le rock'n'roll, la musique électronique, la destruction de la ville par elle-même, la Kabbale, les vieilles sciences antiques, le Zohar, la Bible,... et de tout ça, il s'agissait de faire un lexique qui, comme on dit dans le métier, tienne la route quoi ! J'ai fait plusieurs « mixes » avant d'arriver à ce résultat là. Le résultat dit final du roman, c'est la quatrième version en fait !

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Donc cette fois vous avez pas mal retravaillé ?


Je n'ai fais que ça ! En fait, j'ai mis six mois à écrire l'ossature générale, ce qu'on pourrait appeler la rythmique, et après... Si tu veux, entre le fond et la forme du roman, j'ai constamment essayé de jouer en aller-retour, par exemple de manière corrélative, le fait que je fasse d'abord un squelette et qu'après j'y mette de la chair, des tendons, des veines, des nerfs, etc. Finalement, c'est exactement les premiers versets de la Genèse, et ils ont une importance assez fondamentale dans le bouquin puisque c'est la création de l'homme, donc la dé-création de l'homme...

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Au lieu de six jours, vous avez mis six mois !


Oui, je suis pas Dieu le Père ! Donc, si tu veux, le processus de fabrication du roman est devenu un thème du roman lui même. Plus qu'un thème, je dirais quelque chose comme un... comment je pourrais appeler ça ? Un peu comme la couleur d'un son justement, qu'on peut donner au mixage, quelque chose qui est un peu partout sans être vraiment nul part !

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Ça, on le sent surtout dans le quatrième monde, c'est-à-dire la partie du roman qui débute avec la mort de Kernal. Avant d'embrayer vraiment sur l'histoire de Franz Narkos, du Bibliogon, tout ça, bref l'introduction du tome à venir, il y a trois chapitres uniquement consacrés à ce thème de la fabrication du roman, une sorte d'auto-analyse...


Absolument. D'une part, ça permet de pallier les incompétences de la critique ! Et surtout, c'était le moment où le livre devait se retourner sur lui-même et où effectivement, devait émerger une piste qui est de l'ordre de la critique, de la théorie de la littérature. Je ne pouvais pas, et d'ailleurs je peux de moins en moins, mettre des cases un peu étanches entre tout ça. Je ne pouvais pas mettre dans des compartiments la narration, la théorie de la littérature, le fait que le roman doit se construire à l'intérieur même de cette narration et que la narration doit se construire par la théorie de la littérature qui est engagée à ce moment là. Disons que là, c'est vrai que c'est très expérimental pour moi, mais je ne pense pas avoir fait œuvre d'innovation radicale en faisant ça ! Je pense à des gens comme Burroughs ou d'autres qui ont fait ça il y a quarante ans ! C'est difficile quand même de faire des romans types, naturalisme un peu plan-plan, une sorte de réalisme social mais branchouille ! On te décrit plus les ouvriers qui sortent de l'usine de Boulogne-Billancourt, mais on te décrit les petits branchés qui rentrent au Palace, ou au Bains plutôt ! Donc bon !

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Pour revenir à ça, vous affirmez que ce n'est pas dans la continuité du TdO...


Non, pas du tout. Mais c'est un roman très politique !

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Justement, on sent la coupure nette, notamment au niveau de la critique, puisque ceux qui vous encensaient pour les trois premiers romans, plus axés sur la fiction, si l'on peut dire – du genre « Dantec, roi du cyberpunk » ou « le nouveau Héros de la SF » – ont rejeté les TdO, et rejettent maintenant Villa Vortex parce qu'on ressent beaucoup ce que vous pensez.


Je vois ce que tu veux dire. Comment expliquer ça ? Je considère être écrivain, premièrement parce que j'écris, mais ce serait presque une conséquence, c'est parce qu'en fait, je suis un homme libre. Ce que pense le critique ou même mes lecteurs m'importe peu ! Le lecteur trouve ce qu'il veut. S'il n'aime pas le roman, c'est son droit, mais je ne vais pas me plier aux ordonnancements préétablis de la critique par rapport à ce que doit être un roman de Dantec par exemple ! Là encore pire !! Parce qu'au bout d'un moment, il y avait comme une sorte d'attente, avec Les Racines du Mal et Babylon Babies, une tendance à vouloir faire de moi une icône relativement repérable et traçable dans le champ de la littérature française contemporaine, grosso-modo le « roi du cyberpunk français », ce genre de conneries ! Hors si tu veux, ça n'a pas été un calcul pour le premier TdO, de faire une coupure nette, mais pour le deuxième, en ayant vu les réactions, je me suis dit « ben je vais en remettre une couche, je vais continuer ce travail, mais un peu plus loin », histoire de bien opérer par cette écriture une sélection de fait, entre ceux qui, comme par exemple le critique de L'Express, me reproche de « penser trop »...

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J'allais vous en parler...


Bon si tu veux, quand on en arrive à un point de – comment dire ? – au programme de la post-modernité cul-cul façon Pierre Lévy instauré dans le domaine de la critique, on est au point d'aberration nihiliste où un écrivain n'a pas le droit de penser ! Qu'on me dise que j'écris mal ou ce qu'on veut...

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Non, en plus il dit que vous écrivez bien...


Justement, on sent qu'il se dédouane un petit peu, mais après son problème c'est, comme beaucoup de gens, que quand on commence à creuser vraiment dans le domaine de la pensée, mais de la pensée en acte, en écriture, ça suit plus parce que ça fait peur ! Tu peux très bien faire des bouquins comme ceux de Pierre Bordage, – L'Évangile du Serpent, par exemple –, où tu as une petite couche « écolo-chrétienne », l'ensemble des opinions en fait déjà tracées par la société réunies sous une forme plus ou moins synthétique, ou tu as des gens qui soudainement, entendent détruire complètement ces engrammes là, comme moi, et s'infiltrer entre les cases, approfondir un certain nombre de concepts qui leur semblent essentiels pour la compréhension, et même pour la survie, des humains sur la planète. C'est très étrange, de voir que trente ans après Burroughs, Ballard, Moorcock, la critique française va reprocher à un de ses écrivain de penser ! Les bras ne peuvent que t'en tomber, je préfère encore la critique des Inrocks qui me descend en flamme car c'est couru d'avance, je suis leur ennemi, ils sont mes ennemis, qu'une critique comme celle -à qui essaye de dire « ok, super dialogues... », le panégérique de base et puis après, problème : Dantec, au lieu de faire juste des romans comportementalistes, fait aussi des romans essais ! Dire que c'est moi qui me fais traiter de « néo-réac » ! On est en pleine réaction là, en plein conservatisme neuneu. Ça veut dire qu'un romancier en 2003, pratiquement un siècle après Kafka, n'a pas le droit de mélanger l'essai, la théorie de la littérature, la fiction, la narration en abîme... Non, tout ça, non. Il faut que ce soit bien compartimenté alors que bon, ça fait quand même un petit moment que la littérature étrangère, notamment anglo-américaine, s'est détachée de ça !

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Dans Villa Vortex, Wolfmann, initiateur de la bibliothèque de combat, habite juste en face de ce qui va être la TGB...


C'est pas un hasard.

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Mais finalement, est-ce que ce n'est pas le même projet mais avec des prérogatives différentes. Par exemple, j'ai lu dans Le Monde, que des chercheurs tombaient sur des documents incroyables...


Oui, mais le problème en fait avec la TGB, c'est qu'il y a plein de livres, mais qu'on ne peut pas y accéder !! Je serais donc tenter de dire que la TGB, c'est l'anti-bibliothèque.

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Parce qu'institutionnelle ?


Non. Toute bibliothèque d'état est institutionnelle, c'est pas ça le problème. C'est qu'on est arrivé à un stade de dévolution générale qui fait que c'est une anti-bibliothèque. C'est une bibliothèque qui ne marche pas, c'est une bibliothèque dans laquelle tu ne peux pas accéder aux livres... Sans compter que quand tu es au rayon K, anthropologie, tu ne peux pas passer au rayon B, économie, sans repasser par la case départ, avec changement de badge, etc. Bref, la bureaucratie dans toute sa splendeur ! Avec en plus une architecture complètement régressive, une technique architecturale qui ne fonctionne pas ! La TGB tient avec des câbles, les arbres à l'intérieur sont en train de pourrir, c'est la totale ! C'est l'anti-Alexandrie ! Plus exactement, c'est une sorte de bibliothèque d'Alexandrie qui s'est constituée sur son incendie ! Donc, c'était inévitable que j'en fasse un représentant du monstre froid, et à un moment, puisque c'est un peu le thème du livre, le monstre froid de l'État s'effondre mais sans avoir rien préparé pour sa succession, sinon des réseaux maffieux, la criminalité même plus organisée d'ailleurs, mais individualisée, et disons les réseaux de corruptions qui sont infiltrés dans à peu près tous les corps de l'État.

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Le Bibliogon est donc l'incarnation de ce que devrait être une TGB ?


Si tu veux, le Bibliogon c'est la cristallisation imaginaire d'une bibliothèque de combat contre le nihilisme qui s'empare des esprits. En même temps, ce nihilisme a à sa disposition aujourd'hui à peu près tous les moyens de l'État, de l'économie marchande, pour asseoir sa domination. Le Bibliogon, c'est donc une figure totalement imaginaire de ce que peut être une bibliothèque, à quoi elle peut servir, dans le monde que l'on nous prépare. Elle avait son aspect politique, policier, avec la bibliothèque de Wolfmann, dans le monde réel, et quand on est dans l'outre-monde, elle change de statut, elle devient une sorte d'organisme métavivant qui permet à quelques humains de passer entre les mailles du filet d'une certaine manière. C'est sans doute un des thèmes que va développer le deuxième volet. Je sais que le roman à une structure bizarre...

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En même temps, ça se tient...


Oui, j'ai fait en sorte que ça se tienne, mais je savais que le bouquin devait être à la fois une clôture et une éclosion, c'est-à-dire clôturer une bonne fois pour toute le champ du politique et du roman policier, et à partir de cet appui paradoxal, puisque c'est un appui sur l'effondrement, l'effondrement du Leviathan, l'effondrement de l'État ; aller au-delà de mon écriture. Je savais très bien que le personnage allait mourir et que je ne pouvais pas m'arrêter à sa mort. Ce fut toute la difficulté, c'est-à-dire trouver un système de narration qui au bout de six cent pages puisse repartir...

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Puisque, en fait, c'est le début du cycle qui est à la fin du roman...


Exactement, et renvoie en plus au début même du roman, à l'origine du roman. Ça n'a pas été simple je dois dire.

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Vous critiquez beaucoup le projet « des Lumières ». C'est parce que vous êtes contre cette forme de savoir normatif, encyclopédique ? 


Ce ne sont pas mes valeurs. Contre ? En fait, ils sont ailleurs, c'est pas la même vision du monde ! Les encyclopédistes n'ont jamais fait autre chose, après tout, que ce qu'ont fait des dizaines de civilisations avant eux. Ils ont simplement déposé l'attrait de marque « encyclopédistes » sur leur projet mais la bibliothèque d'Alexandrie ou d'autres grandes bibliothèques de l'Antiquité avaient déjà ce projet là. C'est aussi un projet global, d'une certaine manière, de révolution des connaissances qui aboutit dans le monde dans lequel on vit actuellement ! C'est donc pour cela que les agents du Bibliogon vivent à rebours. Ils sont sur la rétro-transcription de ce monde-là, parce ce que ce monde-là est devenu invivable : la guerre-monde !

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C'est pour cela que même si l'action se passe dans le futur – dans la dernière partie du roman – les agents du Bibliogon sont tous des personnages du passé : Massoud, Rommel...


Oui, parce qu'ils sont morts. De plus, dans ce monde-là, le curseur temporel se déplace constamment du passé au futur. En fait, il n'est pas dans une zone stable. Futur, passé, présent se mélangent. Oui, il y a Gagarine, Massoud et Rommel qui sont des figures emblématiques du vingtième siècle, d'une certaine manière, et dans ce monde-là, les morts parlent ! C'est un livre sur la dé-création de l'Homme, la re-création de l'Homme, la destruction du monde par lui même et donc des virtualités, des possibles de re-création de ce monde... C'est un livre assez ésotérique, je le reconnais. C'est peut-être pour ça que des gens n'ont pas compris que mes références à la Kabbale n'étaient pas gratuites, n'étaient pas que logiques à l'intérieur du livre, mais nécessaires pour tout projet au-delà même de ce livre. Je pense sincèrement que se ressourcer à ce type de connaissances est de l'ordre de l'indispensable aujourd'hui. Les critiques qui n'ont pas compris cet aspect là, je pense que ce sont des personnes qui en fin de compte veulent du roman de distraction. Eventuellement du roman de distraction avec deux ou trois arguments philosophiques, ça va, pas de problème. Paulo Coelho, même moi à ma première période, on va dire, y a pas trop de problème. Mais à partir du moment où l'étude même de cette connaissance devient narration, là y a problème.

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Pour faire un lien avec l'actualité, que pensez-vous du pillage de la bibliothèque de Bagdad ?


Ah, mon dieu ! Ça fait partie des grandes tragédies que les guerres suscitent. Maintenant peut-être que les Américains n'avaient pas prévu ce type de choses, mais en attendant vu qu'ils étaient tous seuls à faire le boulot, j'aimerais bien voir les Français critiquer, ça me ferait bien rigoler !

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On le voit déjà, l'Allemagne, la France et la Russie font leur petit sommet entre eux, essayent de sauver la face...


Là, ils sont mal ! Là vraiment, Chirac aura enterré la nation pour quelques décennies ! Les américains ne sont pas près de refaire confiance à la France. C'est terminé ! Faudra pas venir sonner à la porte. C'est une période historique qui se ferme. Chirac a réussi quand même le coup de Jarnac génial d'avoir fait sortir la France de l'Alliance Atlantique d'une certaine manière. Je crois que les Américains vont attendre un peu, ils ont des problèmes plus urgents à régler : la Syrie, la Corée du Nord, préparer une paix durable et définitive entre Israël et les Palestiniens... Après le 11 septembre, ça a été : « Bon on arrête tout, on reprend à zéro, pouf pouf, un, deux, trois, et on y va ! ». Donc les cinquante années de politique néo-coloniale franco-britannique au Moyen-Orient sont mortes. Le problème c'est que la France a décidé de rester en dehors du coup. Et quand t'es en dehors du coup, t'es en dehors du coup mon pote, faut assumer jusqu'au bout. T'as pas voulu faire la guerre, ben tu feras pas la paix non plus ! Ça veut dire qu'il y a deux siècles d'histoire franco-américaine qui tombent à l'eau par tonton Chirac. Ce qui à mon avis est de l'ordre de la tragédie nationale. Mais ça les Français s'en rendront compte dans deux, trois ans.

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Justement d'être parti à Montréal depuis 1999, revenir là, deux mois de suite, dans le contexte actuel...


C'était très intéressant de voir cet espèce de lavage de cerveau général. J'ai jamais vu ça dans un pays ! Même aux États-Unis, il y avait plus de débats sur la guerre qu'il n'y en a jamais eu en France. Honnêtement. Partout, mes amis me racontaient que se soit dans une entreprise de marketing, une entreprise de chaussette, à la radio, à la télé, dans l'édition, chauffeur de taxi, patron de bistrot ! Quasiment unanimité générale derrière Chirac !

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En même temps, c'est pas évident d'aller contre, parce que dans mon cas je suis à Paris 8 et...


Ah ben là, t'es mal ! Mais bon, ça va être l'effondrement total. Comment veux-tu qu'ils tiennent leur discours dans une semaine ? Ils ont promis à tout le monde ici... Enfin, au bout de trois jours, tout le monde disait « les Américains s'enlisent ». Ils ont vendu à tout le monde que ça allait être un nouveau Vietnam. Ils ont vendu à tout le monde que même, à la limite, si les Américains arrivent à gagner en Irak, ça allait être le soulèvement général de tous les peuples arabes !! Attends là ! Bon la Syrie si tu veux, c'est un pays un peu à part, parce que c'est pas vraiment un pays musulman. Je veux dire par-là que c'est des gens qui ont massacré des dizaines de milliers de musulmans depuis qu'ils sont au pouvoir, le parti Baas, comme Saddam Hussein. Bon l'Iran, d'après ce que je vois, et qui n'est pas relaté dans la presse française, il y a un imam Chiite du Sud-Liban ; qu'est ce que ça veux dire un imam Chiite du Sud-Liban ? C'est un imam proche du Hezbollah, donc c'est un peu la voix officieuse de l'Iran ! Donc cet imam a déclaré « qu'il ne fallait pas s'en prendre aux chrétiens, que ce n'était pas une croisade chrétienne et que ce qu'ont fait les États-Unis en Irak, ç'aurait du être le travail des pays musulmans, et que les pays musulmans ont trahi l'Islam en ne faisant pas ce que les américains ont fait »! Je sais pas si tu te rends compte de la portée que peut avoir un discours comme celui-là aujourd'hui ! Donc la France en croyant se faire aimer des peuples arabo-musulmans en ne faisant rien, voire en soutenant Saddam Hussein, en essayant d'empêcher l'intervention américaine va se prendre le back-clash. C'est pas les américains qui vont être détestés ! On en reparlera dans deux ans, mais je connais bien les pays du Moyen-Orient, je connais pas trop mal les arabes, j'ai failli me convertir à l'Islam en Bosnie, je te fiche mon billet que toutes les prédictions de la presse française consistant à dire « les attentats-suicides », etc. Enfin pendant trois semaines, c'était de l'ordre du délire pur ! Y a eu deux attentats-suicides, dès qu'il y a eu deux jours de flottement à Bassorah, « ça y est, c'est la fin... », attends, deux jours de flottement, après c'était fini en dix jours ! Alors maintenant c'est les pillages… Faut voir aussi que c'est un pays que Saddam Hussein avait ramené au niveau d'un pays en sous-développement alors qu'on nourrissait le plus d'espoir dans le développement de ce pays ! Donc les pillages... Déjà les gens ont pillé tous les ministères, – bien fait pour leur gueule –, les trucs du parti Baas, – bien fait pour leur gueule –, qu'après, là-dedans, certains se disent « on va aller faire un petit raid sur le musée ou la bibliothèque de Bagdad », bon. On peut reprocher aux Américains de ne pas avoir été assez vigilants, mais là, la presse française en est au stade où elle est obligée de mettre ça en épingle pour faire oublier que pendant des semaines elle nous a fait croire que ça allait être l'échec. Reprend la presse française du 19 mars au 14 avril, c'était quasiment de l'ordre de l'Allemagne nazie ! Le pire, c'est que sous l'Allemagne nazie les directives venaient d'un parti totalitaire, là les directives viennent des gens eux-mêmes ! C'est le nazisme démocratique si tu veux, c'est effrayant quoi !

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C'est vrai que finalement, il y a eu peu de réflexions. J'ai eu l'impression que la plupart des manifestants étaient contre pour être contre, sans vraiment avoir essayer de réfléchir. Une sorte de jugement brut, sans aucun moyen de penser autrement, essayer d'aller plus loin que cette idée générale de faire le « bien », si l'on peut dire.


Mais ça c'est la bêtise, plus le gauchisme... En fait, si tu veux, Chirac n'a pas fait autre chose, je pense, que de prendre les pantoufles de Mitterrand. D'une certaine manière, Chirac, c'est « super-Mitterrand » ! Mitterrand avait déjà établi son règne sur une forme de consensus, un certain nombres d'idéologies qui s'emboîtaient plus ou moins les unes dans les autres : la tolérance, les rollers, la festivité...

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« L'homo-festivus » décrit par Muray...


Oui. La culture aussi en tant que domaine stratégique d'influence sur une société de troisième type. Une société justement basée sur « l'industrie culturelle ». C'est presque lui qui invente, tout du moins développe cette notion « d'industrie culturelle », ce qui lui permet en fait de pouvoir bizarrement libéraliser, à la place de la droite, les radios, les télés, tout ça, mais vu qu'il a une idéologie plus ou moins centriste et en fait très expansive, qui va de Canal+ à TF1, de LCI à Arte, Chirac n'a plus, en 1995, qu'à sortir la « fracture sociale » pour se faire élire, et aujourd'hui surfer sur la vague pacifiste. Qui aurait imaginé qu'un président de droite, gaulliste entre guillemets, adopte le point de vue d'Olivier Besancenot ! À la limite, même Mitterrand n'aurait pas osé ! Certes il a fait beaucoup pour essayer de reculer la première guerre du Golfe, et sauver déjà les miches de Saddam, mais s'il était peut-être fou, comme tout homme politique, il n'était pas idiot ! Il savait qu'il fallait montrer à l'Irak qu'on était leur pote, sans pour autant se griller avec les ricains ! C'était quand même encore un mec dans l'ordre du réel. Mais là, ça y est, la France n'est plus du tout dans le réel, elle n'est plus du tout dans l'Histoire, elle est dans le délire !

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C'est la formule de Bruno Deniel-Laurent (BDL): « Le réel ne passera pas ».


Oui, c'est tout à fait ça ! D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si j'écris dans la revue Cancer, dont il est le rédacteur en chef.

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Pour en revenir à Cancer justement, j'hallucine de voir comment la presse, Tecknikart, Lindenberg, se déchainent sur cette revue alors que dans le Hors série sur Bagdad, il y a en première page Marc-Édouard Nabe qui clame « tous à Bagdad pour faire barrage à l'invasion américaine », et page suivante, Dantec qui dit « aller hop, comme en quarante, consensus national, tous contre l'Amérique et les juifs ». En plus, cette revue donne la parole à Costes, Belhaj Kacem ou encore le rédacteur en chef de la revue néo-marxiste L'évadé. Enfin bref, oppose des points de vue totalement différents, mais qui se rejoignent dans cette volonté de critique, de pensée, de réflexion... Tout le contraire en fait du « prêt à penser » en kit sauce les Inrocks...


Oui, tu as raison, c'est de l'ordre du délire, là aussi. Voilà quoi, « le réel ne passera pas ». Quand BDL a sorti ça, je lui ai dit : « grand coup de génie, t'as tout résumé en une phrase ». Ensuite, je crois qu'il y a un respect réciproque entre Nabe et moi. Je pense que là où on se rejoint, c'est sur les Français ! À la limite, j'aurais presque préféré que la France soutienne vraiment Saddam Hussein, c'est-à-dire qu'elle envoie des troupes pour protéger Bagdad, qu'elle rentre en conflit avec les États-Unis, mais ça, on a pas eu les burnes ! Faut dire que c'est pas avec nos chars Leclerc ou notre porte-avions trop court qu'on aurait pu faire quelque chose. Si tu veux, il y a un truc de l'ordre de l'honneur, si l'on peut dire, d'une nation. Ou tu respectes ton pacte d'alliance stratégique avec tes alliés, ou tu te planques derrière l'ONU. Et la France depuis la première guerre du Golfe, en passant par la Bosnie, le Kosovo, l'Afghanistan, s'est toujours déballonnée et protégée derrière les sacro-saintes règles de l'ONU, qui sont pour moi des règles criminelles puisqu'elles empêchent précisément la politique, d'une certaine manière ! Si tu veux, l'ONU aujourd'hui consiste à laisser faire les massacres, les génocides et les guerres, en trouvant toujours des faux-semblant ! Et la France a été la grande spécialiste de ça pendant des années ! Ça a commencé avec Mitterrand, et Chirac n'est que le « super successeur » de Mitterrand, mais en pire ! Il a tout compris sur l'art du court terme, malheureusement, ce talent là a envoyé le pays dans le mur ! Et vu qu'on est plus dans le réel en France, la population n'a pas encore réalisé le désastre géopolitique que Chirac a provoqué avec sa non-intervention. Si on était au vingtième siècle on pourrait dire que c'est l'équivalent de Chamberlain et Dalladier à Munich !

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Pour en revenir à Nabe, dans le numéro 7 de Cancer, il parle de Brunerie, et emploi ces termes : « lecteur de Dantec, qu'il dévorait d'une paluche en s'astiquant devant une photo de Laetitia Casta de l'autre ».


Je pense que c'est possible que Nabe est de temps en temps un peu énervé par le fait que j'ai toujours raison, et lui tort ! (rires) Un truc que Marc-Édouard n'a peut être pas saisi, c'est que Paris Match est une caisse de résonance des RG (Renseignements Généraux). On le sait depuis trente ans, bon, parce qu'il l'a lu dans Paris Match ça. Donc le fait que Brunerie ait eu un TdO en sa possession, bon. À mon avis, il a du être d'accord sur trente pages peut-être, qu'il n'a sans doute pas compris en plus, alors que c'est un bouquin de 700 pages ! Je défends dans le TdO Israël, l'Amérique, les musulmans de Bosnie, bref tout ce que haïssent les gens d'Unité Radicale. Donc je pense que Nabe voulait plus m'envoyer une pique qu'autre chose, je ne lui en veux pas ! Mais bon, c'est vrai qu'il y a un problème dans l'extrême-droite française, si j'ose dire, parce qu'au moins, à l'époque du « Petit Clamart », les mecs avaient du bon matériel ! C'est pas avec du 22 long Rifle que tu vas taper un président ! Ça manque de professionnalisme un peu, tout ça ! (rires) Mais ceci dit, Chirac aura eu l'attentat qu'il mérite !

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Pouvez-vous nous dire ce qui constitue votre « bibliothèque de combat », ce que vous lisez en ce moment ?


En ce moment précis, pas grand chose ! Je suis un peu débordé. J'ai un tas de bouquins dans ma chambre parce que j'ai acheté à peu près quatre vingt livres depuis un mois que je suis à Paris ! Mais je lis principalement de la philosophie, de la patristique chrétienne, des écrits religieux de toutes sortes, par exemple les Soufis de l'Islam, les grandes Saintes Chrétiennes... Sinon, pas mal de littérature scientifique, et quelques romans qui me tombent comme ça dans les mains. Là, j'ai entendu parler d'un roman qui s'appelle La Maison Des Feuilles de Mark Z. Danielewski. Sinon, j'ai relu Céline y a pas très longtemps, la trilogie. Il me reste Rigodon. Honnêtement, des choses qui m'ont frappé récemment en roman français : Rien! Dans le domaine étranger, j'ai redécouvert De Lillo par exemple que je ne connaissais pas très bien en fait, Mao 2 par exemple qui est une tuerie totale !

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Vous vous êtes inspiré de la notion d'acte pur, vrai, dans l'acte terroriste décrit par De Lillo dans Mao 2 ?


Si tu veux, ce roman date de 20, 25 ans déjà. D'un certain côté, Narkos et les agents du Bibliogon sont des terroristes dans le métamonde. Kernal flirte constamment avec le terrorisme d'état. C'est donc une problématique qu'il faut constamment affronter, c'est-à-dire : la littérature, qu'est-ce que c'est ? Est-ce que c'est uniquement un moyen de communication qui permet au gens de se réunir, ou est-ce que ce n'est pas au contraire, à l'intérieur du langage, une arme de scission, de fission même. C'est ce qui fait qu'il y a un aspect assez luciférien dans la littérature ! Ça pose un gros problème pour quelqu'un qui se converti au christianisme comme moi, c'est-à-dire : comment ce « luciférisme » de la littérature peut-il être réinitialisé vers quelque-chose d'autre ? Quelque chose de l'ordre de la foi ou de la révélation, ce que j'ai essayé de faire dans ce roman. C'est un roman très luciférien, mais il y a quelques points d'appui qui essayent de montrer que c'est une étape. C'est un truc que Raymond Abellio a essayé d'expliquer, puisque je le cite pas mal dans le roman : pour lui, la gnose christique passe aussi par l'étape luciférienne et, évidemment, il ne faut pas s'y arrêter ! D'ailleurs, je reprends ce qu'il a tiré de la Bible, pour différencier Satan et Lucifer, à savoir que Satan est l'activité exclusive de la matière et que Lucifer...

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C'est l'activité exclusive de l'intellect !


Voilà. Or, le christianisme est précisément quelque chose qui se fonde sur l'annihilation de ce rapport dialectique et l'élévation du corps au niveau de l'esprit ; et, du même coup, l'élévation de l'esprit au niveau du corps. C'est pour moi tout le travail qu'il y a à faire dans la littérature.

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En même temps, le pêché originel est symbolisé par la connaissance, le fruit défendu...


Oui, mais les exégèses bibliques sont tellement nombreuses sur ce sujet : c'est des milliers de pages de patristique chrétienne ou de science juive, sans parler de l'Islam. La Chute, le pourquoi de la Chute, reste une question ouverte.

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Pour terminer, qu'est-ce que vous écoutez comme musique en ce moment ?


Des choses diverses : Recoil, Tarwater, Boards of Canada, Mouse on Mars… Sinon, j'écoute des vieilleries rock-punk, ou alors des choses comme The Verve. Je peux aussi écouter des choses comme Gorecki, Debussy ou Mahler que j'aime beaucoup. Qu'est-ce que j'écoute ? Peu de rap, surtout contemporain en fait, maintenant que c'est devenu n'importe quoi ! J'écoute pas non plus la nouvelle chanson française à texte, qui me fait redoutablement chier, du genre Vincent Delerm, fils de son père ! Je vois ce qui ce passe ici, depuis Montréal. Ça me permet de voir l'idéologie qui se profile là-dedans. Pas une idéologie, dans le sens d'un discours formaté par les auteurs eux-mêmes, mais bizarrement, une idéologie plutôt de l'ordre du périphérique. C'est-à-dire ce que dit la critique sur ces gens-là, qui est intéressant et important : Télérama, les Inrocks, etc. Comment, pour eux, c'est à la fois une alternative propre, si j'ose dire, au « rap banlieue », « cité », qui fait peur au petit bourgeois « versaillais », mais en même temps sans non plus aller vers la musique électronique expérimentale où personne bide que dalle... Donc cette espèce de ligne médiane où l'on revient au texte français relativement écoutable et distrayant... Enfin, tu vois, c'est pas Nine Inch Nails quoi !

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Très bon le dernier...


Oui, The Fragile. Il est sorti l'année dernière, non ?

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Exact.


Donc voilà. Sinon ça dépend des jours. J'écoute Velvet Underground, Kraftwerk, un peu de psychedelic rock anglais du début comme Echo & the Bunnymen, Joy Division ! Sinon Death in Vegas, pas mal, mais je préfère des groupes plus anciens comme Meat Beat Manifesto, Renegade Soundwave, des groupes électros déjà avec une plus grosse pulsion dub. Voilà.

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Un dernier mot ?


Bof, y a plus rien à ajouter je crois, R.I.P comme on dit, Rest In Peace !

rehbi2003

« De la mégapole à la nécropole. Entretien avec Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par Sébastien de Kerrero et Pierre Lafarge, Les Épées, n° 8, avril-juin 2003, p. 30-31.

Quelles considérations faites-vous sur la France, vue de votre exil volontaire dans la Belle Province ?

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Ça fait un bail que j'ai de gros doutes. L'explosion ex-yougoslave a signé notre inaction, je dirais, quel que soit le bord, si au moins nous avions pris le parti des Serbes... Moi, j'étais proche des Croates en Bosnie, que tout ce m****ier a fait qu'ils étaient plus ou moins du côté « musulman »... Je pense que Milosevic a bien joué son coup, Ceausescu venait de se prendre une balle dans la tête, il s'est dit qu'en propageant une guerre ethnique il allait peut-être s'en sortir. Seulement il avait la malchance d'avoir une fédération yougoslave créée par la France et par Wilson en 1918. Ce sont des choses qu'on paye avec trois générations d'écart. Au retour de Bosnie, j'étais « pro-bosniaque », alors qu'en réalité j'aurais souhaité que les Serbes renversent Milo comme les Roumains l'avaient fait, et qu'à la limite ils reconstruisent une fédération yougoslave. Quitte à ce qu'ils rejoignent l'Europe pour laquelle je nourrissais encore une espèce d'utopie. Je croyais que c'était encore jouable : il y a eu Maastricht, mais je me disais : on va bien arriver à faire quelque chose. Là-dessus je suis complètement revenu, évidemment.

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Vous avez été récemment mis en cause lors de la dernière « affaire » du petit monde parisien comme « nouveau réactionnaire », dans le livre de Daniel Lindenberg...

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Lors de la parution du livre, ce monsieur me présentait de telle sorte qu'il fallait répondre, nonobstant le fait que j'éprouvais à l'égard de ce raout une certaine indifférence. Le Monde m'a proposé de répondre dans ses colonnes. Ce type-là fait cent pages, dont une bonne partie m'est consacrée, et j'avais droit à cinq mille signes. J'ai pris un peu plus de temps et de place que prévu : la réponse n'est pas passée dans Le Monde. Je me suis donc débrouillé façon guérilla, j'ai lancé le texte « Le bocal des agités » quelque part sur le web. Tout ça n'a pas de nom : c'est du crétinisme universitaire à l'état le plus pur, de rapprocher des gens comme cela...

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On a entendu dire de vos romans qu'ils étaient « à thèse ». On est allé jusqu'à invoquer Paul Bourget...

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Alors ça c'est dingue ! (rires) Moi je n'ai pas voulu faire un roman à thèse. Je fais des romans de criminologiste... Seulement, c'est le corps de la société que je mets sur la table. Et le mien. Car je ne me considère pas hors du nihilisme, il a recouvert entièrement la planète. J'ai écrit un roman sur la destruction de la polis, sur la destruction de la ville, de l'État, ce Léviathan d'État-nation, qui, jusqu'à peu, surtout en France, arrivait, avec beaucoup de fiction et un peu de réel, à tenir la nation. Que reste-t-il ? Que voulez-vous faire avec Max Gallo ? Rien. Je continue de croire qu'il aurait fallu une grande fédération européenne, depuis longtemps, malheureusement la défaite de 1815 l'a condamnée.

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Où en êtes-vous exactement avec la question européenne ?

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Sans jouer au pessimiste, je suis très inquiet. On peut critiquer la guerre de Bush en Irak, mais il y a tout derme m eu une grande déballonnade de Schröder, élu par les pacifistes allemands, et de Chirac élu par quatre-vingt-deux pour cent des Français, dans des conditions historiques... Il eût fallut une volonté politique à l'Europe. Même De Gaulle, sans doute, n'était pas à la hauteur. Il aurait fallu un Charlemagne, qu'on attend depuis douze siècles.

Reste un mais : il y a peut-être un espoir du côté des pays de l'Est. Les Serbes me semblent de plus en plus intéressants. Je connais les pays de l'Est par « tradition » familiale, et depuis longtemps. J'observe un phénomène que j'évoque au début de Villa Vortex : les pays d'Europe orientale, qui ont vécu sous le joug communiste, ont franchi un cap ontologique que nous n'avons pas franchi. Il y avait un million cinq cent mille crétins, dont pas un Irakien à manifester à Londres ; il y avait cinq cent personnes à Varsovie. Il faudrait se demander ce qui se passe là. Pourquoi, ceux-là mêmes qui voulaient intégrer l'Europe des quinze nous ont-ils désavoué ? J'entends dire « la liberté ne se fait pas au son du canon »... Première nouvelle ! Parce que ça se fait avec des colliers de fleurs et des guitares folk ? Même la révolution française s'est faite au son du canon. Marx avait raison de dire que la fin du capital serait tragi-comique.

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Pouvez-vous préciser vos prises de position quant aux événements d'Irak ?

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Ce qui gêne le plus les Français en Bush, au-delà du fait qu'ils fait la guerre en Irak, c'est le fait qu'il soit chrétien et qu'il le dit. Comme Blair. Je sais que le Pape, et on ne serait le lui reprocher, essaye de recoudre la pax universalis, quoique Urbain ait eu une vision différente... Bush est un born again Christian, il ose dire Dieu dans un discours politique ; ça fait horreur à toute la France, athée, républicaine d'un seul tenant, de gauche à droite. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un hasard que la Pologne catholique et ses voisins orthodoxes qui ont connu l'asservissement apportent leur appui au président américain.

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Dans Villa Vortex, votre roman qui vient de paraître, certains évènements des années quatre-vingt-dix, servent de cadre serré à l'action de vos personnages. Cela laisse l'impression que la vie du monde occupe une place importante dans la vôtre.

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Tout à fait. Il s'agit de suivre le précepte kafkaïen, afin d'aider le monde à livrer sa guerre contre soi-même, il faut se le coltiner. C'est tout de même très étrange le nihilisme terminal, car il produit des contradictions indémêlables. Par exemple, en France deux postures se partagent le terrain romanesque : d'une part les écrivains sociaux, appelons-les comme cela, qui font le procès d'autres écrivains, de ceux qui parlent de leur nombril. De l'autre ces auteurs nombrilistes, pour qui rien n'a vraiment d'importance. Deux attitudes, une objectiviste, l'autre subjectiviste, mais qui convergent dans la même négation. L'ombilic du monde, où est-il ? C'est ça la question, qu'un romancier doit se poser. C'est en tout cas celle que je me pose, avec quelques autres. L'auteur est alors amené à s'autodétruire dans l'écriture... Les grands romans ça a toujours été ça.

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Vous évoquez longuement dans le roman la corrosion de la polis, la ville étant le laboratoire métaphorique du corps politique. Que pouvez-vous nous dire de cette architecture politique ?

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Tout le roman est axé là-dessus. Nous entrons dans la fin de l'État-nation, c'est une lapalissade, encore faut-il l'admettre. Nous sommes dans la ville-monde ; savoir que Mexico compte trois fois plus d'habitants que la Belgique fait entrer dans un autre paradigme. C'est donc également la fin de la politique. Ce qui signifie également le triomphe de l'économie, dans son sens mafieux, puisque le régulateur politique a sombré. On s'achemine vers des catastrophes, et tout cela n'est qu'un début.

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Pourquoi avoir choisi d'aborder cela par le prisme du Val-de-Marne ?

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Parce que je suis aussi un auteur noir, j'ai vécu longtemps dans le Val-de-Marne, c'est une affaire famille, mes parents ayant été militants communistes. Le communisme a été la grande affaire du vingtième siècle. Ce topique, est un fractal, c'est là où, dans ma tête de malade, tout se condense. Ce choix tient aussi du testament sur la France et sur sa littérature policière telle qu'elle a été longtemps écrite.

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Il y a donc de profonds échos politiques à la dévastation architecturale de la banlieue rouge, de cette petite couronne, dont Créteil est l'avatar exemplaire ?

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Il suffit d'y être allé une fois. Mais, c'est nulle-part sur-Marne c'est aussi le futur, c'est également là que s'élaborent les contre-pôles, selon le mot d'Abellio, aux tendances dominantes. Ils ont fabriqué la mégapole parisienne, sans se rendre compte qu'ils cernaient la polis, de dix millions d'une population livrée à elle-même, et évidemment avec une politique migratoire imbécile. Je le dis tranquillement, je n'ai rien contre les Arabes, au contraire, j'aimerais qu'ils vivent libres, je le dis en toute honnêteté. Or, je ne pense pas qu'ils vivent libres dans leurs pays et encore moins ici. Au contraire, ils sont livrés au nihilisme islamiste et puis au gangstérisme. Ça n'a pas l'air d'inquiéter Dray, ni Sarkozy, qui a sorti quelques matraques. C'est désespérant. Cette désagrégation est en cours au coeur du modernisme : c'est la fin de la ville, la fin de la nation, de l'utopie européenne, c'est donc celle de l'Europe, avant même qu'elle ne soit née.

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Villa Vortex, c'est également un roman sur la Machine, née avec les progrès des sciences naturelles et leur pendant philosophique, les Lumières. N'est-ce pas cette plaie ouverte en quatorze-dix-huit, qui ne veut pas se refermer ?

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J'irai plus loin, Auschwitz et Hiroshima l'on rende planétaire. C'est ce que Josèphe de Maistre devait cauchemarder de pire pour l'avenir, et malheureusement c'est survenu.

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Quels effets escomptez-vous sur les lecteurs de Villa VortexQu'espérez-vous réveiller en eux ?

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Villa Vortex a été l'occasion daller plus loin dans mon écriture. Si un résultat de cet ordre devait être obtenu, ce serait la destruction des mêmes préalables que j'ai dû moi-même atomiser pour écrire ce livre.

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De profonds changements dans votre écriture sont intervenus depuis Babylon Babies. La rédaction du Journal n'y est-elle pas pour beaucoup ?

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J'atteignais les limites de mon système. Le Journal devait être une expérimentation sur mes modes de narration, et devait m'entraîner ailleurs. Le Théâtre des opérations m'a également permis de me libérer.

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Quelles sont vos dernières lectures marquantes ?

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La patristique chrétienne.

épées2003

« Maurice G. Dantec : "Ne pas subir" »

Propos recueillis par ?, Prism Escape, 6 mars 2003 ?

Quelles seront les questions métaphysiques du 21ème siècle ? Maurice Dantec arme ses visions acides de théologie, (bio)physique, stratégie militaire, réalogène, littérature, informatique, musique, pour atteindre cette vitesse de libération à partir de laquelle des éléments de réponse peuvent apparaître. Après plusieurs ouvrages Maurice G. Dantec ouvre une trilogie littéraire nommée Liber Mundi, dont le premier opus Villa Vortex est prévu pour le printemps 2003.

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Première question impossible, qui est Maurice G. Dantec ?

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D'après la revue néopaganiste Éléments, je suis une réincarnation du Président Schreber. D'après Lafranchouille.com, Roi-du-Ouebzine, je suis un "écrivain-latex" qui croit que le Québec est situé en Amérique". D'après Mona Chollet et ses Talibans du Ve arrondissement, je suis un dangereux extrémiste américano-sioniste. Pour je ne sais plus quel torche-raie de la sous-culture Nationale-Contemporaine, je suis violemment xénophobe (entendez opposé à la connerie criminelle quelle que soient ses origines) et un danger pour la démocratie, et on dit aussi que je n'aime pas les défenseurs de la nature, ainsi que la féministe totalitaire. Toutes ces versions sont assez proches de la vérité, en se consultant, ils devraient parvenir à un portrait-robot pouvant être diffusé par la Stasi républicaine.

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Dans Laboratoire de catastrophe générale, vous donnez "quelques règles de bases concernant la guerre de mouvement métastable et de tactique hypermobile contre la Matrice, une première ébauche d'un véritable 'manuel de survie en territoire zéro'. Qu'est-ce que la Matrice et comment la combattre ?

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La Matrice, c'est la "société" post-moderne actuelle, disons son avatar médiatico-culturel. C'est une métaphore pour la grande fabrique des nihilismes devenus complètement objectivés dans laquelle nous "vivons", paraît-il. C'était bien sûr une référence à Gibson, j'essayais de montrer en quoi le "réseau" et ses possibles développements futurs étaient aussi une métaphore devenue réalité. La machine à produire des nihilismes est devenue un "néant" objectivé qui fabrique des machines, je voulais dire des "hommes", des "hommes" asservis à eux-mêmes, en un vaste et réticulaire "système auto-régulateur". Comment la combattre : question engagée à chaque écriture, je n'ai que des bribes de réponses, captées sur une radio à ondes courtes. Et il m'arrive parfois d'essayer de les retranscrire, comme je l'ai fait au cours de la rédaction de ces deux volumes d'un journal mené dans ce but, ce qui a fait rire beaucoup de monde à Paris, je crois.

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Vous parlez de la condition de l'homme libre comme condamné aux cryptes. Quelles cryptes vous semblent les plus fertiles ?

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Il me semble que je pensais fortement aux catacombes des premiers chrétiens, ou à un "tunnel" qui passerait sous un "mur". Mais le mot "crypte" renvoie aussi à la notion de "chiffre", de "code". L'adjectif "fertile" ne parvient pas à qualifier vraiment ce que je pense de cette Liberté, qui s'apparente plus à un devoir, voire à un sacrifice, disons à une "obéissance librement souveraine", qu'à un droit.

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Quelles sont les thématiques mises en place dans votre prochain livre Villa Vortex ?

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La Trinité comme processus de dédoublement du dédoublement, et d'inversion de l'inversion. La Ville-Monde comme Chute, comme fatale désintégration de la Polis. La mort comme Interface personnelle entre le Néant et l'Infini. La chaîne génétique comme métacode secret de la Narration.

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Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à ce basculement vers le christianisme ?

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Il n'y a aucune raison à la foi. La Grâce échappe à tout cadre rationnel.

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Pourriez-vous nous expliquer votre théorie de "construction" du Christ ?

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Je ne comprends pas cette question, je n'ai jamais - je crois - pu faire allusion à une telle "construction" humaine. Ne croyant pas de plus à un Dieu-Architecte, mais au Feu du Verbe, je ne vois pas comment répondre pour le moment à votre interrogation. Le Christ est le Dieu fait Homme, il n'y a là aucune "construction", car le Fils était là de toute éternité, avec le Père et l'Esprit-Saint, dans la Tri-Unité divine. Son incarnation sur terre a selon moi un but plus mystérieux, et bien plus grand, que la simple rémission de nos "péchés" grâce à la communion, affadissement terrifiant des catéchismes modernes, et pire encore depuis Vatican II. Mais je ne saurais bien sûr, en faire état, ce Mystère ne m'est pas pénétrable, en tout cas pour l'instant il manque encore à ma conversion le principal : son BAPTÊME. Comme il est dit je crois dans le Credo nicéen : Dieu a créée le Fils par génération, et l'Esprit-Saint par procession. C'est la seule chose que je suis en mesure d'affirmer clairement.

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Certaines écoles présentent le Christ comme un guerrier, un conquérant, qu'en pensez-vous ?

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C'est l'enfermer dans un rôle politique, et "humain". Jésus était un Prophète, et Il EST le Christ, prévu depuis des millénaires par les Saintes Écritures. Comme le dit si justement Wilhelm Reich, s'Il avait été un guerrier conquérant (comme Mahomet), il n'y aurait JAMAIS EU de Christianisme. Là-dessus aussi, je suis bien obligé d'en convenir, ma pensée a changé, s'est rapprochée de LA vérité (il n'y en a qu'Une).

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Avez-vous des éléments de réponse, quant au fameux "chaînon manquant" ou "missing link" qui fait passer le singe au statut d'homme ?

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À part l'existence de certains chanteurs connus, je ne crois pas à un chaînon manquant entre le singe et l'homme, ultime scorie de la pensée mécaniste qui cherche partout des CONTINUITÉS. Je suis évolutionniste, mais hétérodoxe, je crois à un "Intelligent Design" divin, ce qui me vaudrait aujourd'hui aux États-Unis le sort peu enviable des darwinistes face aux intégristes calvinistes du début du 20ème siècle. Et je ne parle pas de la République-Patrie-des-Droits-de-l'Homme que j'ai quittée. Il n'y a pas de "missing link" entre le singe et l'homme, puisque l'homme est le produit d'une DISCONTINUITÉ "catastrophique" (voir la parabole de la Chute), qui le projette hors du CYCLE de la NATURE, ou disons à son POINT-LIMITE de transmutation, une hélice néoténique, qui jamais ne se ferme, et évolue-involue en double spirale, bref "fait à l'Image de Dieu", comme il est précisé fort justement dans La Genèse.

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L'explication de Arthur C. Clark et de Stanley Kubrick dans 2001 : L'odyssée de l'espace vous semble-t-elle plausible ?

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Peu  importe, c'est une des plus belles oeuvres de la science-fiction du 20ème siècle. Je rappelle que Clark, dans l'introduction de son livre, explique qu'il voulait écrire un "conte scientifique" permettant une "explication rationnelle de Dieu". C'est la seule limite de ce texte. Il n'existe aucune cause à l'existence de Dieu, il ne peut donc y avoir aucune explication de "existence" rationnellement compréhensible par l'homme. Il ne peut la comprendre que par la Foi, ce qui, vous le comprendrez fort bien, ne peut que susciter affolement panique, ou haine sans frein, chez tout bon rationaliste qui se respecte, franchouillard de surcroît.

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Le passage de l'homme à son successeur sera-t-elle du même ordre ?

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Probablement. Mais ma pensée a évolué depuis la rédaction des deux volumes du Théâtre des opérations. Je ne dirais plus aujourd'hui que le Successeur de l'Homme soit le Christ, car je crois que le Christ est toujours UNIQUE, il en est le contre-pôle intensifié dans une personne singulière. La nouvelle espèce humaine sera en effet le produit d'une catastrophe, d'un Déluge - si vous voulez, d'une infinie contraction des forces telluriques/sociales sur elles-mêmes, dont résultera une extension contraire, infinie sur elle aussi, sous la forme de la Grâce. Dans la brèche apparaîtra le méta-humain, au milieu d'une post-humanité qui sera - sans doute - quasiment anéantie par ses propres forces involutives.

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Dans une de vos théories, vous expliquez que l'humanité, ayant dépassé 10 milliards d'habitants, sera obligée de quitter la terre et ainsi de rencontrer d'autres civilisations ?

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Passé 12 milliards d'habitants, la planète sera invivable, selon des projections assez récentes, cela pourrait se produire vers 2050. Entre-temps une partie de l'Humanité se sera effectivement recomposée sur quelques "Arches", en orbite autour de la Terre-Mère, ou d'autres objets du système solaire. Il est probable que cela soit à ce "moment" précis de l'Évolution qu'une rencontre "officielle" entre civilisation stellaires soit rendue possible, nécessaire et souhaitable.

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Vous croyez aux extraterrestres, c'est-à-dire que vous avez fait vôtre depuis longtemps "l'évidence cosmobiologique de base". Pensez-vous qu'une rencontre avec d'autres civilisations n'aura pas lieu avant ce seuil fatidique, ou qu'elle n'a pas déjà eu lieu ?

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Les questions concernant la co-présence de la vie intelligente dans le Cosmos sont sans fin, elles seront les questions "métaphysiques" du 21ème siècle. Pour ma part, je pose comme principe que la Vie n'est pas rare dans le Cosmos, mais qu'il est possible que le développement propre à l'Humanité soit beaucoup moins commun, le même rapport, peut-être, qu'entre notre espèce et les autres espèces vivantes du globe. La vision orthodoxe du darwinisme nous conduit à penser que chaque grande catastrophe - ayant parfois réduit à néant plus de 90 pour cent de la vie existante sur la planète - prouve que c'est le HASARD seul qui aurait conduit à l'émergence de l'Homo Sapiens. Pour ma part, cette série de catastrophes "prouve" très exactement l'inverse. Elle prouve selon moi que la "Nature" est un "laboratoire" où le but sélectif est de produire l'être le plus développé possible pour cette biosphère particulière. Le rythme des catastrophes planétaires est celui de la double-hélice, chaque fin de cycle ne se ferme pas, mais le processus repart d'une discontinuité. C'est précisément la discontinuité sélective/évolutive du monde qui "prouve" selon moi, l'existence d'un Principe Unificateur Métastable, qu'il ne faut pas appeler Dieu sous peine d'être suspect de tractations malhonnêtes avec l'Opus Dei. Concernant un "contact" entre la civilisation humaine et d'autres civilisations "extraterrestres", il me semble inutile d'en discuter. Chaque fois qu'une preuve est avancée, on nous ressort les camisoles de force, et Le matin des magiciens.

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Paul Virilio parle de "voyages virtuels" et nous dit que "dans l'avenir, la projection de la réalité virtuelle d'un déplacement pourra suppléer la réalité actuelle du voyage, de tous les voyages". Pourra-t-on encore alors imaginer que l'humanité désirera et surtout sera capable de réaliser cet exode (massif) ?

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Une des ultimes tendances de l'humanité involutive c'est sa dé-création technique : d'un côté, en mode d'extensivité maximal, un réseau de technologies imbriquées dans notre propre biologie, jusqu'à l'hallucination électrochimique collective, la démocratie des droits humains étendue aux invertébrés, aux cactus, à l'électroménager domotique. De l'autre : des contre-pôles en mode d'intensité, des "sauts quantiques", des dérivations pirates et rétrovirales de ces mêmes techniques en vue de leur préparation à un stade de production supérieur : celui de l'Homme Intégral, opposé aux masses sociales auto-asservies, insousmis aux Lois anticosmiques comme aux Philossophies pancosmiques, et qui, de sa connaissance, fait un pont vers l'Esprit.

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Vous dites aussi que l'humain mutera radicalement à partir de cette période ?

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Voilà, mais je ne crois pas à des "mutations générales" qui engloberaient tous les individus de l'espèce. Ou plutôt ces mutations "générales" sont précisément thanatogènes ; elles précipitent le facteur d'involution, de maladie, d'autodestruction carcinomique. Leurs contre-pôles sont des "mutations singulières", qui favorisent le Facteur d'Évolution, et intégralement conduites au sein d'un "individu" particulier, concret si je puis dire, qui devient alors, pour reprendre Berdiaeff, une "personne", et selon moi, si la mutation est parachevée, un "Prophète".

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Vers un devenir Métatronique ?

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Regardez comme c'est drôle : Métatron est - dans Le Livre d'Enoch - représenté comme l'Ange de Lumière du Créateur, Celui qui Se Manifeste, car "devant le Vrai Nom de D., tous les hommes périssent" - (La Genèse). Il est le Voile de Lumière de l'Ineffable. Il est celui qui prend Enoch, au bout de sa 300ème année, pour le porter directement, par l'Assomption, jusqu'au ciel, en présence de la Gloire de Dieu. Enoch-Métatron est une figure centrale du Zohar, ou d'autres Livres Pseudoépigraphiques ou apocryphes juifs et/ou chrétiens. Il est notable que l'origine de ce nom soit explicable par des analyses linguistiques qui le rattachent aussi bien à des racines grecques, juives, qu'indiennes ou sumériennes ! - et qu'on le retrouve toujours, 6000 ans plus tard, utilisé par des cinglés qui croient que le code génétique est bien plus qu'un mode d'emploi pour Meccano biologique, et qui pensent follement que la poésie est le principe Électrique même, et se font insulter sur le Net pour cela !

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Pourriez-vous nous apporter quelques éléments sur Métatron : La naissance de l'électricité (thématiques, formes, contributeurs ?) ?

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Nous y voilà. Comme la Tragédie fut l'Acte créateur de la civilisation grecque, car synthétisant les tendances dionysiaques et apolliniennes de la culture hellène, l'Électricité nous a semblé, un petit groupuscule de gens et moi-même, constituer un Acte de Naissance analogue pour la civilisation Américaine. L'invention d'Edison, ses circonstances, ses origines et ses développements, nous ont conduit bien au delà d'une vision "historique". Nous y voyons plutôt une cosmogénèse mystérieusement incluse dans un monde voué à la dévolution, phénomène que nous ne pourrons transcrire qu'à la condition de dépasser d'emblée toute posture "analytique", cartésienne et universitaire. Même si, au demeurant, un laboratoire de l'Université de Montréal sera mis à contribution, notre objectif est de faire - excusez-moi d'utiliser un gros mot pour tout ce qui me concerne - une "oeuvre d'art" électronique, constituée principalement d'une collaboration active entre un groupe d'auteurs et un autre de musiciens, voire de vidéastes, autour de ce "thème". Il y aura au moins un livre, et un CD. Les concepteurs du projet sont Richard Pinhas, moi-même, ainsi que Jérôme Schmidt. Le projet est établi en partenariat avec les éditions Léo Scheer. Nous pensons proposer ce projet au public à partir de 2004.

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Vous présentez certaines drogues comme des "réalogènes". Quelles sont celles à utiliser, quelles sont celles que vous appelez de vos voeux ?

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Rien de tout cela, je ne suis pas gourou appointé des psychotrophes. Les drogues hallucinogènes sont des Instruments de Savoir extrêmement dangereux, et la Chute guette tous ceux qui s'en remettent EX-clusivement à eux, ce qu'indique la parabole de la Pomme de l'Arbre de Vie et de Mort. C'est en l'ex-cluant de sa branche que l'homme est devenu mortel. Si vous n'incluez pas la pratique des psychotropes dans une véritable - donc LIBRE - soumission à Dieu, vous finissez, un jour ou l'autre par tomber dans un Luciférisme ou un autre, soit une Idole, une adoration de soi-même. Mais il ne fait en revanche aucun doute pour moi que certaines substances, "naturelles" ou "artificielles", ont comme conséquences de modifier notre cortex en profondeur, nous ouvrant PARFOIS (je le souligne) sur des Dimensions qui nous sont invisibles. N'allons pas plus loin, le rire sarcastique des rationalistes athées monte déjà jusqu'à moi.

prism2003

« Rencontre avec Maurice G. Dantec à l'occasion de la parution de Villa Vortex »

Propos recueillis par ?, Gallimard.fr, 2003.

Villa Vortex marque-t-il votre retour au roman policier, ou s'agit-il plutôt d'une « mise en scène » des idées et des réflexions qui s'expriment dans les deux volumes du Théâtre des opérations ?

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Ce roman est à la fois un retour au roman noir et, en ce qui me concerne, sa « terminaison », sous une forme que j'ai voulue « définitive » : celle d'un roman ultra-violent, scientifique, politique, documentaire et « physique », sur la « Chute » de la civilisation européenne. À la différence de mes précédents romans, il n'y a pas de course-poursuite à rebondissements sinon à travers le langage de la ville, et le personnage principal est un vrai flic, sans pittoresque aucun, une sorte d'homme-machine au service de la Loi, qui va vers sa propre destruction en toute connaissance de cause. S'il existe en outre dans ce roman des ponts incessants entre narration romanesque et essais de philosophie ou de théologie, il ne s'agit absolument pas d'une « mise en scène » spécifique d'idées et de « réflexions » venues du Théâtre des Opérations. Il s'agit plutôt de leur co-évolution catastrophique avec la narration « flic », qui est celle du Monde de la Chute.

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On a parlé à propos de Villa Vortex de « tentative de roman total ». Pensez-vous que ce qualificatif soit juste ?

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Sans doute, et on va me le reprocher pour sûr, car cela ne rentre pas vraiment dans les dispositions et objectifs actuels de la littérature nationale. Mais je ne vois aucune autre issue à un écrivain d'après Hiroshima et Auschwitz sinon renouer avec une forme d'écriture ésotérique, une narration-monde, une littérature expérimentale dont le sujet est la fin de l'Homme. J'utiliserais tous les moyens à ma disposition pour m'inscrire à contre-courant de la littérature néo-sentimentale contemporaine.

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Si l'humanité va vraiment vers la « catastrophe générale », à quoi cela sert-il de s'attaquer aux « racines du mal » ?

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À porter témoignage, y compris sur ce qui ne peut être dit, pour cause d'inhumanité extrême, ou par décision tacite des écrivains, qui refusent aujourd'hui de mourir pour laisser s'exprimer la voix de ceux qui furent, sont, ou vont être « engloutis », pour citer rapidement Primo Levi.

gallimard.fr2003

« 20 questions à... Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par ?, MCM.net, 8 mars 2002.

En trois livres, La Sirène rouge, Les Racines du mal et Babylon Babies, Maurice G. Dantec, s’est révélé au cœur du paysage culturel francophone comme une forte tête critique, qui interroge avec philosophie la pertinence de chaque mot au travers de fables où le polar se mêle de SF. L’autre visage de Dantec, en parfaite cohérence avec son activité d’auteur, est sa collaboration avec le musicien Richard Pinhas, précurseur de l’électronique et guitariste novateur. Réunis par leur intérêt commun pour Gilles Deleuze, Nietzsche ou Philippe K. Dick, les deux hommes travaillent en collaboration depuis le début des 90’s. À l’occasion de Le Pli Schizotrope III, nouvel album du duo, Maurice G. Dantec, installé au Québec depuis quelques années, répond à 20 questions de la rédaction de MCM.net par e-mail. Où il n’omet pas de mentionner, fusse d’une manière détournée quoiqu’à propos, le titre d’un de ses livres: Le Théâtre des opérations. Prêts ?

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Quelles ont été vos 1ères réactions à l'annonce et aux images des attentats du 11 septembre ? Pour la raison précise qu'il a été filmé et montré, le gigantisme du spectacle a-t-il eu à votre avis un impact démesuré sur les traumas d'une majorité occidentale ?

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Mes réactions à chaud, c'est le cas de le dire, ont été publiées le 12, puis le 17 sur le site www.laspirale.com. Un développement plus analytique, mais non moins violent, sera publié prochainement dans la Tribune Juive du Québec. La guerre contre le révisionnisme nihiliste ne fait que commencer.

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Quelle serait votre définition du mot « politique » aujourd'hui ?

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Il existait un politicien jusqu'au 9 septembre 2001. Son nom était Shah Massoud. Il a été assassiné par la grande sauterelle arénicole qui se prend pour un terroriste, et qui n'est plus qu'un touriste universel, qu'il soit mort ou vivant. Shah Massoud était venu en France, si vous vous en rappelez, quelques mois avant son assassinat. Il est reparti avec une poignée de mains de monsieur Védrine, et quelques cacahuètes socialistes. Cela n'a pas dû échapper à ses assassins. Comme pour l'ex-Yougoslavie, c'est le ministère des affaires étrangères français que l'US Air Force aurait dû bombarder en premier. Et c'est ça ma définition du mot « politique » : Machiavel sur la table de chevet, ou alors allez donc planter des tomates sans OGM avec monsieur José Bové.

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« Voir=comprendre ». Que vous inspire cette affirmation replacée dans le contexte des techniques actuelles de l'information ?

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Ce n'est pas parce qu'une image nous est présentée qu'on la voit, ce n'est pas parce qu'on lit un livre qu'on le comprend, ce n'est pas parce qu'on fait l'amour à une femme qu'on la conduit à l'orgasme, ce n'est pas parce qu'on lui offre des fleurs le jour de la Saint Valentin qu'on est amoureux d'elle..

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À quelle émission française de télé aimeriez-vous assister ?

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Bonne Nuit les Petits.

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Quelle émission française de télé aimeriez-vous saboter ?

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Elles se sabotent elles-mêmes.

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Quels seraient vos principaux choix d'interviews, de documentaires et de clips, si MCM vous proposait une carte blanche de quelques heures sur son antenne ?

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Wow! Il me faudrait des semaines. Et il faudrait que nous discutions au préalable soigneusement de tout cela. Vous perdriez beaucoup d'auditeurs, je vous le déconseille vivement. Liste non exhaustive :

Interviews : William Burroughs, Jack Kerouac, Aldous Huxley, Arthur Koestler, J. G. Ballard, James Ellroy, Don de Lillo, P. K. Dick, L. F. Céline, Raymond Abellio, Salvator Dali, Balthus, Stanley Kubrick, Sergio Leone, Tarkowsky, Shah Massoud. Documentaires : demande réflexion.

Vidéos : Bjork, New Order, Talking Heads, Aphex Twin, Kraftwerk, NIN, j'irais déjà chercher dans ces groupes, pour commencer.

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Quels sont actuellement vos titres ou albums de chevets ?

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Heu... J'écoute assez peu de musique de chevet, un peu de musique de chambre sinon. Plus sérieusement depuis un moment j'écoute quelques vieilleries sixties/seventies (Beatles, Velvet Underground, Bowie, Kraftwerk), sinon Suicide, Garbage, Meat beat Manifesto et Bill Laswell, et sinon de Bussy, Mahler et Ligeti. Ainsi que le Stabat Mater de Pergolèse. Depuis quelques jours, le plus souvent : rien.

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Maurice G. Dantec, quelles sont vos motivations profondes à la naissance d'un roman ?

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Le roman, lorsqu'il est réussi est le moyen de les percer à jour. Si l'on connaissait les motivations profondes qui nous poussent à écrire un roman, nul besoin alors de perdre son temps à l'écrire.

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Quels sont vos projets ou travaux présents et/ou futurs ?

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Je ne parle pas des projets à venir, je les fais.

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Quel réalisateur – vivant – serait selon vous à même d'adapter Babylon Babies au cinéma ?

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Celui qui en aura le désir, et les moyens de son désir.

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Quelle est selon vous la portée pour un jeune néophyte d'un texte de Nietzsche (Le Chaos Atomique, Humain Trop HumainLe Voyageur) en introduction du livret de Le Pli Schizotrope III ?

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Ce que j'espère c'est que ces jeunes – garçons ou filles – comprendront que la philosophie est une pensée-action, c'est-à-dire une transfiguration active de la vie. Phénoménologie ou ontologie, la connaissance authentique ne peut être dispensée par un professeur, agrégé ou non. La « vérité » n'est pas un concept, c'est le processus de création génétique de la conscience. Elle renvoie à ce que Heidegger dit de l'art : la mise en œuvre de la vérité. Nietzsche, c'est le moment terminal de la métaphysique occidentale. Sa reprise et son aboutissement, donc son anéantissement vers une forme supérieure. En même temps, bien sûr, il est « pont vers ce qui le dépasse » pour reprendre à peu près ses propres termes concernant l'homme et le surhomme. Ensuite, il me semble, viennent les deux pôles majeurs de la post-métaphysique occidentale et ce n'est pas un hasard au moment même de sa mort, en 1900. Un, d'abord Husserl, que personne je crois n'a compris (surtout pas Sartre) – Ã  l'exception de Thomas Bernhard (de sa façon terriblement sarcastique), et de quelques heideggeriens atypiques comme les rédacteurs de l'excellente revue Ligne de Risque, ou un écrivain comme Mehdi Belhadj Kacem. Quant à Nietzsche, je déconseille à tous ces jeunes gens de lire tout ce qui s'écrit sur lui dans la machine à décerveler universitaire. Deleuze, et les deux grands noms allemands précités suffiront largement.

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Le ton et la gravité de votre voix portent en elle l'annonce d'un néant imparable. Je ne sais si cela vous plaira mais cette voix traduit une dimension théâtrale. Quel état d'esprit est le vôtre lors des enregistrements des textes, ceux de Deleuze, ceux de Nietzsche et les vôtres ?

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Mettre la pensée en crise, la circonvoluter vers l'infini, faire du Néant la machine de coupure de flux révélatrice d'un nouveau continuum, oser faire de la conscience une discontinuité fatale pour les engrammes sociaux et psychologiques... Théâtre, pourquoi pas ?

Permettez-moi d'y voir un Théâtre des opérations.

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Quelle est votre technique de travail avec Richard Pinhas et quelle part laissez-vous à l'improvisation ?

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Pas d'improvisation au sens classique. Plutôt l'adaptation constante de la pensée-action aux abysses qu'elle ouvre devant elle. Parabole militaire : la stratégie définit le théâtre des opérations, le but final et les manœuvres à employer. La tactique consiste à adapter le mouvement de ses forces aux nouvelles configurations développées par la conduite des actions sur le terrain. 1) nous choisissons, par discussion et sélection, un certain nombre de textes. 2) Richard compose plusieurs structures possibles pour chaque texte. Sélections, permutations, discussions. 3) enregistrement : discussions concernant la voix, la musique, les effets, le mix, etc... Sélection finale.

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Par la nature même de son instrument, c'est-à-dire l'ordinateur principalement, la musique électronique est le résultat du détournement d'une machine qui ne lui était pas destinée, en un instrument qui la sert. Que cela vous inspire-t-il quant à la nature de la créativité qui s'y attache et à son potentiel de subversion ?

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Votre réflexion sur l'ordinateur et la création artistique est extrêmement pertinente. Y répondre avec précision nécessiterait des pages. Je vais essayer d'être simple et concis, mais il ne faut pas trop m'en demander quand même : L'ordinateur est le Golem de la société occidentale. Du sable (la silice) on peut faire un être numérique, c'est-à-dire créé par les nombres. Comme dans la légende, le golem informatique est muet, sur son front est écrit en lettres invisibles pour le commun des mortels : vérité. En hébreu le mot vérité commence par l'Aleph, la lettre originelle, l'alpha des grecs. Si vous l'effacez, en hébreu le même mot devient « mort ». Si le golem est muet c'est parce que né du langage le plus pur, il renvoie à son centre, qui est le néant. L'ordinateur n'a pas été produit pour améliorer la communication entre les hommes. Comme je le rappelle succinctement dans le Laboratoire de Catastrophe Générale, il est dès l'origine une machine de décodage et de désinformation produite au coeur de la seconde guerre mondiale, qui fut l'« Ã©vénement » terminal d'une certaine forme de l'histoire humaine. Ce n'est qu'une fois le conflit terminé que les consortiums comme IBM convertiront l'ordinateur en instrument « civil » de communication. Or, il faut toujours se souvenir de l'étymologie du mot machine – meknes — qui en grec signifiait « stratagème », « ruse de guerre » si vous voulez. Une machine est toujours, et avant toute chose, une machine de guerre. Or l'art, en tant qu'artificialité suprême, est bien plus proche de ce concept original que de l'idée (post)moderne d'instance communicationnelle. Les musiciens électroniques commencent par reprendre l'ordinateur dans sa fonction primordiale, sa fonction stratégique : machine de coupure de flux, de schize, de décodage- surcodage et de propagation réticulaire d'un champ quantique. L'ordinateur est un instrument « baroque » et même le plus démesuré d'entre eux puisque basé sur une métaphore actualisée (celle du « cerveau artificiel »), il est aussi, d'une certaine façon, un instrument métaphorique, machine de troisième espèce, il est une boîte noire, sa véritable signification est « cachée » et « révélée » dans l'éblouissement propre au tube cathodique, et il rejoint en ce sens la métaphore Heideggerienne de la vérité comme voile, comme « scintillement » de l'Être. Ainsi nous dirons que l'ordinateur est la métaphore actualisée du langage. Enfin, pour clore en deux mots ma réponse à votre question, sachez que je remets définitivement en question ces concepts nihilistes de « créativité » et de « subversion ».

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Que pensez-vous de la programmation dans le domaine de la musique électronique, à l'instar de la programmation génétique ?

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Nous sommes en pleine métaphore. La vision née du golem informatique est si fondamentale à notre société cybernétique post-deuxième guerre mondiale (et pour cause, sans l'ordinateur rien de ce que nous connaissons ne serait arrivé, ni le four à micro-ondes ni la bombe atomique), si fondamentale, donc, qu'elle forme la « trame phénoménologique » de toutes les découvertes suivantes, dont celle – essentielle – du « CODE » génétique. Code, programme, ce ne sont que des métaphores. La génétique et la biologique moléculaire, qui sont à la prochaine science du vivant ce que les abaques sont aux ordinateurs, vont devoir se reconstruire sur des paradigmes qui anéantiront cette vision de l'ADN comme simple banque d'informations fonctionnelle stockable et décodable par des protéines. Une « révolution copernicienne » est en cours, en secret, notre fameux « décryptage du génôme » est la mesure exacte de notre actuelle ignorance. Ce que la programmation MUSICALE peut nous apporter d'essentiel c'est la compréhension de la répétition et de la différence : Lorsqu'un changement est apporté à un son, ou à un groupe de sons, cette modification engage l'ensemble du plan de composition, des conséquences précises se font entendre, ailleurs dans l'espace ou le temps acoustique. Changer un son, modifier un morceau de programme n'est pas un acte isolé entre deux discontinuités. Changer un gène c'est la même chose, cela MODIFIE toute la STRUCTURE, qui est une dynamique métastable.

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On peut aisément interpréter les lois du consumérisme (implicites par le formatage des médias notamment) comme une manifestation par une société (à la fois massive et indistincte) du désir d'éradiquer le libre arbitre. En quoi vos albums ont-ils vocation à lutter contre ces rouages d'une barbarie toute de discrétion, qu'il vous est souvent donné de citer ?

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D'abord je m'inscris en faux contre votre assertion concernant le consumérisme et son désir d'éradiquer le libre arbitre. La société consumériste – et démocratique – se constitue précisément sur l'individualisme et la notion de libre arbitre. Aujourd'hui dans la stase de la marchandise-idole cela se traduit par une surconsommation/surproduction de droits et de « libertés », de « choix ». Et ces choix, dans cette société de troisième type, ne se bornent pas, comme le prétendent les chantres réactionnaires de la « révolution » (ultime avatar de la marchandise-spectacle comme le savaient Debord et les situationnistes), à pouvoir choisir entre différentes marques, entre divers « logos ». Une saine lecture de l'I.S. reste à mon avis d'une urgence absolue. Le capitalisme de troisième type est en effet en avance d'au moins trois ou quatre coups sur les Ignacio Ramonet et les Naomie Klein. Il propose sans cesse de nouveaux modes de vies, des spiritualités, des « subversions », des « transgressions », des « extensions du domaine de la lutte » par centaines, par milliers, c'est précisément cela dont il a institué le commerce, depuis 1968. Aussi « lutter contre la barbarie » est une des formules creuses que j'éviterais toujours d'employer. Si vous voulez vraiment que je vous donne ma vision de l'artiste, je reprendrais bien à mon compte cette phrase de Franz Kafka: « dans la guerre entre toi et le monde, seconde le monde ».

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Au delà de la manne financière que constitue leur succès, pensez-vous que l'émergence des idoles de Popstars et de Star Academy aient une implication politique, pensée par les médias et les maisons de disques qui en vivent? Ou serait-ce pousser la paranoïa trop loin ?

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Toute pensée politique est paranoïaque. Or le consumérisme démocratique a banni cette vision. L'économie culturelle fonctionne sur le bonheur, la foi en soi-même, la transparence. Il n'existe aucune vision politique à la base des Pop Stars Cacademy de toutes natures. Il ne s'agit que de la réplication automatique de la nouvelle machine sociale, basée sur la totale inversion des valeurs. Comprenez-le bien : il n'existe aucune différence entre Pop Stars et une toute autre émission de télévision, pire encore, pop stars, apostrophes, ou la prochaine rétrospective Basquiat au centre Beaubourg participent de la même domination générale de la culture, comme nouvelle idole.

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Les pressions financières sur tous les corps de métiers et leurs petites mains s'exercent toujours plus, de l'intérieur et au quotidien. À tel point qu'il est facile de perdre prise sur elles en cessant de les identifier. Ce n'est que trop vrai dans les métiers de l'information (Cf : La Tyrannie de la Communication – Ignacio Ramonet). Quelle en est la manifestation la plus éclatante selon vous ?

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Monsieur Ramonet en est une, et non des moindres. Le spectacle de l'anti- mondialisation est en cours, la preuve, qui ne s'est pas déplacé à Porto- Alegre ? Qui ne soutient la « juste cause du peuple serbe » ou « palestinien » ? La tyrannie de la communication, Ignacio la connaît bien, il en est la pointe avancée, la pointe « subversive ».

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La schizophrénie, en coupant l'individu d'un grand Tout palpable pour une majorité d'êtres vivants, comporte des frustrations dont elle même se nourrit. Avez-vous déjà envisagé qu'il ne soit pas nécessaire d'être atteint par le désir de cette frustration pour établir vos procédés narratifs et les conduire là où vous portent vos motivations ?

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Non, non, non. D'abord la schizophrénie ne « coupe » pas d'un grand Tout. Au contraire, comme l'a démontré Deleuze le processus schizophrénique reproduit la TOTALITÉ du corps sans organes du socius dans l'esprit-corps du schizophrène, c'est par la connection/disjonction en lui de MACHINES DÉSIRANTES que le Monde en lui, et dans toute son horreur, prend « vie » (prend « mort » devrais-je dire). Le schizophrène n'est pas coupé du monde, il est coupé de « lui-même » si vous voulez. D'autre part, et conséquemment, le Tout – comme vous dîtes – n'est absolument pas « palpable par la majorité des êtres vivants ». Seuls des êtres d'exception y parviennent, et seuls quelques schizophrènes reviennent de leur voyage intérieur avec une connaissance supérieure. J'espère ne pas avoir été trop abscons, merci de votre attention.

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MG. Dantec

Montréal*

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NE PAS SUBIR

Général De Lattre

mcm2002

« Total War. Entretien avec Maurice G. Dantec »

[Octobre 2001], propos recueillis par Jean-Emmanuel Deluxe, Cancer!, n° 5, 15 janvier-31 mars 2002, p. 22-25.

Votre nouvel ouvrage, Laboratoire de catastrophe générale, est un acte de résistance face à la dévolution de nos démocraties occidentales dont, comme vous le soulignez, les concepts de souveraineté/liberté sont l'objet d'une dégradation. Pensez-vous que le politiquement correct pseudo-humaniste va encore niveler longtemps l'hexagone et le zéropaland ?

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En ce qui concerne l'Hexagone, et le croupion zéropéen qui lui fait office de bonne conscience, je dois vous dire que mon pronostic est très pessimiste. Après 75 ans de fraternité sociale-prolétarienne, nos néobourgeois désulfurés par l'Université et le Journalisme se découvrent une passion pour les Arabes et la Palestine. Les ouvriers ne virent guère leur sort s'améliorer en 75 ans de délires communistes, les Palestiniens ne verront guère plus le leur s'améliorer grâce à José Bové, Oussama Ben Laden et Ignacio Ramonet. L'Europe est, selon moi, à deux doigts de la désagrégation générale. Et elle l'aura bien cherché.

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L'éducation est aussi un de vos sujets de réflexion ; comment toucher avec votre livre les générations « décérébrées par une armée de profs archéo ou néomarxiste » ? L'espoir d'une prise de conscience de toute une génération semble bien mince : Prévoyez-vous un élément déclencheur qui permettrait le réveil des âmes et une prise de conscience face à la non pensée institutionnelle déversée par le ministère de l'éducation ?

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Pour le moment, la pensée libre sera, comme dans l'ex-URSS marxiste, condamnée à vivre dans les cryptes. Maintenant que les révisionnistes pop et les anti-occidentaux de tout acabit ont pignon (et pognon) sur rue, sur éducation, et sur télévision, seule une GUERRE TOTALE conduite contre les déchets de la sous-pensée française nous permettra au moins de ne pas nous éteindre sans leur avoir craché au visage. Nous continuerons de nous battre, avec nos livres. Et s'il le faut, avec un Kalachnikov. Quant à l'élément déclencheur, il se pourrait qu'il ait déjà eut lieu, si vous suivez mon regard jusqu'à la côte Est des États-Unis. Mais il n'aura de sens que pour ceux qui sont nés juste avant l'An 2000. Pour les générations dégénérées par 30 ans de postmodernisme, je crois, qu'à de rares exceptions, leur sort en est jeté : manifestations annuelles contre la mondialisation et abonnement au Monde Diplomatique.

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Vous vous en prenez avec justesse aux Guignols de l'infos de Bruno Gaccio que vous taxez de « crétin nihilo-comique ». Qu'avez-vous pensé (si vous l'avez vu) de son traitement proprement cynique et anti-américain primaire de la catastrophe du World trade center et de la situation post-trauma qui est désormais notre réalité ?

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Dieu soit loué, je ne capte pas cette chaîne de merde en Amérique. Ils ont dû concentrer leur marché sur la Bande de Gaza. Ce pauvre guignol de Propaganda Staffel est un représentant exemplaire de la crasse intellectuelle de ma génération. Il est clair qu'avec des garçons de sa trempe, Canal + allait sans coup férir arracher à TF1 le public des crétins de masse, nourris aux Djamal et aux Doc Gynecos.

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La rentrée littéraire a eu lieu avec pour point d'orgue le « scandale Houellebecq » accusé d'être anti-islamiste, pensez-vous que si l'auteur de Plateforme avait traité les Nord-américains de « cons » le scandale eusse été si important ?

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Vous savez très bien que la réponse est contenue dans votre question. C'est le Yankee l'ennemi, et ce, vous m'excuserez du peu, depuis au moins 1940. Les Arabo-musulmans ont toutes les qualités du monde pour nos petits nihilistes pop : Ils se sont d'abord opposés à l'occident sous la bannière du socialisme. Ils se sont opposés à Israël en montant la plus grosse campagne d'auto-victimisation jamais accomplie en ce XXe siècle, sinon, et à leur échelle, par les Serbo-Yougoslaves de Milosevic. Ils s'opposent maintenant à l'Occident en retournant contre lui son idéologie des Droits de l'Homme. C'est bien fait pour l'Occident. Nous n'avons pas à accepter que des trousduculs talibans viennent prêcher le Jihad au coeur de nos villes, comme à Londres, alors qu'en Afghanistan ou en Arabie Saoudite, le simple port d'une bible est considéré comme un crime. Les barbus ont remis les pendules à l'heure, tout du moins en Amérique du Nord : le 11 septembre 2001, le post-modernisme cryptogauchiste est mort et enterré sous un demi-million de tonnes de gravats. Il faudrait penser à écrire « merci » sur un des missiles de croisière qui tomberont sur Kaboul.

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L'apocalypse est selon vous plus une révélation qu'une fin du monde, voyez-vous venir la fin d'un cycle et le début d'un nouveau, car on peut penser que l'apocalypse a déjà bien commencé ?

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En effet, l'armageddon vient de commencer, et l'islamisme n'est que le premier des quatre cavaliers. Comme je ne cesse de le dire, en me faisant traiter de fasciste, la IVe guerre mondiale est devenue le régime général de l'économie humaine sur cette planète, en tout cas depuis le 11 septembre. Ce n'est même pas de « choc de civilisations » qu'il faudrait parler, mais bien de la dernière circonvolution de la sélection naturelle sur cette planète : Il s'agit bien de deux, au moins, modèles d'HUMANITÉS différentes qui sont irrémédiablement entrés en conflit.

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Selon vous, nous sommes tous juifs, pourtant l'antisémitisme déguisé en anti-sionisme se porte bien comme vous nous le faites remarquer. Comment appréhender ce paradoxe ?

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Attention, comme le dit le Talmud : tout homme qui ne sacrifiera point aux cultes des idoles sera nommé Juif. Le grouillement des idoles contemporaines a rendu presque improbable le recours à cette vérité. Les petits post-hommes de l'après 1945, gavés de cultures inutiles, bâfrant de l'art moderne, et rotant leur champagne biologique, ne peuvent être qu'anti-sémites et anti-américains. Bien sûr, à gauche, le jésuitisme l'a depuis longtemps emporté, on n'a même plus le cran, comme Le Pen, de gueuler bien haut son infamie. Le Pen est un con, mais au moins il a le courage de ses non-idées. La Gauche française (c'est-à-dire la quasi-totalité de la société) camoufle depuis longtemps la bite du nazi taliban sous des vocables gentiment fleuris. On appelle ça antisionisme je crois, en effet.

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L'homme du futur sera un sujet aux prothèses matricielles vivant au sein d'une matriarcale dévolutive, la foi chrétienne que vous portez peut-elle alors « sauver » cet homme, sachant que le message est difficile à faire passer dans le contexte actuel où il est bien vu d'estimer désormais que prêtre = pédophile ?

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Le peuple aime depuis longtemps qu'on le régale avec de petites fantaisies sensées calmer son ressentiment perpétuel. Tout ce qui, de près ou de loin, pourrait évoquer la présence d'une antique philosophie non athée est à jeter au vide-ordures, et plus vite que ça, nom d'un Zek ! Le christianisme ne retrouvera sa vérité qu'après avoir subi de nouvelles PERSÉCUTIONS, qui ont en effet commencé, sous l'air de l'antimondialisation festive, et grâce à quelques avions de ligne. Comme le dit Raymond Abellio dans La Fosse de Babel, « l'homme ne retrouvera le sens du sacré qu'après avoir traversé tout le champ du tragique ».

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Vous pensez que « le bon Taliban est le taliban rasé de près pour la pendaison », pensez-vous, à la lumière des événements post World trade center, que les pacifistes sont les alliés de ces derniers ?

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Les pacifistes ont toujours été les ennemis de l'occident. En 1940 ils étaient pour Hitler, en 1950 ils étaient pour Staline, en 1968 pour Mao, en 1975 pour Pol Pot, en 1983 pour Brejnev (ou l'un de ses clones gérontocrates d'un bref instant), en 1991 pour Saddam, en 1995 et 1998 pour les Serbo-communistes, en 2001, il est logique qu'ils enfilent les patins de leurs amis talibans.

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Que conseillerez-vous hormis votre ouvrage à tout futur lecteur soucieux de constituer une « bibliothèque de résistance » et de mieux comprendre votre pensée ?

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Mes livres sont précisément des pistes pour la constitution d'une telle bibliothèque. En premier lieu pour moi-même. Je n'ai pas de conseil à donner à mes congénères engagés dans ce combat désespéré, une bonne bibliothèque c'est au moins mille et un ouvrages. Une vie est à peine suffisante pour la constituer.

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Parlez-nous de votre collaboration au sein de SCHIZOTROPE avec le mythique Richard Pinhas, qu'avez-vous retiré de cette collaboration musicale et y a-t-il des projets de votre part dans ce sens ?

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Le 3e album de Schizotrope sort le 10 novembre. J'y lis encore et toujours Nietzsche et Deleuze sur des boucles électroniques et des béats composés par Richard. La collaboration entre moi et Richard Pinhas est de l'ordre des sublimes accidents de l'existence. Avec cet album nous fermerons un cycle, consacré à ces deux philosophes. À partir de l'an prochain un nouveau projet devrait voir le jour, mais je ne peux en dire beaucoup plus à ce sujet.

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Où en êtes-vous de votre projet d'adaptation de certains grands textes de la seconde moitié du XXe siècle au cinéma ?

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Je travaille présentement à une adaptation des Carnets du sous-sol de Dostoïevski, et de L'île de Béton de JG Ballard.

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Je vais vous citer dix noms propres ; à vous de me donner en quelques mots ce que ces noms évoquent pour vous.

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Timothy Leary ?

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Le premier neuronaute.

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Charles Manson ?

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Le nazi hippie dans toute sa splendeur.

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Philip K. Dick ?

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L'écrivain qui a su entrevoir une métaphysique pour le XXIe siècle.

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William Burroughs ?

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L'écrivain qui a su faire de la littérature une arme de guerre cybernétique.

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Virginie Despentes ?

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Adepte de la culture porno-trash qui s'affole parce que son film est classé X. Devrait se rendre plus souvent aux Phallus d'Or.

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Guillaume Dustan ?

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Bouche-trou de la « culture » journalistique.

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Marcel Duchamp ?

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Génial fabricant de pissotières, son malheur a résidé dans la foule d'imitateurs qui ont par la suite pillé et re-pillé son idée première en croyant qu'il souhaitait faire de l'art.

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Ron Hubbard ?

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Mauvais écrivain de science-fiction ayant fait fortune dans la vente de cassettes de rééducation et le lavage de cerveau collectif.

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Louis Pauwels ?

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Chrétien tardif. Suppôt de l'impérialisme américain. Croyait aux extra-terrestres. Pamphlétaire méchant. Homme de droite. On comprend mieux à ces mots pourquoi il fut tant haï par la génération Mitterrand.

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Devo ?

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Premier groupe rock IRONIQUE.

deluxe2002

« Entretien avec Maurice G. Dantec »

[19 décembre 2001], propos recueillis par raphael@parissi.com, Parissi.com, 3 février 2002 ?

À l'occasion de la sortie de l'album « Le Pli » schizotrope III, réalisé par Richard Pinhas et Maurice G. Dantec, Maurice G. Dantec a accordé une interview exclusive à PARISSI.COM.

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Premier volet : Dantec, Paris, l'Europe...

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Je n'ai pas réussi à trouver la signification du « G. » de Maurice G. Dantec. Explication ? Dantec et Dante ça se ressemble. Croyez-vous que votre nom ait influencé votre destin ?

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La lettre « G » correspond à l'initiale de mon second prénom, Georges. Dans le pire des cas on peut en effet imaginer que le destin soit influencé par le nom que l'on porte. Mais je crois que ce genre de facteurs identitaires sont de peu de poids par rapport aux processus que la littérature met en jeu.

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Vous avez quitté Paris et l'Europe pour le Canada voilà plusieurs années, pourquoi ?

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Paris est devenue invivable, et l'Europe n'existe pas. En étant moins lapidaire : Je cherchais un espace en devenir mais dont l'acte de naissance n'était pas sans cesse remis aux calendes grecques. L'Amérique française, au Québec, me permet de me redéfinir comme écrivain français émigré, exilé, séparé de lui-même.

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Où étiez-vous pendant la guerre de Bosnie ? Qu'avez-vous fait ?

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Sans ironie aucune, pendant la Guerre en Bosnie j'ai été quelque fois en... Bosnie. Ce que j'y ai fait, ou non, n'a strictement aucune importance.

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Votre point de vue acerbe sur la société Européenne en général, Française en particulier, a-t-il changé depuis ?

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Je crois pouvoir dire qu'il s'est approfondi dans le sens que vous évoquez : la France est une république bananière où couvent les feux de la prochaine guerre civile, l'Europe une bureaucratie parasitaire de sociaux-démocrates et de criminels de guerre, qui parfois se jugent entre eux. Le mot « acerbe » est peut-être un peu faible.

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Dans la nouvelle « Là où tombent les Anges », vous entrevoyez « Paris ville lumière », c'est-à-dire une sorte d'immense Disney Land touristique, vidé de ses habitants. C'est un phénomène qui vous effraie ?

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Non. Je pense simplement que le destin de Paris-Ville-Lumière est tout entier contenu dans son existence actuelle : une ville-musée pour touristes, avec les no-man's lands de la nouvelle barbarie tout autour. Paris-Ville-Lumière sera, est déjà le Las Vegas de la Culture.

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Vous êtes originaire de banlieue, avez-vous souffert d'être exclu de la « forteresse du parisianisme » ? Votre point de vue sur le « problème des banlieues » à l'heure actuelle ?

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La forteresse du Parisianisme a toujours existé, relisons Balzac et rions un peu. Je n'ai d'ailleurs jamais souffert de l'exclusion, puisqu'en grande partie je l'ai constamment recherchée. D'autre part j'ai fait partie d'une génération qui avait si peu à perdre qu'elle a fait tomber d'un seul coup les murs de la citadelle, vers 1978-1980. Maintenant mes congénères ont des postes en vue dans de prestigieuses revues de rock, de cinéma, ou de mode, travaillent pour de grands couturiers, des maisons de disque, des agences de publicité, des émissions de télévision, des quotidiens nationaux. Si Paris est une forteresse, alors il s'agit d'une ligne Maginot. Pour finir, le phénomène nouveau qui m'a fait prendre conscience du « mal français » c'est lorsque la couleur de ma peau et mon patronyme m'ont barré l'entrée de certaines cités de ma propre ville, où quelque temps auparavant il m'arrivait encore de venir rendre visite à des connaissances. Ce « racisme » inverti n'a pas de nom, il est d'ailleurs mal vu, voire interdit d'en faire mention. Pour l'autre aspect de la question je réponds que je n'apprécie guère la fréquentation prolongée des bandes de talibans à pitbulls.

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Vos meilleurs souvenirs d'Île de France et les pires ?

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Mes souvenirs ont je crois peu d'intérêt. L'île de France encore moins.

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Vos adresses préférées lorsque vous êtes en visite à Paris ?

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Plus aucune en particulier, désolé, à l'exception de quelques lieux, comptés, que je garde confidentiels.

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Ce que vous ne supportez pas à Paris, et ce que les Parisiens devraient apprendre des Canadiens ?

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Les Parisiens n'ont rien à apprendre de personne c'est bien connu. Au demeurant, si un miracle voulait qu'ils s'intéressent à ce qui se passe au-delà du périphérique, qui sert aussi pour eux de frontière nationale, il est probable que nous ne souhaitions même plus faire l'effort de vouloir leur transmettre quoi que ce soit. Car il y a des fenêtres de tirs dans l'histoire des civilisations. La France n'a plus besoin d'apprendre quoi que ce soit des autres, car elle serait de toute façon incapable d'en faire quelque chose.

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La paternité a-t-elle changé votre regard sur le monde ?

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Elle m'a en effet rendu encore plus implacable.

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Deuxième volet : Psychotropes, métaphysique, géopolitique...

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Certains auteurs naturalistes (Maupassant pour Le Horla il me semble) n'ont pas hésité à absorber du poison pour mieux décrire l'agonie de leur personnage. Avez-vous déjà utilisé des psychotropes pour écrire ? Quels passages, quels résultats ?

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J'utilise des psychotropes pour (sur)vivre. Il est probable que cet usage quotidien du cannabis, et périodique pour d'autres substances illicites, a eu des conséquences sur ma « psyché ». Les conséquences en sont que je me suis mis à écrire des livres. Nombre de mes contemporains commencent à s'en plaindre.

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La schizophrénie est un thème récurrent dans votre œuvre. Vous la percevez même comme une faculté supérieure. Comment cette idée vous est-elle venue ? Aimeriez-vous être (plus) schizophrène ?

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La schizophrénie est le mode d'existence de tout artiste qui se considère avant toute chose comme le « théâtre des opérations » d'une guerre conduite par lui-même contre lui-même et le reste de la société.

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La schize, la séparation, la « scission » – comme disent les gens de la revue « Ligne de Risque » –, disons même la « fission » : voilà ce qui caractérise un cerveau « mutant ».

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Son système nerveux est en effet le lieu où l'individualité et le social, le moléculaire et le molaire vont copuler, s'affronter, se détruire et se régénérer l'un l'autre, dans un processus de « masse critique » qui n'est pas sans évoquer la réaction en chaîne d'une explosion mégatonnique.

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Le schizophrène vit avec la permanence de la mort en tant que ligne de fuite invertie s'étirant entre Néant et Infini, la Terreur de la Connaissance n'est pas chez lui une figure symbolique, mais une vérité métabolique – dans tous les sens du terme (métabolé = changement en grec).

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Avec la conscience hypertrophiée de sa propre « machine » méta-corporelle, il indique, peut-être en creux, la possibilité d'un « degré supérieur de l'organique » – comme le disait Nietzsche – : c'est parce qu'il côtoie en permanence les ténèbres qu'un processus lumineux et « miraculant » – pour employer le terme de Deleuze – est en mesure d'advenir. Selon moi ce processus est la genèse de l'acte de création littéraire le plus pur, sous la forme du Verbe incarné, du Logos créateur de monde.

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M. Houellebecq prédit une appropriation de la race humaine par l'homme, au point d'en arriver au renouvellement de notre propre espèce. Qu'en pensez-vous ?

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Je crains que la biopolitique du contrôle médiocratique ne cherche aujourd'hui à entreprendre l'inverse, soit une désappropriation de l'homme par l'espèce. L'homme est désormais réduit à sa dimension d'« être vivant », un catalogue de gènes et de fonctions métaboliques sur un écran de contrôle. Le « renouvellement » de l'espèce qui se profile c'est l'unidimensionnalité des désirs sociaux devenus instance métaphysique opérative du monde. Le clonage réplicatif témoigne d'une conception absurde de notre propre identité et d'une méconnaissance profonde des véritables secrets de l'ADN.

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Le recalibrage génétique bannira les « asociaux », fous, poètes, mystiques, stratèges, inventeurs, découvreurs, et interdira de fait tout véritable « changement », toute « métamorphose » à l'humanité engluée dans ses nihilismes. La science génétique ne sera en mesure de produire un quelconque renouvellement qu'à partir ET en dehors de ses paradigmes, c'est par un accident sublime que la science occidentale pourra enfin se perdre vers l'Infini.

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Soyons précis, si vous le voulez bien : La génétique moderne croit avoir « décodé » l'ADN, alors que 97 % du dit ADN est comme elle le prétend constitué de « junk-DNA » autant dire d'adn-poubelle que nos vaillants décrypteurs ont entrepris de délaisser dès la première minute. 97 % du code qui ne servirait à rien !

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La même génétique croit que la VIE peut naître d'une simple succession de séquences intimant quelques ordres sommaires à des protéines et des enzymes régulant notre métabolisme ! Et l'on s'étonne que la même biologie moderne s'avère toujours incapable de comprendre comment le « plan » de la vie peut se déplier dans les 3 dimensions de l'espace, sans parler de la 4ème qui est celle du Temps. L'ADN est un « code » en effet, autant dire qu'il est à la fois le texte, ce qui le crypte et ce qui le décrypte, autant dire qu'il est une NARRATION.

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D'autre part, les chercheurs de l'université post-moderne ont entrepris un tel invraisemblable travail de découplage entre les différentes sphères de l'homme que celui-ci est désormais, en effet, sur le point de se voir dépasser par l'intelligence artificielle de ses propres machines ! Tant que les relations complexes entre le système nerveux central et le code génétique n'auront pas été pleinement élucidées, par d'authentiques chercheurs, la biologie moléculaire restera le domaine des prolétaires du chromosome.

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Comment expliqueriez-vous le paradoxe suivant dans votre oeuvre : L'homme y est à la fois fatalement bestial et animal (concept de prédation) et en même temps sur le chemin d'une « sur-conscientisation ».

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C'est sans doute parce que je n'ai pas su distinguer avec une clarté suffisante les paradoxes et les clivages qui doivent nous faire lire les diverses dimensions à l'œuvre dans « L'homme ». Lorsqu'un homme – je parle ici d'un individu singulier, non d'une abstraite généralité – parvient à ouvrir son champ de conscience et à faire œuvre d'une véritable « poiesis » (un renouvellement du monde donc) c'est TOUJOURS contre les codes sociaux et biologiques qui meuvent et enferment l'espèce dans son cyclique renouvellement des générations, et son interminable chaîne de discontinuités naissance-vie-mort.

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Toute authentique création humaine est donc un crime contre l'espèce, c'est-à-dire un acte de surcodage, un acte de sabotage contre la programmation, avant même de définir « la vie » comme la Loi secrète qui remonte à rebours l'ordre social et en démonte les mécanismes pour se les approprier. La « vie » en ce sens, est une frontière qui subsume le « vivant » et la « mort », je préfère dire « le » mort, voire le « non-vivant », puisque c'est ainsi que désormais le monde de la Technique a décidé d'englober nos existences dans son langage. La « vie » échappe à ces catégories, car elle ne va pas de soi, elle résulte d'un titanesque effort de la conscience, en tant que processus de narration, c'est en effet le moment où langage, action et pensée forment une « machine de guerre » qui s'engage contre les lois de l'entropie générale, elle est donc, par nature, immortalité, résurrection permanente.

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Aujourd'hui, la destruction de l'humanité par elle-même, sa volonté d'éradiquer les « individus » libres au profit d'un collectif totalitaire-cool marque le moment où les forces de mort ont pris le contrôle opérationnel du destin collectif de l'espèce bipède qui se croît maîtresse du globe.

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Seule une « conscience » libre, c'est-à-dire en phase de « fission » avec elle-même, peut, à chaque fois, tenter un coup de force contre le cours commun des choses, et oser prétendre que la mort, c'est-à-dire la communauté des « vivants », son ordre social, leur pensée-réflexe, n'est qu'une limite tout à fait hypothétique, bien que le nihilisme régnant ait toujours en réserve un moyen de s'accorder avec la mort. L'artiste ne s'accorde pas avec la mort, car il ne fait pas partie de la communauté des « vivants », il est, dans l'ordre biopolitique qui domine notre planète, un « métavivant ». L'artiste ne s'accorde pas avec la société, il n'est pas un citoyen. Il n'a rien à réclamer, au contraire, dans le meilleur des cas tout doit lui être pris.

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Vous êtes farouchement opposé à la barbarie humaine, foncièrement libertaire, mais vous semblez avoir une certaine fascination pour « l'homme de guerre » (cf le personnage de Toorop). Encore un paradoxe de l'humanité selon Dantec ?

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Un artiste sans paradoxes est un parapluie sans ombelle, dirais-je pour commencer. D'autre part je ne suis pas « libertaire », en tout cas pas selon l'acception usuelle du mot. Et je rajouterais que les pires barbares sont la plupart du temps des « hommes civilisés ».

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Enfin, un roman n'a pas à exprimer l'éventuelle morale de l'auteur mais celle du monde et des personnages créés par le processus de la narration. La narration n'est pas qu'un véhicule pour l'auteur car, en effet, celui-ci s'avère plutôt le véhicule de celle-là.

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Si Toorop est un « homme de guerre » c'est parce qu'il est un enfant du XXe siècle. Il en épouse les lignes de coupe et les surplis. En lui s'agrègent le condottiere du Moyen-Âge, le pistolero du western, le mercenaire du post-communisme et le soldat cyborg du troisième millénaire, il est donc parfaitement à sa place dans cette Asie Centrale post-taliban décrite dans la 1ère partie de Babylon Babies.

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Une image de la guerre en cours en Afghanistan m'a frappé récemment, et je pense qu'elle a dû frapper quelques lecteurs de ce livre : on y voyait un groupe de cavaliers Tadjiks – m'a-t-il semblé, accompagnés d'un drone de l'US Army. Voilà pourquoi j'ai imaginé Toorop dans cet univers où la nature antique de l'homme côtoyait la faune anthropotechnique de troisième type.

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Pensez-vous que cette image ait pu traverser le temps et remonter jusqu'à moi 4 ou 5 ans avant l'occurrence des faits ? Mon cerveau, engagé dans son aventure fissile, est-il en mesure de projeter certaines de mes perceptions en dehors des limites communes de l'espace-temps ? Car même si en effet j'ai imaginé tout cela dans un cadre narratif précis, comment expliquer que celui-ci prenne sa place dans le cours de l'histoire collective plus de deux ans après sa publication ?

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Troisème volet : géopolitique, 11 septembre, et extraits exclusifs de son prochain roman...

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Quelle a été votre réaction « à chaud » aux évènements du 11 septembre, quel est votre point de vue 3 mois plus tard ?

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Le 12 septembre j'ai publié un texte sur le site laspirale.org, une semaine plus tard, un second, qui bouclait la boucle. Sept jours c'était suffisant pour voir un Nouveau Monde prendre forme sous mes yeux... Depuis, mes convictions se sont enracinées et ont creusé une taupinière de réflexions, dont certaines étaient je crois en gestation dans le « Laboratoire de catastrophe générale », et qui désormais peuplent l'univers du roman que je suis en train d'écrire, puisque celui-ci a pour cadre l'avènement apocalyptique de la IVe guerre mondiale, et la constitution « métabiologique » d'un second cerveau mutant engagé dans une opération de guérilla « trans-fictionnelle » ; je me permets donc de vous livrer ici en avant-première quelques extraits non corrigés de ce roman à paraître à partir de l'an prochain chez Gallimard :

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1) ... « jamais les forces armées américaines n'avaient dans leur histoire récente ou ancienne rencontré aussi peu de résistance. Les talibans ne tinrent pas trois semaines, Al-Qaeda quelques jours de plus... Certes Ben Laden est encore dans la nature à l'instant où le processeur schizonarratif m'engage dans cette écriture, mais de Terroriste Mondial le voilà transformé en son aboutissement le plus pathétique : le TOURISTE universel ! Les talibans wahhabites et leurs mercenaires arabes démontraient ici en quoi ils formaient l'accomplissement terminal du nihilisme généralisé qui plombait de ces clous le cercueil du monde. La destruction des statues de Bamiyan était l'acte symbolique par lequel ils avaient montré que leur véritable visage était celui de la Mort, voire de la Sur-Mort, le régime de la mort totalitaire et souriante. Le touriste avait entrepris la destruction de la planète, le terroriste entendait parachever son oeuvre, ils formaient les deux termes absurdes du même nihilisme global, ce régime d'anorexie mentale qui avait pris possession de notre terrestre orbicule ».

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2) « – Le docteur Maas/visage de la mort cyborg en ophite orbitèle me regarde et surenchérit : Les terroristes wahhabites ont crû que la destruction des Twin Towers allaient établir pour toujours la démonstration de l'impuissance de l'Amérique. Certes, il aura suffi d'une poignée de cutters pour faire s'effondrer 100,000 tonnes d'acier et de verre, illustrant de spectaculaire manière la théorie du « battement d'ailes du papillon », autant dire la théorie du Chaos. Mais, voyez vous, très mauvaise erreur de calcul. L'Amérique est en train de sortir de cette guerre agrandie, raffermie, encore plus puissante, elle fait déjà basculer les anciens paradigmes de la guerre froide autour de son axe stratégique : alliance avec la Russie et les ex-Républiques musulmanes soviétiques contre le despotisme pan-arabique et le communisme new-look des Chinois ».

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3) «... Maintenant, Erwin Rommel déplace sa chaise roulante jusqu'à la grande carte d'état major où le monde se consume, par la meurtrière du bunker j'aperçois toujours la grande usine d'où fusent en foudre invertie contre le ciel les éclairs des katiouchas : – « Au milieu, Zéropa-Land est, on l'aura compris, et à l'exception toujours notable de la Grande Bretagne, un simple acteur de seconde catégorie. Il faut dire que 113 intellectuels de ce cher Vieux Continent ont mis les pendules à l'heure, quant à eux dès le début des opérations militaires : CETTE GUERRE N'EST PAS LA NÔTRE, pouvait-on lire au dessus de tant d'éminentes signatures. Certes non, elle ne l'a pas été. Les Afghans s'en félicitent, d'ailleurs. »

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4) « ... Juste après la comédie antiraciste de Durban les criminels de guerre d'Al Qaeda ont en effet montré quelles étaient les nouvelles lignes de fracture géopolitiques, et ils les ont actualisées. Ils ignoraient le fond de vérité que recelait leur délire : agents du Tout Puissant, oui, mais comme certaines de ses créatures les plus rebelles, ils ont actualisés d'un seul coup leur propre destruction, et la topologie de la quatrième guerre mondiale, autant dire de l'Armageddon. » «... En effet, inspiré dès le départ par l'idéologie régressive en cours chez les oulémas saoudiens, Ben Laden, fils d'un milliardaire bédouin constructeur de routes au milieu du désert pétrolifère, était le mieux placé pour figurer l'ultime retournement nihiliste et le premier Cavalier de l'Apocalypse en anéantissant les deux Tours Jumelles du cosmopolitisme financier. L'horizontalité du communisme intégral – réalisé par l'umma musulmane – s'affrontait à la verticalité impériale du Logos. Il ignorait que c'est sur son organisation, et son sanctuaire taliban, que les milliers de tonnes d'acier en feu allaient s'effondrer par voie de conséquence, après avoir rayé de la carte 3 milliers de vies. Il ne comprenait pas que de cet effondrement – ô combien symbolique en effet – surgirait l'armée de l'Imperium du IIIe millénaire, le guerillero-cyborg, né des décombres provisoires d'une puissance qui désormais ne fera plus aucun quartier. Cette Amérique se sera débarrassée du pétrole dans une génération, et des émirs qui vont avec par la même occasion. Leurs derricks rouilleront au soleil, ils devront réapprendre le commerce des dromadaires. »

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5) « Le docteur Maas et Erwin Rommel discutent maintenant près de la meurtrière du bunker. Dans un coin j'aperçois Andreas Baader, Ulrike Meinhof et Abraham Stern en train de tracer les plans du prochain sabotage. Pour Maas comme pour Rommel, la situation, sous le grondement des ténèbres, témoignait d'une aveuglante clarté, encore cachée : Ni les Américains ni les Afghans ne voulaient de supplétifs onuzis pour remplacer les mercenaires arabes et pakistanais sur leur territoire. Qui aurait osé parier trois mois auparavant sur une telle coopération tactique, sur une telle convergence de vues ? Certains avaient laissé entendre que la « coalition » antiterroriste allait rapidement s'essouffler, et que les Américains risquaient de s'engager dans un second Viêt-Nam, à la suite des pauvres couillons de russkofs. Combien de fois depuis la Guerre du Golfe n'avait-on entendu ce sempiternel refrain des nostalgiques du pacte de Varsovie ? Désormais repris par les thuriféraires de l'onucratie, il apparaissait bien qu'on cherchait à ce que la « communauté internationale » vienne mettre ses pattes dans le bourbier post-communiste de l'Afghanistan qu'elle avait laissé pourrir pendant plus de 20 ans. C'était je dois le dire en quoi résidait notre plus grand espoir : que les Américains et les Afghans comprennent qu'ils n'avaient nul besoin d'une « coalition » avec les européens et les onucrates, mais qu'au contraire, un nouveau réseau de souverainetés devait voir le jour et anéantir le pan-arabisme wahhabite, les résidus du communisme, les nihilismes anti-occidentaux qui les accompagnent, aussi bien que leurs complices de l'ONU ».

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by courtesy of M.G Dantec / Éditions Gallimard, copyright 2002

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Quatrième volet : religion, mystique et cyberculture...

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Le XXIème siècle semble s'accompagner d'un retour au mystique, ou du moins d'une certaine acceptation de l'inexplicable. Signe de maturité ou de régression ?

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Comment définiriez-vous une IVe guerre méta locale qui se superpose à tous les conflits en cours ou en gestation et qui, en fait, engage l'humanité finissante contre elle-même ? Comment décrire la guerre à laquelle les idoles concurrentes vont se livrer sur le cadavre de la Mort de Dieu ? Comment se dire que d'un tel chaos surgira l'acte transfiguratif susceptible de conduire ce qu'il restera de l'expérience humaine vers sa destinée ? Assurément, pour répondre à l'avance à l'une de vos prochaines questions, il faut « croire » en une Puissance cosmogonique, que les hommes nommèrent « Dieu » avant de le tuer pour prétendre prendre sa place.

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Dans ce cadre, vous semblez être un bon gourou potentiel pour une certaine catégorie d'individus. Ça vous excite ou ça vous révolte ?


Il me semble que j'ai mis en route un processus qui me dégagera pour un bout de temps de ce genre de dérive charlataniste. Je risque en effet d'être un « gourou » passablement insupportable pour ses propres adeptes, au cas où il s'en trouverait.

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Croyez-vous en « dieux », ou du moins, dans une certaine forme de transcendance ?

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Nous dirons donc que je suis un chrétien hérétique.

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On dit que les terriens sont en moyennes à 7 « poignées de mains » les uns des autres. Sur le Web, cette distance, ne serait plus que de 4. Ça vous inspire quoi ?

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7 poignées de main, ou 4, cela explique à mon sens la prolifération actuelle des divers virus.

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Quatrième volet : religion, mystique et cyberculture...

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À ce propos, vous dédicacez Babylon Babies au site Nirvanet, à son créateur. Où retrouvez-vous maintenant cet esprit « cyberculture » sur le Web ?

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Au début des années 90 la « cyberculture » alors en phase d'émergence était un phénomène marginal, où de véritables créateurs ont inventé la plupart de ce qui aujourd'hui serait défini comme des clichés. Comme le savait Baudelaire, le génie c'est l'INVENTION du cliché. Dix ans plus tard, il n'est pas anodin de constater que les fondateurs de Nirvanet – par exemple – se sont retirés du jeu et font aujourd'hui du dub entre l'Espagne et la côte occidentale de l'Inde. À l'exception de quelques sites toujours aussi audacieux qu'à leurs origines, il me semble que « la cyber-culture » a subi les lois de l'entropie marchande, ce qui en fait n'est pas pour m'étonner car il est probable que – comme toutes les productions du XXe siècle –, elle ait eu à se coltiner les problématiques posées par sa relation incestueuse avec la Matrice Sociale, et ses idoles. Le trope de la marchandise et de la mort, cette entropie qui nous condamne dès la naissance, est une des puissances dont le cerveau « fissile » se révèle un ennemi patenté ; pour ma part j'ai pu me rendre compte du niveau infect de la langue et des idées véhiculées par le « peuple internaute » lors d'une véritable « rixe » électronique sur le forum « Uzine2.net », j'en ai conservé l'historique en archive, c'est édifiant.

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J'ai encore pas mal de question, mais je termine avec celle-ci : « Quelle question auriez-vous aimé que je vous pose ? » (et sa réponse bien sûr)

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Très bien, alors : Pourquoi Fabrice Pliskin et Arnaud Viviant vous détestent-ils autant ? Réponse : Quelqu'un m'a dit qu'ils avaient essayé d'écrire des livres.

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En vous remerciant sincèrement de votre attention, MgD.

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Montréal, le 19 décembre 2001

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Voilà, c'est la fin de cet entretien, on espère que ça vous a inspiré.

parissi2002

« Dantec dans le texte »

Propos recueillis par Lenaïc Gravis & Jocelyn Blériot, Amazon.fr, 23 juillet 2001 ?

Fasciné par les nouvelles technologies et se prêtant volontiers au petit jeu de la prospective, Maurice G. Dantec fut révélé au public avec Les Racines du mal, une fresque millénariste d'une rare noirceur. Assurément, il est l'auteur de son époque, d'une ère qui entre si vite en mutation qu'elle ne se comprend parfois plus elle-même... Nous avons voulu savoir à quoi ressemblait le « lecteur » Dantec.

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Étiez-vous un petit garçon que l'on forçait à lire ou dévoriez-vous tout ce qui vous tombait sous la main ?

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Placez-moi d'office dans la seconde catégorie, on gagnera du temps.

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Aujourd'hui, êtes-vous un grand lecteur ? Quel genre de littérature lisez-vous ?

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Je lis de tout, de la philosophie, de la critique littéraire, de la science politique, de la poésie, des textes de grands physiciens ou psychologues et, régulièrement encore, des romans.

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Qu'est-ce qu'un « bon » livre selon vous ? Faut-il qu'il vous émeuve, qu'il vous fasse rire ou pleurer, ou encore qu'il vous tienne en haleine quel que soit son propos ?

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Les « bons » livres ne m'intéressent pas. Un livre, pour mériter d'être écrit, doit aujourd'hui littéralement susciter des désastres, engendrer des perditions, des anéantissements, des trahisons de l'ordre social. Il doit prodiguer le feu d'un incendie esthétique.

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Qu'aimez-vous retenir d'une lecture ?

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Métamorphose générale de l'être ou rien.

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Avez-vous une référence littéraire obligatoire ? Un auteur ou un livre fétiche ? De quelle manière avez-vous été séduit ?

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En quelques traits...

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– Kafka, la dépersonnalisation vue, vécue, et écrite comme processus hautement créateur/destructeur

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– Philip K. Dick, la dépersonnalisation vue, vécue, et écrite comme processus hautement créateur/destructeur

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– Dostoïevski, la dépersonnalisation vue, vécue, et écrite comme processus hautement créateur/destructeur

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– Ballard, Burroughs, Céline, Joyce, etc. la dépersonnalisation vue, vécue, et écrite...

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Quel livre vous a vraiment horripilé ? Pourquoi ? L'avez-vous terminé ? Qu'en avez-vous fait par la suite ?

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Je ne lis pas les livres susceptibles de m'horripiler, il m'arrive de les compulser rapidement en librairie, par pure curiosité clinique sur l'extension de la maladie. J'oublie rapidement leur titre et le nom de leur auteur. Mais le plus récent d'entre les opus du nihilisme contemporain qui empoisonnent aujourd'hui tout l'espace des discours ambiants est sans doute le « livre » de Pierre Lévy, World philosophie, dont l'intitulé même rassemble en une haute densité fractale toute l'étendue du néant qui l'inspire.

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Si vous n'aviez qu'un livre à sauver lequel serait-il et pourquoi ?

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La Bible, vraisemblablement ou alors Ulysse de Joyce. Les raisons sont innombrables et sont présentes en tant que telles dans le texte de ces deux livres.

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Êtes-vous un lecteur curieux, toujours à l'affût d'une nouveauté, des petits trésors que recèlent la littérature, ou relisez-vous sans cesse vos romans préférés ?

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Je relis peu, mais cela m'arrive néanmoins, pour une poignée de textes essentiels, dont les quelques auteurs ou ouvrages déjà cités, auxquels il convient d'ajouter Nietzsche, Origène et Démocrite.

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Avez-vous déjà fini un livre en regrettant de ne pas en avoir été l'auteur ? Si oui, lequel ?

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Cela arrive trop souvent pour que l'on puisse en tenir la liste comptable.

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Partagez-vous vos lectures, le cas échéant pourriez-vous nous convaincre de lire un ouvrage que vous avez particulièrement aimé ?

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Oui, si vous voulez comprendre l'Amérique de la seconde moitié du XXe siècle, lisez American Tabloïd, de James Ellroy, et voyez-le comme le Balzac de la civilisation hyperpolitaine.

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Entretenez-vous un rapport particulier avec le support papier ? Croyez-vous à l'avènement du livre électronique ?

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J'écris sur ordinateur, mais je lis des livres.  Un LIVRE est par définition un objet autonome, autant dire un sujet, libre, souverain, donc forcément coupé de la matrice-réseau, ce que la notion de « livre électronique » contredit quelque peu, sauf, à le considérer comme quelque « boîte noire » particulière au sein d'un univers dominé par la techno-marchandise, et qui oeuvrera en virus, agent d'une guérilla de l'esprit contre l'ordre social du cyberespace.

amazon2001

« Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par David Bourdier, Interneto, 20 novembre 2000.

La Sirène rouge, Les Racines du mal ou Le Théâtre des opérations ont élevé Maurice G. Dantec au rang d'auteur culte. Représentatif avec quelques autres du renouveau de la littérature française, il est aussi l'inventeur du concept de « cybertrouduc », c'est dire si Internet le passionne...

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Quel est selon vous, en tant qu'auteur et en tant qu'individu, l'intérêt d'Internet ?

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En tant qu'auteur, il est le cyberespace encore pithécanthropique du début du XXIe siècle, soit guère plus qu'un méga outil de communication. Il est la réplique chaotique du chaos social. Et en tant qu'individu, il est tout cela, et il remplace avantageusement la Poste en « diligence » de mes ancêtres.

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Envisagez-vous Internet comme un outil capable de modifier les techniques d'écriture et d'édition, qui pourrait déboucher sur une nouvelle forme de littérature interactive ?

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Quand vous dites « littérature interactive », vous voulez dire comme un « aliment incomestible », ou un « politicien intelligent » ? Par définition la littérature est « interactive » et, grâce à Dieu, elle est même beaucoup plus que cela : elle a d'abord changé le cerveau de l'écrivain, avant de changer celui de ses lecteurs. Cela dépasse largement les joujoux à 1000 000 dollars capables de faire tourner un million de polygones par secondes. L'interactivité concombresque des démocraties finissantes consisterait, je ne m'abuse, à faire co-écrire Flaubert et un notaire de province pour pondre un Madame Bovary hyperbranché et supercoool ?

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Présenté par certains comme l'ultime espace de liberté, Internet serait par ailleurs un outil de contrôle des échanges d'informations (cf. Echelon). Quelle est votre opinion sur la question ?

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Les rigolos et les cybertrouducs qui ornent de flagorneries pompières leurs discours sur une liberté dont ils ne connaissent rien me laissent froid, comme un M16 avant le tir. Ultime – disent-ils ? Un machin mis au point dans les années 1960 ? Bon, rassurons donc toutes ces mauvaises machines à « penser » universitaires : c'est en tant qu'espace de liberté qu'une souveraineté exerce son contrôle. C'est en tant que nouvel instrument de contrôle qu'une liberté émerge. Il suffit de lire Foucault, au demeurant.

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Internet offre à chacun la possibilité de devenir journaliste, historien, et de toucher un public très large. Pensez-vous qu'à terme, cela pourrait amener une nouvelle segmentation des références, des valeurs ou des croyances ?

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Oui très probablement, et au détriment de tout ce qui subsiste encore de nos civilisations, le plus haut et le plus noble surtout.

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Dans quelle mesure pensez-vous qu'un contrôle ou qu'une législation soient nécessaires sur le Net ?

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Le Net est le contrôle, il est là où s'établiront les nouvelles législations.

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Avec le recul, quel regard portez-vous sur votre dernier livre, Le Théâtre des opérations, et sur les critiques qu'il suscitées ?

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Il a suscité fort peu de « critiques », quelques déjections néotrotskystes ou humanitaristes pop, qui m'ont traité de tous les noms sauf de ceux qu'ils auraient pu, par inadvertance, rencontrer dans le livre, s'ils l'avaient ouvert.

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Vous vivez au Québec depuis 1998, est-ce que la France (ou les Français) vous manquent ?

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La France m'a toujours manqué, depuis ma naissance. Les Français, voyez-vous, l'avaient à plusieurs reprises « suicidée » durant le siècle.

interneto2000

« Littérature et musique avec Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par Emmanuel Caron, Auteurs.net, 11 octobre 2000.

Maurice Dantec n'écrit pas seulement des romans ou « un journal métaphysique et polémique ». Il (dé)construit, élabore, conçoit de la musique avec son ami le musicien Richard Pinhas. Leur projet a pour nom Schizotrope. Sa définition, donnée par Jérôme Schmidt, journaliste à Chronic'art et par ailleurs aux platines du projet Schizotrope : « Dantec lit des textes du philosophe Gilles Deleuze, tandis que Richard Pinhas morphe les voix et joue sa musique métatronique inspirée de Robert Fripp et des courants électroniques actuels ». 

Avant cette performance très attendue à la Cigale, le 16 octobre prochain, entretien avec Maurice G. Dantec par e-mail (il réside au Québec depuis fin 1998). 


Quelle influence a la musique (musique classique, pop, punk, électronique, etc.) dans votre façon d'écrire ?


Je ne saurais dire quelle influence DIRECTE la musique peut avoir sur mon écriture, mais il me semble que musique et littérature s'accouplent en je ne sais quel lien incestueux qui fait que l'une et l'autre se partagent certaines propriétés. L'une et l'autre se développent avant toute chose dans le TEMPS, en instrumentalisant l'espace (acoustique-vibratoire ou psycho-livresque), l'une et l'autre appartiennent au domaine de l'invisible, qu'elles rendent étrangement « visible », « audible », « lisible », enfin toute musique entraîne son mode de narration et tout mode de narration possède sa musique archétypale. 

Écoutez-vous de la musique en écrivant ? Si oui, quel type ? voire quel(s) titre(s) ?


J'écoute souvent de la musique en écrivant, mais il m'arrive aussi d'écrire dans le silence le plus parfait, qui est la forme extrême et négative de tout son. 
Mes compositeurs de prédilection sont, en essayant de respecter les étiquettes d'aujourd'hui : 

Rock : (1954-1984), Eddie Cochran, Frank Sinatra, The Beatles, The Rolling Stones (jusqu'à 
Exile on Main Street), Pink Floyd (avec Syd Barrett), Jimi Hendrix, The Doors, Led Zeppelin (jusqu'à Houses of the Holy), Iggy Pop, Lou Reed et le Velvet Underground, David Bowie (années 70 principalement), Fripp et Eno, Kraftwerk, Sex Pistols, PIL, Joy Division, Cabaret Voltaire, Père Ubu, Devo et quelques autres de moindre importance (d'Alice Cooper à Depeche Mode). 

Post-Rock (1984-2000) : Kraftwerk (encore eux), Einsturzende Neubauten, Future Sound of London, NIN, Garbage, Bjork, U2 (à partir de
The Joshua Tree), Portishead, Tricky, Crustation, The Verve, Tarwater, Recoil, Thievery Corp., et quelques autres de moindre importance (de New Order à The Orb). 

Jazz (à partir de 1920) : Count Basie, John Coltrane, Thelonious Monk, Miles Davis et Chet Baker principalement. 

Classique (avant 1914) : Chostakovitch, Debussy, Satie, Stravinski, Mahler, Wagner, Schumann, Beethoven, Mozart et Haendel principalement. 

Musique « electro-acoustique et contemporaine » (après 1914) : Ligeti, Webern, Bartok, Stockhaüsen, Berio, Arvö Part, la Monte Young et Terry Riley. 

De plus en plus d'écrivains participent à des expériences musicales, de moins en moins sont des tribuns. Que vous procure, en tant qu'écrivain, le 
live ?


Précisément comme vous allez pouvoir le constater à Paris, le live, comme vous dîtes, m'intéresse de moins en moins sous sa forme actuelle. Les expériences musicales menées avec Richard Pinhas (Schizotrope) n'en sont qu'à leurs prémisses, et c'est la confrontation-intégration-désintégration des rapports humains-musique-image qui sont dès aujourd'hui sur l'établi de notre « atelier ». Nous voulons vraiment aller jusqu'à une forme « cyborg » de toutes nos représentations scéniques et le concert de la Cigale en sera le premier prototype. L'année 2001 servira à son développement.

caron2000a

« Les racines de Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par Jacques Barbéri et Richard Comballot, Nouvelle Donne, n° 22, octobre 2000, p. 12-14.

Tu te qualifies de "sociobiologiste darwinien". Pourrais-tu expliciter cette définition ?


Je devrais sans doute être plus circonspect dans le choix de mes mots, sociobiologiste étant aujourd’hui directement assimilable aux théories de Wilson ou de Dawkins que je ne partage pas. Je revendique l’héritage de Darwin tout autant que de Teilhard de Chardin, celui de Nietzsche comme celui du christianisme, de Locke comme de Pascal, de Guy Debord comme de Karl Popper. Je crois en l’évolution et en la sélection naturelle, ainsi qu’à l’œuvre immensément destructrice de l’humanité, et il me semble que l’homme est ce moment paradoxal où tous les modèles évolutionnistes se conjuguent vers une somme négative.

Dans un entretien sur
France 2 tu as dit que ton père t’avait réveillé en pleine nuit, lorsque tu avais dix ans, pour voir Armstrong poser le pied sur la Lune. Est-ce le point de départ de ton goût pour l’imaginaire en général et pour la SF en particulier ?


Je vous reprends : il ne s’agissait pas d’un événement "imaginaire", mais au contraire de l’irruption d’une réalité de troisième type. La Science-Fiction n’est ni une littérature du "réel", ni une littérature de l’"imaginaire", elle est la littérature des nouvelles réalités évolutionnistes, des mondes-consciences en émergence. Elle est la littérature de la "Mort de l’Homme".

Tu as découvert la SF à l’adolescence avec des space opera, puis avec des écrivains du calibre de Philip K. Dick, James G. Ballard et William Burroughs. Qu’as-tu ressenti à leur découverte ?

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Qu’il existait une littérature qui Me parlait, comme aucune autre ne m’avait jamais parlé avant.

Malgré ton goût prononcé pour la littérature, c’est dans la musique que tu fais tes "premiers pas" dès 1977. Pourrais-tu retracer ton parcours musical ?


Entre 1977 et 1980, les vagues punk, after-punk, puis cold-wave (des Ramones à Suicide, des Sex Pistols à Public Image Ltd, en passant par Devo, Père Ubu, Joy Division et Cabaret Voltaire) ont décidé une frange de cette génération à rompre avec l’université, le gauchisme, les baba-cools et le rock post-hippie. Hybridation mutante entre le Heavy Metal des Stooges ou du MC5, le dandysme psychédélique de Bowie ou de Syd Barrett et l’électronique futuriste de Kraftwerk, il ne s’agissait pas, vous l’aurez compris, de se borner à se teindre une crête iroquois en vert fluo et de hurler son amour de l’anarchie et sa haine du "système", mais de fournir une bande-son adéquate à la fin du XXe siècle. Ma participation à ce mouvement fut on ne peut plus modeste, et s’est soldée par un disque vinyl datant de 1980, et de deux maxi-single datant de 1979, sous les noms d’Artefact, ou de Spions Inc.

Tu as souvent dit avoir commencé à écrire à la faveur d’une période de chômage, en 1990-91. N’avais-tu vraiment rien écrit avant ?


J’ai écrit ou co-écrit la plupart des titres d’Artefact, j’entassais depuis mon adolescence divers cahiers, poèmes, nouvelles inachevées, départs de romans, velléités de tous ordres.


Ce tout premier roman, antérieur à La Sirène rouge, n’a jamais été publié. Avons-nous une chance de le lire un jour ?
 

Non, aucune.

La Sirène rouge est un road movie, un polar, qui fut immédiatement remarqué pour le ton et l’engagement de son auteur. Pourquoi ne l’as-tu pas traité sur un mode SF, futuriste, comme Babylon Babies par exemple ?


Parce qu’il s’agissait d’un polar, précisément, et que Patrick Raynal (big boss de la Série Noire) m’avait juste demandé de lui faire une Série Noire après avoir lu le manuscrit auquel vous faites allusion à la question précédente.

Tu publies ensuite
Les Racines du mal, toujours à la Série Noire. N’as-tu pas été surpris par son large succès public, et par le fait qu’il reçoive le Grand Prix de l’Imaginaire, lequel récompense d’ordinaire de purs romans de SF ?


Ma première surprise, et non des moindres, fut que Patrick accepta de le publier sans la moindre discussion, et même, osons le dire, avec un certain enthousiasme. Quant aux prix littéraires… je n’en pense rien.

Pour respecter ta chronologie, tu as écrit ensuite un gros roman de SF pour Denoël, inspiré de
Là où tombent les anges, une novella parue dans Le Monde en 1995. Pourquoi n’est-il pas paru et le lirons-nous un jour ?


Même réponse que plus haut : non. Les raisons sont les mêmes : un roman raté doit être détruit sans pitié.

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Nous en arrivons à ton dernier roman, Babylon Babies, paru à la rentrée dernière dans la Noire. La composante SF est cette fois-ci omniprésente. Comment expliquer ce glissement progressif du polar vers la SF ?


J’ai catapulté mes personnages vers leur propre futur, de ce fait Les Racines du mal et Babylon Babies sont résolument des récits d’anticipation. Quant aux problématiques soulevées par les sciences et les technologies, elles me poursuivent depuis mon jeune âge.

Tu t’es dit, par le passé, proche de romanciers du dix-neuvième tels que Balzac ou Flaubert, et de leur goût à fabriquer des mondes avec leur cohérence. Au fond, ceci n’est-il pas également une des spécificités de la SF ?


Non. Elle est la spécificité de toute œuvre authentique. Dans bien des cas, les romanciers dits "de SF" ne parviennent pas plus à créer un "monde" cohérent que la littérature académique ou intimiste sur laquelle ils vomissent à longueur d’années, de festivals en chroniques.

Tu as dit, lors d’une interview : "Pour moi, la littérature ne sert pas à décrire le réel mais à le produire." Pourrais-tu développer un peu plus cette idée ?


Il me faudrait des pages entières, et appeler Nietzsche, Deleuze, Blanchot, Bataille et quelques autres à la rescousse. Mais en deux mots je dirais ceci : un romancier de la fin du XXe siècle, et du début du XXIe siècle n’a le choix que d’être, au fond, un philosophe, ou disons plutôt un moraliste.
Notre héritage remonte à Swift, au bas mot, pour ne pas remonter jusqu’aux Grecs. De fait, nous participons directement à la production du monde, puisque sciences, techniques, sociétés, morales sont précisément, et toujours, inventées par des artistes. Évidemment, nous n’en avions nulle conscience, jusqu’à l’orée du XXe siècle, lorsque ce furent les artistes, et les écrivains en particulier, qui préparèrent objectivement les pensées aux carnages qui s’en venaient.

Tu as dit également : "Mon ambition est de dynamiter le roman populaire". Tu as même ajouté : "Le polar est mort et enterré. La SF est en voie de cryogénisation, le reste de la littérature ressemble à un vaste musée."
Quel est donc ton projet d’écrivain et comment te situes-tu dans le champ littéraire actuel ?


Je me situe mal, c’est un euphémisme. Mon projet est en ruines, parce qu’il me semble être parvenu à l’objectif initial, c’est peut-être outrageusement vaniteux, mais en ce qui me concerne je ne vois pas comment je pourrais aller plus loin dans cette voie : faire exploser les schémas du roman "populaire" (science-fiction, horreur, policier) en vue de produire sa synthèse crépusculaire, le roman pop. J’ai décidé de partir de la condition réelle de la littérature APRÈS Auschwitz et Hiroshima, condition dictée par ce que Walter Benjamin avait vu s’établir juste après la Première Guerre mondiale : la mécanisation de l’art. Son industrialisation. Sa numérisation, aujourd’hui.

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Tu es un des rares écrivains français à pratiquer le mélange des genres, alors que de nombreux auteurs de SF se sont réfugiés ces dernières années dans une littérature extrêmement typée et se revendiquent de la "vraie" SF… Que penses-tu de cette position, et quels sont les auteurs français qui, d’après toi, font preuve d’une réelle originalité ?


Pour commencer, je ne tire pas sur les ambulances, mais il arrive que cela soit nécessaire, lorsqu’elles vous écrasent les tympans de leurs hululements sinistres. Je ne rappellerais pas les mots cruels de Dick, Ballard, Burroughs, Spinrad, Moorcock, Ellison, et d’autres encore, concernant cette science-fiction autarcique et ni plus ni moins égotiste que la plupart des chiures intimistes de la littérature française, et qui semble se trouver en France un second souffle. Cette science-fiction n’est ni fiction, ni documentaire, un simple agencement d’intrigues convenues, de structures narratives hypertraditionnelles, de psychologie d’horoscope et de quincaillerie high-tech, le tout écrit avec le style d’un pachyderme. C’est à cause de ce genre d’abrutis que la SF est encore un genre à part dans ce pays, alors que les "genres" n’ont jamais été aussi proches de leur extinction aux USA. Le milieu de la SF française m’emmerde au plus haut point. Les gens n’y désirent qu’une chose : rester dans leur petit monde, avec sa petite cohérence. Tous ces crétins de fans de Star Trek déambulant en pyjamas orange, tout ce "recentrage" réactionnaire autour du space opera. Recentrage. Ces garçons devraient plutôt diriger des départements de ressources humaines.

​

Que voulais-tu exprimer en disant que la littérature française est "peu acérée" par rapport à l’anglo-saxonne ?


Ce que je vous ai dit juste un peu plus haut : pour écrire, il ne suffit pas d’avoir envie de raconter des histoires, encore faut-il vouloir produire un monde. Et pour cela oser engager le fer avec celui-ci.

Tu aimes beaucoup Dick, Ballard, Sterling et Gibson, Ellroy, DeLillo, Thompson, Chandler et Crumley. Y-a-t-il des auteurs non anglo-saxons qui pourraient se glisser dans cette liste ?


Nous parlons littérature contemporaine, d’accord ? Alors rajoutons Gunther Grass et Salman Rushdie, ainsi qu’une poignée d’auteurs français, Volodine, Zagdanski, Houellebecq…

Que penses-tu du fait que tes deux premiers romans aient été achetés par le cinéma ? N’appréhendes-tu pas de voir ton univers intérieur passé à la moulinette d’un réalisateur et transposé à l’écran ?


Ils ont acheté le droit de se passer de mes appréhensions. Disons même que je l’ai vendu. Je n’aimerais pas ajouter à la prostitution marchande les trémolos du jésuitisme artiste.

Tu as travaillé, ces dernières années, avec No One Is innocent et Richard Pinhas. Quels liens pourrais-tu établir entre les textes qui ont résulté de cette collaboration et tes autres textes de fiction ? Quel plaisir particulier prends-tu à écrire des lyrics ?


Question insondable. Mon plaisir fut celui de participer à une authentique expérience musicale, que cela soit avec No One, ou avec Richard, et en dépit de moultes différends "politiques" entre nous (je parle de No One), l’intensité avec laquelle ce groupe s’est mis au travail en me demandant ma participation active m’a enthousiasmé. Quant à Richard, c’est un processus de boucle cosmique. J’écoutais ses disques quand j’avais 14-15 ans, c’est grâce à Heldon que j’ai lu L’Anti-œdipe.

Tu t’étais plaint de ce que tes romans paraissant directement en format poche, tu avais du mal à joindre les deux bouts. Les choses se sont-elles arrangées avec la publication de
Babylon Babies en grand format ?


Oui, merci.

Tes livres sont-ils traduits à l’étranger ?


Oui. Italien. Roumain. Japonais. Et quelques autres. Traduction anglaise à l’horizon.

Quelles sont tes passions en dehors de la littérature et de la musique ?


Les femmes. La skunk. La Grèce antique et l’Amérique.

Que dirais-tu si tu devais dresser un bilan de ces dix années d’écriture ?


Trop tôt pour faire un bilan. Mes exégètes posthumes s’en chargeront.

Sur quoi travailles-tu en ce moment et quels sont tes projets à court et moyen terme ?


Écrire. Plusieurs romans sur l’établi. Parution en mai de cette année du Manuel de Survie en Territoire Zéro, le premier volume (1999) de mon journal critique et polémique : Le Théâtre des opérations, à la NRF.

barbéricomballot2000

« Mes disques à moi »

Propos recueillis par Philippe Manœuvre et Stéphane Hervé, Rock & Folk, n° 396, août 2000, p. 18-23.

En publiant ces jours-ci son journal de 1999, l'auteur de La Sirène rouge entrouvre au lecteur la porte d'un cerveau fertile où s'agitent papes, poètes, déviants cyber et héros de BD acide. Pour R&F, cet écrivain qui fut également parolier de No One Is Innocent a accepté d'évoquer les disques de sa vie.

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C'est un jour de juin, c'est chez Gallimard et c'est comme dans les livres. Dans le décor où Soles glisse tel un fantôme, fume-cigarette au bec, Maurice G. Dantec est instantanément identifiable : il est, par la grâce d'un remarquable « Journal 1999 » (voir encadré), cet écrivain de polars cyberpunks qu'on autorise soudain à remonter de la cave où champignon le Série Noire pour s'installer au jardin. Non loin des fantômes de Proust et Gide, notre homme Dantec... Au soleil ! Avec ses lunettes ! Sa coupe à la moissonneuse et son cuir noir sous lequel, bien vite, il se met à suer sang et sang.

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Cruelle question

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Commençons cette interview comme on les commence toutes depuis dix ans. Quel est le premier disque acheté par Maurice G. Dantec ?

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« Led Zeppelin 1 ». Je venais d'entrer en sixième. Et en plus, je suis allé l'acheter avec ma mère, ce qui n'était pas rien. Je me souviens que c'était pour un Noël, argent, cadeau. Et je rappelle avoir longuement hésité entre ce Led Zep et un Deep Purple, « In Rock » évidemment. C'était un sacré débat, mythologique. Moi, j'avais douze ans. À l'époque, écouter du rock était encore anticonformiste. Ça correspondait à un acte de rébellion contre un certain ordre culturel.

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Là, aujourd'hui, si vous partiez sur une île déserte, quel disque emporteriez-vous, Maurice G. Dantec ?

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Peut-être un Bowie, « Low », enfin la trilogie européenne… En cas de coup dur, j'écouterai le premier Velvet Underground, « Sunday Morning », pour pleurer sur mon sort, ou un Beatles, « Magical Mystery Tour » que j'adore pour « I Am The Walrus », une des plus grandes chansons de Lennon, ou le Double Blanc, bien sûr. Comment vous remettre ça ? Le rock était une contre-culture qui s'est institutionnalisée dans le courant des années 70. Moi, je courais chaque mois acheter R&F et Best pour lire Yves Adrien ou Eudeline. Les seuls... Grâce à eux, on pouvait écouter T Rex sans faire de complexes. Ils nous proposaient du rock une version de dandysme terminal. Dans le cloaque journalistique de l'époque, ils nous donnaient envie de lire Huysmans et Lester Bangs. J'étais un adolescent perturbé, je lisais Chateaubriand, Baudelaire. Bon, dans la banlieue sud, tu pouvais écouter le Velvet en lisant Les Fleurs du Mal (rires)… Dans mon lycée, on était deux. Moi et mon pote qui m'a fait découvrir Lovecraft et que j'ai perdu de vue… On lisait Strange aussi (rires).

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Ce livre, Le Théâtre des Opérations. Journal métaphysique et polémique 1999 ?

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La digue a pété. Ça fait des années que ça me rongeait, que j'étais pris dans des positions qui n'étaient plus les miennes par rapport à un environnement socio-artistique… Au bout d'un moment, j'ai eu envie de tout clarifier vis-à-vis de moi-même.

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Un livre peut-il changer le cours de choses ?

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J'en doute. Les choses ont leur cours. On peut espérer changer quelques esprits, à tout le moins engager le fer, par exemple avec ma propre génération. Il m'arrive la même chose qu'avec la génération Sollers. Quand on écrit des livres, très vite on se retrouve piégé par ses propres écrits. Moi, j'ai très vite vu l'étiquetage se mettre en place : roman noir/cyberculture, tout le monde bien à sa place. Aujourd'hui je suis publié par la Blanche, ce qui est royal. Mais j'ai mon contrat avec la Noire, et je ferais mon prochain polar pour Raynal.

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Vous écrivez tous les jours ?

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C'est un peu le principe d'un journal…

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Sur l'île déserte, vous emporteriez des bouquins ou des disques ?

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C'est la question la plus cruelle de tous les temps. Je lisais Philip K. Dick en écoutant les Stooges… Bon, j'aurais du mal à vivre sans musique, il me serait impossible de vivre sans livres.

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Pataugas

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On sait que la France a le record du monde des ventes pour « FunHouse » : 100 000 personnes ont acheté ce disque depuis sa parution en 1970.

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À l'âge de treize ans, je lis l'article d'Yves Adrien, « Burn, Baby, Burn ». Kaboom ! Je fonce voir mes potes : « Venez, on monte à l'Open Market. » Des semaines durant, j'ai fait chialer ma mère, « Down On The Street » en boucle. Ça, tu vois, c'est mon choc. Ensuite il y a Kraftwerk, « Autobahn ». Re-boum. Je l'ai usé, celui-là. « Trans Europe Express », je te dis pas. Quelle cohérence ! Un groupe de rock qui se référait au Bauhaus.

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Dantec et le punk ?

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En 1976, j'ai dix-sept ans. Je commence à lire Nietzsche, je me retrouve dans ce moment où un certain rock s'institutionnalise et puis soudainement, en l'espace de deux mois, on voit arriver le truc. Mais dès 1977, dans son article « Exit », Adrien met en lumière ce que le punk va devenir, à savoir le petit cousin du hippie Wimpy 1969. Le punk bouge un an, puis n'importe quel baba se coupe les douilles, se plante une épingle de nourrice et repique les trois riffs. Dans ses pataugas (rires).

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Votre rapport à Johnny Hallyday ?

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Rien à foutre. Johnny m'a toujours fait rire. Je veux pas lui faire de peine, c'est sans doute un mec bien, mais moi, je viens d'un environnement très prolo. Dans notre cité, ma maman écoutait de la musique classique. C'était la seule. Tout autour, Johnny gueulait sur les transistors. Pour moi, ça ne passait pas. J'aurais préféré Vince Taylor, le régional de l'épave. De même, Téléphone a été une souffrance. J'aimais Gainsbourg, Dutronc, les reprises bon enfant qu'en firent les Bijou.

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Canabis

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Dans votre livre, vous parlez superbement de Tricky, puis des vieux pachydermes du hard

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Dans ce qu'on a appelé le hard rock, je retiens Blue Öyster Cult. Ce groupe froid, lunaire, limite techno, va utiliser pour ses textes les plus grands écrivains rock : Patti Smith, Michael Moorcock, Richard Meltzer. À côté de lui, Deep Purple et tous les AC/DC, Kiss et autres me semblent bourrons. J'ai les trois premiers albums de Blue Öyster Cult. Le premier tout blanc. Le deuxième, très noir et rouge. Le troisième avec le Messerschmitt… Mon préféré est sans doute celui-là, « Secret Treaties ». Je l'ai beaucoup usé, oui. Blue Öyster Cult, c'était d'une finesse extrême comparé à Queen, entre autres. Voilà un groupe de juifs qui s'appropriait une signalétique nazie : regarde le livre avec la limousine et l'église… Je n'ai jamais cru que ça allait changer le monde, j'étais déjà dans une autre pensée. Le monde c'était de la merde, quelques perles artistiques nous permettraient de survivre.

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D'emblée, vous êtes l'écrivain qui préfère « NPA » à Pivot.

​

Mon opinion sur « NPA » a changé, pas sur Pivot. « NPA » était une émission pop, moi j'avais envie de casser le langage de la télé, son rythme sacro-saint. Créer une émeute.

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Plus d'une fois, Morrison a interrompu un concert pour provoquer une émeute et envoyé les fans des Doors dans la rue, brûler des voitures…

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Notre génération est confrontée à la fin de tout ça. C'est la fin du politique, des capacités revendicatrices. On a tout. On vit dans ce bonheur programmé, au pays de cocagne.

​

Vous parlez drôlement bien des Who dans le livre.

​

Ah bon. Les Who c'était Townshend, la collision pop, la prime adolescence. Sans doute, à Londres, aurais-je pu être mod. À Paris, j'ai été un punk étriqué, costard gris, limace, version anonyme, guérilla urbaine. Quand la cold wave est arrivée, j'ai plongé direct. Human League, The Normal… Pfouuu ! Et Joy Division… Le punk rock était rapidement devenu la caricature marchande de ce qu'il était au départ. Je respect Malcolm McLaren mais c'est un peu le Colonel Parkler de la fin des années 70. Dieu soit loué, arrive alors un truc qui se base sur les ruines du rock. Boîte à rythmes noyée dans une vague chambre d'écho, voix robotique, c'était l'issue.

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Quel est votre disque préféré de Lou Reed ?

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Aaaahhhh. « Berlin ». Quand même. Sur mon île déserte, si je pouvais choisir un disque, j'emporterais bien « Berlin ». Je pourrais pleurer sur le sort du monde en écoutant les gosses chialer leur mère (rire maniaque).

​

Vous êtes comme un gigantesque shaker. Vous parlez des papes assassinés entre 860 et 1062, vous parlez poésie, politique, rock et Woodstock, vous réglez le compte de Bergson et de Cioran… Comment faites-vous ? Il y a une drogue derrière ?

​

Peut-être le cannabis, un peu (rires)… Je lis très peu la presse. Je regarde énormément CNN, je suis tout en direct, les guerres comme les progrès des Pokémon.

​

Avez-vous, vous le fan punk de Lou Reed et Blue Öyster Cult, un jardin secret pop idiot, caché ?

​

​Ça va en surprendre certains, j'aime bien François Hardy. Ouais. Et Alan Stivell. Ma mère avait « Renaissance de la Harpe Celtique ». Sinon il y a Billy Idol, ma faille, ma faute de goût que je continue d'adorer. Ce que j'aime chez lui c'est son côté teenager imperturbable de 50 ans. Il a été le premier punk à avoir le courage de dire qu'il était passé à autre chose. Certains Inrocks prendront ça pour une faute de goût (rires).

​

Criminel inconscient

​

Vous écoutez de la musique en travaillant ?

​

Constamment. Quand on voit apparaître les mots Tricky ou Krudder & Dorfmeister dans mon livre, c'est que j'étais en train de les écouter. Quand on lit The Who, c'est que j'étais en train de me faire un petit flash-back mod, Carnaby Street 1966… Je fais partie de cette génération qui ne peut pas vivre dans le silence et d'ailleurs c'est terrible, on a été intoxiqué à la musique.

​

L'expérience No One Is Innocent, avec le recul ?

​

Très intéressante. Ça s'est fait de manière très rock'n'roll. Les textes ont pratiquement été écrits en studio. Moi, j'aimais bien le groupe, les mecs. Mais il y avait un risque de méprise. No One était un groupe très engagé à un moment où je me sentais de moins en moins à gauche. J'ai eu avec K-Mar quelques discussions assez chaudes sur le Chili. Bon, moi, comment j'allais faire face à ma génération, face à ce reflux des idéologies ? Pourquoi n'ai-je jamais été mitterandien ? Je n'ai pas été un déçu du socialisme, je n'y ai jamais cru. Je n'ai jamais été en accord avec le jacklanguisme… Chirac n'étant pas ma tasse de thé non plus.

​

C'est pour cela que Dantec est parti au Canada ?

​

J'avais besoin de prendre mes distances avec la France pour mieux me comprendre en tant que Français. Je comprends mieux les échecs de la France depuis que je ne suis plus là.

​

Et l'Amérique dans tout ça ?

​

Je pense que c'est la fin de l'homme. Elle est là. Fin de ce qu'on a connu comme humanité depuis que l'histoire écrite existe. Pour comprendre ce quelque chose, il faut s'y confronter. Je constate l'énorme explosion des religions en kit, du new-âge aux sectes, et puis tu vois la puissance économique de ce pays, cette machine affolante qui tourne à plein régime. Il faut qu'on prenne conscience qu'ils sont en train de créer la post-humanité…

​

Quelle sera la musique de cette post-humanité ? Électronique ? New-age ? Ambient ? World ? Rap ?

​

Je suis un déçu du rap. C'est devenu un nouvel appendice du système marchand. Tous rebelles dans leurs belles Benz (rires)… Et puis tu as les stars de l'humanitaire, Clapton et Harrison pour le Bangladesh, et Geldof, ce criminel de guerre inconscient qui a aidé le régime Mengistou à se maintenir en culpabilisant les Blancs sur une famine… organisée par un régime marxiste noir.

​

Machine marchande

​

Vous avez la chance d'avoir cette superbe vision historique. Pourquoi ne pas aller plus loin, franchir la barrière, commencer tel un Cyber-Sartre à indiquer la voie ?

​

Ah Non ! Surtout pas ! Sartre, pour moi, c'est l'antimodèle. Tu me vois distribuer des tracts à la sortie des usines ? Des ecstas, à la rigueur (rires). Moi, je n'ai pas d'espoir. L'homme, c'est la direction de la chute. Car tout va vers la dégradation. Regarde les photos d'Elvis à travers les âges (rires)… L'écrivain est là pour éclairer les dysfonctionnements du pouvoir. C'est son rôle. En démocratie, on tape sur la démocratie. Le jour où il y aura tyrannie, on fera pareil. On tapera. Les écrivains ne sont pas là pour servir la soupe au peuple.

​

Pensez-vous que nous revivrons une autre époque rock à la Sex Pistols, à la Nirvana ?

​

Non. Le rock est devenu une énorme machine marchande, intégrée. C'est nous qui avons fabriqué cette machine. Mais l'épuisement des formes est devenu tellement rapide que le rock a mis vingt ans pour crever, le rap dix et la techno cinq. Donc on est obligé de créer de nouvelles formes, en permanence. Certains artistes font le pas de côté nécessaire, ouf, mais la masse suit, très vite, elle est collée à nos basques.

​

Rage Against The Machine ?

​

J'ai  musicalement apprécié le premier album, mais j'ai tout de suite vu le truc, Che Guevara sur les amplis, la révolution chez Sony ! Honnêtement, je préfère Marilyn Manson. En fin de compte, c'est exactement pareil. L'un vend la décadence, l'autre la révolution. Où est la différence ? Nous sommes dans le cycle terminal de la marchandise rock. Ce réflexe a commencé pour moi avec « Sandinista ». Un album que j'adore, que j'écoutais. Et je me disais : Putain, quels cons ces Clash ! Ils ne savent pas que les Sandinistes sont en train de déporter les Indiens Mejicos, qu'ils ont supprimé la liberté de la presse ? J'ai toujours eu ce réflexe vis-à-vis du rock de gauche. En même temps, on peut pardonner cette naïveté aux Anglais. Après tout, ils n'ont pas été envahis depuis 1066 (rires).

​

Vous étiez plutôt Pistols ou Clash ?

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Ces querelles dialectiques m'ont toujours emmerdé. J'écoutais les Stones et les Beatles. J'étais Pistoles et Clash. Excuse-moi, le journalisme rock s'est inventé ces pathétiques minibatailles d'Hernani. Blur ou Oasis ? Je ne prends ni l'un ni l'autre, merci.

​

Y a-t-il de bonnes rock stars ?

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Bien sûr. Dans le mauvais goût rock, par exemple. Moi, j'adore U2 et je trouve que le groupe s'est bonifié dans les années 90 alors que ce n'était pas un groupe que j'écoutais beaucoup. « Sunday Bloody Sunday », j'aimais bien le côté groupe héroïque mais sans plus, alors que lorsqu'il se met à travailler avec Eno, Youth… il devient un groupe majeur. Pour moi à partir de « Achtung Babies », « Zooropa » évidemment, mais aussi « Joshua Tree » U2 a montré qu'il savait puiser dans les racines du rock américain plutôt que de rester dans son trip de groupe irlandais revendicatif. Je sais que dans le microcosme rock, U2 n'a pas bonne presse, que Bono est considéré comme un benêt alors que c'est à mon avis un grand bonhomme sur le plan de l'écriture, certains de ses textes sont magistraux.

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Aujourd'hui apparemment, U2 n'a plus la cote et, avec l'arrivée du nouvel album en octobre, la chasse est ouverte. Les Irlandais seront un gibier de choix…

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Eh bien, moi, ça me ferait plaisir de me faire quelques chasseurs !

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Kurt Cobain. Vous avez été sensible à Nirvana ?

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Je n'étais pas un grand fan de la musique, mais c'est vrai que j'ai été touché par Cobain, en tant qu'artiste et qu'être humain. La musique, elle, ne me transportait pas plus que ça. En revanche, je voue une haine tenace à Courtney Love, rien que de la voir me donne envie de vomir. C'est le stéréotype du business californien. Pour moi, c'est la fin des haricots.

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Ne sommes-nous pas en train de tuer la musique en continuant, nous les vieux, à nous intéresser à un phénomène d'inflammation adolescente ?

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En 1973, j'allais à l'Open Market, je demandais au mec. Aujourd'hui, quand je me balade à la Fnac, je découvre que tout est subdivisé en micro-étiquettes. Transe Goa, Death Metal… C'est nous qui avons fabriqué cela. Que faire ? Honnêtement, je ne sais pas. J'essaye seulement de vous refiler un peu d'oxygène avec mes livres.

r&f2000

« On a rencontré pour vous Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par Emmanuel Caron, Auteurs.net, 20 juillet 2000.

Avec Le Théâtre des opérations, Maurice Dantec nous livre son analyse — un journal métaphysique et polémique — de la dernière année du siècle dernier. À la fois visionnaire et amphibologique, iconoclaste et réactionnaire, imprécateur et étouffant, ce « carnet de guerre » de plus de 600 pages impressionne. Que s’est-il donc passé en 1999 ? Entretien par e-mail avec Maurice G. Dantec (il réside depuis 1998 au Québec) pour quelques éclaircissements salvateurs.


Le Théâtre des opérations est un livre amphigourique. Ni journal, ni essai, ni traité, il se veut pourtant « un journal polémique et métaphysique » de l’année 1999 (+ le mois de décembre 1998). Pensez-vous pouvoir réécrire de telle sorte un journal polémique et métaphysique pour les années suivantes ? En un mot, le genre (appelons-le pour aller vite « cyber-pop ») que vous avez initié avec vos trois romans précédents peut-il s’appliquer aussi au journal ?


Je tiens ce journal « amphigourique » comme vous dites, depuis 1991. Il s'agit d'un travail souterrain qui a couru sur toute la décennie, parallèlement aux écrits de fiction. Il est vraisemblable que sa publication sera périodique, mais sans doute pas une fois par an (peut-être un rythme biennal, ou triennal). Oui, je crois à la possibilité d'un journal de la fin du XXe siècle (ou, pour le prochain opus, du début du XXIe), donc à unjournal qui épouserait peu ou prou les formes chaotiques de notre méta-histoire.

Pour la majorité des lecteurs, l’originalité et la spécificité du « journal » tient dans sa capacité à énoncer le réel intime, factuel, sans l’écran d’une histoire (le roman), d’une idée (l’essai philosophique) ou de l’agencement des mots (le poème). Dans 
Le Théâtre…, au contraire, l’écran de l’Histoire (l’Otan, le Kosovo, le Timor oriental...), celui de l’essai philosophico-historique et celui des poèmes en prose sont omniprésents. Vous n’utilisez qu’à deux ou trois reprises (p. 115, 229 ) — et d’ailleurs en le précisant — l’écriture réaliste, factuelle, en un mot : « autobiographique » que l’on s’attend à trouver dans un journal. Comment interprétez-vous ce paradoxe ?


Mon journal est un panoptique, il ne procède pas vraiment d'une chronologie, la longue suite des jours et des nuits, mais plutôt de la mise en condition de mon système nerveux central pour espionner de façon synchronique toutes les péripéties de cette fin de monde. Machine de décodage. Radar. Scanner. Spectrophysique. J'ai voulu capter les échos de tous les nihilismes contemporains, et en premier lieu ceux qui furent, ou sont encore les miens, et en rendre les mouvements perceptibles au moyen d'un dispositif textuel qui s'apparente à un scanner de police passant en revue toute la bande des fréquences disponibles. Le réalisme factuel — et « autobiographique » — n'est jamais qu'une plage d'ondes parmi les myriades ainsi proposées. Et elle n'est pas, il me semble, la plus intéressante d'entre toutes (quant au scandale que représente cette offensive des catins bien-pensantes contre notre dernière liberté, offensive dont Renaud Camus aura été le bienheureux bénéficiaire — jamais il n'aurait pu espérer de tels chiffres de vente sans le crétinisme des maccarthystes de gauche — avouons qu'elle ne fait qu'exciter notre goût pour l'estocade dans la graisse des despotismes démocratiques.)

Dès le début du 
Théâtre... (p. 15) vous présentez une réflexion sur l’écrivain du XXIe siècle, qui doit s’adapter pour survivre. Quels sont les dangers qui le guettent ? Ces dangers ne sont-ils pas en même temps ceux qui le sauvent ? (« Là est le danger, croît ce qui nous sauve » Hölderlin, repris par Heidegger).


Entièrement d'accord avec cette vision de Hölderlin via Heidegger. La littérature ne se porte jamais mieux que lorsqu'elle est en état de guerre, lorsqu'elle doit combattre du mieux qu'elle peut les dangers qui la menacent, soit aujourd'hui : 

– le télétotalitarisme numérique qui veut transformer les bibliothèques en TGB (Très Gros Bouzins).

– les jésuites de l'antiracisme officiel et de la « bonne » pensée qui fichent et traquent tous ceux qui se permettent de penser, et de dire autrement.

– la médiocrité collabo de la plupart des écrivains nationaux qui perpétuent la farce en jouant aux punks de plateau-télé à Bernard Pivot tout enréclamant une « liberté » d'expression pleine et entière.

– les lobbies et groupes de pression communautaires de tous acabits, toutes obédiences, qui entendent faire passer leurs « droits » avant le nécessaire travail de la vérité, donc de la critique.

– les dialectiques mortifères qui encombrent le terrain dévasté de notre philosophie ou de notre littérature : Pierre Lévy OU Vivianne Forrester, Ignacio Ramonet OU Alain Minc, BHL OU Régis Debray, etc.

Internet peut-il être libérateur pour l’écrivain ? (créativité de l’hypertexte, brisure de la chaîne éditoriale auteur-manuscrit-éditeur-imprimeur-librairie-lecteur pour auteur-internet-lecteur...)


Je me fiche complètement de ce qu’apportera l’hypertexte, ou non, dans la « chaîne éditoriale » (même si ce n'est pas indigne d'intérêt, loin de là). Ce qui m'intéresse c'est en quoi il peut nous apporter quelque chose sur le plan des techniques d'écriture, sur le plan des méthodes (rationnelles ou inconscientes) pour distribuer un récit, élaborer une narration, provoquer un choc esthétique, dissoudre des certitudes, ressouder de vieilles vérités, entreprendre une refondation de la morale. À ce titre il n'est qu'un outil encore paléolithique, et surtout, il n'est déjà plus que la métastase terminale de l'Operating System technomarchand.

Votre installation au Québec en 1998 (début de votre livre) a-t-elle changé votre rapport à l’écriture ? Vous sentez-vous plus proche de cette écriture « pop » dont les maîtres sont américains ?


L'Amérique produit sur moi son effet escompté : la mise en perspective de ma (non) identité française, et européenne. Une méta-identité. Une cosmopolitique. Je suis un européen exilé en Amérique depuis fort longtemps, la lecture de la littérature nord-américaine a été un cataclysme psychique bien avant que mon existence physique ne suive la ligne de rupture jusqu'à l'exil outre-atlantique.

Un européen exilé au discours politique « intempestif ». Dans 
Le Théâtre..., vos prises de positions pour l’intervention de l’Otan au Kosovo, vos critiques des actions militantes de José Bové contre la mondialisation, votre démantèlement des figures mythologiques de la Gauche (le bon Allende, les discours du MRAP, la reconnaissance des minorités, l’homme perfectible) participent-elles de cette manière stratégique d’écrivain « pop » de brouiller les cartes, annonciatrice d’une « éthique de la lame » ?


Il s'agissait en effet de procéder sur moi-même à la nécessaire mise en abyme métaphysique, à la dissolution des valeurs — vieilles ou nouvelles — qui ont inversé les principes de souveraineté et accomplissent aujourd'hui la VULGARISATION TERMINALE DE LA PENSÉE. Il fallait en effet passer par cette phase de dé-re-construction, cette phase de Restauration, cette phase authentiquement évolutionniste (donc anti-révolutionnaire et anti-réactionnaire) pour que je puisse continuer à œuvrer en tant qu'écrivain.

Malgré les axes d’une nouvelle politique définie page 212, le ton agonal parfois prophétique et souvent « organistique » de votre livre véhicule des propositions imprégnées des penseurs de la « révolution conservatrice ». Vous revendiquez-vous d’auteurs comme Jünger (Le Traité du rebelleLe Travailleur) ou Carl Schmitt (La Notion du politiqueLa Théorie du partisan) ?


Bon. Primo en ce qui concerne ce point de vue « organistique » que vous me prêtez, il me semble que ma pensée se fonde sur un paradoxe plus ambigu, car je ne crois pas à priori aux vertus des communautés humaines. Et ma vision« schizo-opérative » du corps humain est très éloignée des préceptes « mécanistes », typiquement « modernes » sur lesquels se sont élaborés les discours « organicistes », de gauche comme de droite — de Rousseau à Gobineau. Une communauté doit être jugée sur la typologie individuelle qu'elle est en mesure de produire même si c'est de la façon la plus rare. Une civilisation « autocratique » qui produit un génie par siècle est selon moi plus intéressante qu'une nation de fourmis industrieuses gavées de droits et de lectures insipides et qui ne produit plus que des clips de pub, du « rap » et du tourisme sexuel planétaire, en volumes astronomiques. Néanmoins, je sais pertinemment que cette phase de chaos et d'anéantissement des anciennes souverainetés dont l'événement fondateur est la Révolution Française (et sa conception égalitaire-fraternitaire de la « démocratie ») fut une tragique mais nécessaire époque, car c'est de cette dissolution que purent s'accomplir l'individu, l'esprit critique, la science moderne, toutes les formes esthétiques et éthiques de la Renaissance que les Églises, catholiques comme calvinistes, étaient parvenues à endormir par le nationalisme religieux, puis ethnique, ou à brûler comme hérésies. Mais je ne laisserais pas dire non plus que cette époque post-Révolutionnaire est l'alpha et l'oméga de l'Histoire humaine, car en Occident tout du moins, l'invention de la politique, de la technique, de la science, de la philosophie, de la Cité, de la Souveraineté, appartient à ces peuples de l'Égée et de la Grèce qui s'en sont servis du même coup pour fonder notre civilisation alphabétique.

Deuxio, en ce qui concerne ces « révolutionnaires-conservateurs », il serait exagéré de ma part de prétendre les avoir écartés de mon champ de recherche, mais cela le serait tout autant d'imaginer qu'ils ont fondé de façon centrale mon actuelle réflexion théorique sur les problèmes politiques et métapolitiques de notre (fin de) civilisation. Car Nietzsche l'aurait sûrement noté avec son mordant habituel, le principal défaut de ce courant de pensée est surtout d'avoir été allemand. Mes racines politiques se situeraient alors plutôt du côté de Joseph de Maistre. Ce qui ne m'empêche pas de retravailler en ce moment même à une relecture systématique de Bataille et de Foucault dans la perspective d'un questionnement radical sur la notion de Souveraineté.

Tertio, j'ai lu Ersnt Jünger dans ma jeunesse et je dois dire qu'à bien des égards le mouvement politique dont il fut un des fleurons fut le seul à l'époque à jeter un regard à peu près lucide sur la catastrophe annoncée qui se préparait à Weimar. La cristallisation du combat politico-idéologique entre les deux formes rivales de totalitarismes nées de la démocratie parlementaire (soit les deux populismes modernes : le courant socialo-bolchevique, et le courant national-socialiste) ne pouvait conduire l'Allemagne de l'entre deux guerre qu'au désastre. L'instauration d'un régime « spartakiste », une variante proto-trotskyste du stalinisme, au cœurde l'Europe en 1918-1919, fut le point de départ d'un « jeu de domino » où diverses « sectes » politico-dévolutionnaires nées du chaos de la 1e Guerre tentèrent de s'accaparer un morceau du rêve prométhéen de la Révolution. Dois-je rappeler que c'est D'Annunzio lui même, un poète italien donc, qui investit Trieste avec ces troupes prétoriennes en 1919, créant un précédent qu'un ex-anarcho-socialiste prénommé Bénito allait répéter avec succès trois ans plus tard, mais en marchant sur Rome cette fois-ci ? Et qu'avait donc fait Lénine en octobre 1917, en envoyant ses milices d'assaut contre le Palais d'Hiver de Petrograd ? Qu'essayèrent les nazis une première fois, sans succès, à Munich, en 1923, mais qu'ils purent concrétiser dès que la pression du vote populaire leur donna accès au pouvoir dix ans plus tard ? Que firent donc les organisations armées du Front Populaire dès la victoirede la Gauche aux Cortès, après les élections générales de 1936 en Espagne ? Lorsqu'un principe de souveraineté est dissous au point que les nations d'Europe plongent toutes ensemble dans le bourbier mécanisé de la 1e guerre mondiale, la fin est déjà consommée. Dois-je rappeler que ce sont les braves et bonnes « démocraties » françaises et anglaises qui ont conspiré de concert avec les Serbes et les Russes pour anéantir les méchantes « monarchies » austro-hongroises ou prussiennes, et ainsi toute la Mitteleuropa, et tout le projet fédéral européen par la même occasion, et pour au moins deux siècles selon moi ?

Le film Baise-moi, tiré du roman éponyme de Virginie Despentes (par ailleurs réalisatrice du film) a été classé X par le Conseil d’Etat. Sur le site du film on trouve une pétition contre cette censure et des réactions d’internautes. Je voudrais vous citer l’une d’entre elles : « Demandez à Dantec d’héberger le film sur un serveur au Canada et on montrera aux papys francisques à quel point leur combat est d’arrière arrière, arrière garde... » Quelles réactions avez-vous face à cette censure, et d’être ainsi interpellé ?


J'ai appris il y a peu les déboires de Virginie Despentes avec le Conseil d'État. Je ne sais trop que penser de l'intervention de cet internaute mais voici en quelques mots ce que je pense de cette « affaire » : 

1) Le Conseil d'État n'a fait, il me semble, qu'appliquer la loi, ou plutôt l'absence de loi, le vide juridique total que deux septennats mitterandiens auront laissé comme héritage. Voir Jack Lang se trémousser dans ses postures de rébellion contre la « censure » alors qu'il est le principal responsable de cette chienlit juridique est, disons le franchement, la blague la plus drôle de l'année.

2) Sans avoir vu le film, la lecture du livre permet de penser qu'il ne s'agit pas d'un conte pour enfants destiné à la petite bibliothèque rose, l'aberration bureaucratique et juridique permet d'expliquer comment la crudité de certaines scènes a pu offrir aux militants anti-pornographie l'opportunité de saisir la plus haute institution judiciaire du pays. Qu'on le veuille ou non les questions qui sont posées sont celles-ci : un artiste peut-il tout montrer ? La réponse est : oui. Peut-il tout montrer à tout lemonde dans n'importe quelles conditions ? La réponse est clairement : non. Il existe des barrières psychiques, des tabous sexuels entre autres, qui ne peuvent être franchis sans précautions, sans initiations, et donc à partir d'un certain âge, dit de la « majorité ». Il ne fait aucun doute, à mon sens, que le livre de Virginie D. est basé sur une surexploitation consciente du sexe et de la violence (ce qui n'en fait selon moi ni un modèle ni un contre-modèle mais surdétermine un certain nombre de questions morales et esthétiques) et qu'on pouvait raisonnablement s'attendre à ce que sa « mise en scène », sa mise en image, poserait à tout le moins un certain nombre de « problèmes » nés de l'éternel dilemme du créateur devant les représentations des deux termes les plus ultimes de notre existence : la sexualité et la mort.

3) Il est tout à fait significatif que ce soit les habituels bénis-oui-oui du post-mitterandisme qui réclament désormais le retour à la bonne vieille « interdiction au mineurs de 18 ans ». Cette solution de bon sens aurait été proposée il y a quelque temps encore, ne serait-ce que deux ou trois semaines avant que le « scandale » n'éclate, et tous nos « rebellocrates » (comme le dit Muray) se seraient dressés d'un bel ensemble contre ce « retour des papys francisques de la censure » (désolé pour l'internaute inconnu).

4) La liberté d'expression est une et indivisible. Mais la liberté de s'exprimer n'implique pas l'obligation faite à tous de nous écouter.

5) Je crois qu'un artiste qui se veut en « rébellion » contre l'ordre moral et social ne doit pas avoir peur des interdits et des tabous. Vouloir les braver demande d'accepter, voire d'invoquer, leur existence. Il doit comprendre qu'il est normal que la société et la morale soient en « droit » de désapprouver certaines de ses œuvres, même si elles n'ont plus le « droit » ou même la simple possibilité pratique de les bannir (au sens d'une interdiction pure et simple). Mais vu que la société et sa morale sont désormais du côté des « rebelles » à l'ordre social et moral, ce sont des associations « minoritaires » sur le plan politique qui entendent faire respecter un ordre défunt depuis au moins deux générations. À ce que j'entends, l'infamie née du label-ghetto « X » se double aujourd'hui de la véritable mort commerciale que cela représente pour un film. Cette situation me paraît la résultante d'une politique de « droits » et de « contrôles » cinématographiques qui chaque jour montrent un peu plus leur parfaite adéquation à notre monde contemporain. Qui je le rappelle, est parfaitement absurde.

6) Il est tout à fait évident qu'Internet est une des voies royales permettant de contourner l'obsolescence des législations nationales. Mais je permettrais d'ajouter que cela ne fera qu'accroître la confusion, car comment pourrons-nous alors différencier Baise-moi de toute la production X qui sature le réseau ?

7) Quant au fait que l'association à l'origine de la plainte soit apparentée au FN, ou au MNR de Mégret, je me permettrais de rappeler que jusqu'à preuve du contraire, ces partis (dont je ne partage pas l'idéologie) sont encore situés dans le cadre de la légalité dite « républicaine » et que ces gens ont eux aussi, le « droit à l'expression » de leurs « idées », y compris devant une cour de justice.

Votre premier roman La Sirène rouge va être adapté au cinéma par le jeune réalisateur Olivier Megaton (le réalisateur d’Exit). Seriez-vous impliqué dans l’écriture du scénario ?


Non. Je ne désire pas m'impliquer — à quelque titre que ce soit — dans l'industrie du cinéma.

Le journal comme le dernier lieu où l’écrivain avance à découvert. Renaud Camus a pu découvrir qu’on ne pouvait pas tout dire dans un journal.

La révolution conservatrice : courant de pensée des années trente en Allemagne. Il prône l’abrogation de la république de Weimar dont le système parlementaire ne pouvait plus, selon son analyse, ni répondre aux exigences économiques et industrielles d’un pays moderne ni contenter les aspirations des citoyens. Pourtant, cette transformation n’impliquait pas la création d’un « homo sovieticus », mais au contraire le maintien des hiérarchies sociales. Le courant se caractérise aussi par une fascination pour la technique et la science, un pessimisme anthropologique et un langage conflictuel.

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« Johan Grimonprez / Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par Johan Grimonprez, Les Inrockuptibles, n° 247, 13-19 juin 2000, « Voilà », p. 17.

Entre l'écrivain Maurice G. Dantec, dont les romans brassent toutes les violences et les psychoses du monde présent et à venir, et l'artiste Johan Grimonprez, dont le film Dial H.I.S.T.O.R.Y. raconte le XXe siècle sous l'angle du détournement d'avion, la rencontre devait être inéluctable. Faute de temps, elle n'a pourtant pas eu lieu.

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Ma façon de travailler est celle d'un pur chaos déterministe. Ce sont de mes lectures que surgissent bien des idées qui président à l'écriture de mes romans, mais je ne pourrais pas dire que je réunis une documentation ad hoc en vue d'écrire tel ou tel bouquin, c'est plutôt de ce chaos de connaissances que s'établit un nouvel ordre, avec une sélection qui s'impose et qui me permet de posséder alors un dispositif de références qui ne font qu'un avec le livre, puisque, d'une certaine manière, et d'une manière certaine, elles ont largement contribué à son émergence en tant que tel dans les cornues neurales de la mémoire et de l'imagination.

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Parlons un peu comme des géologues, ou des paléo-anthropologues : différentes mises à jour, selon des strates successives, ont été entreprises, pas toujours consciemment, ou à peine, ce qui est pire, dans mes romans. Dans La Sirène rouge, texte primitif, et volontairement basé sur l'action et le découpage rythmique cinématographique, seules apparaissent, me semble-t-il, les traces laissées par la guerre en ex-Yougoslavie dans la mémoire de Toorop. Je ne sais trop quoi en dire, sinon que ces rares fulgurances sont certainement la seule nécessité secrète du roman, celle qui me permit de narrer cette histoire sur 480 pages, en essayant d'y épuiser les formes du thriller, du roman policier et du roman d'aventures afin d'en faire quelque chose de pertinent pour l'époque des derniers hommes. En écrivant Les Racines du mal, l'ambition de créer un "hyper-texte" foisonnant où serait convoquée peu ou prou la mémoire du XXe siècle, sur le plan du crime de masse, m'habita très vite. Je ne pouvais évidemment prétendre au livre "total", mais je pouvais essayer la voie du "livre fractal" en m'aidant de quelques dispositifs littéraires multidimensionnels, comme le cerveau de Schaltzmann, la neuromatrice, formes "schizo-analytiques" que j'ai tenté de développer plus tard dans Babylon Babies, avec Marie Zorn et Joe-Jane.

voilà2000

« Comment imaginez-vous le prochain siècle ? »

Propos recueillis par Catherine Argand, Marie Gobin et Alexa Tison, Lire, décembre 1999.

1) Explosion des nihilismes, accentuation du caractère positiviste des modèles sociaux. Réaction antiscientifique nourrie par le positivisme ambiant et généralisé. Égalitarisme éducatif, humanitarisme politique, menacés par l'effondrement de l'Homme mis à la place de Dieu, tentent de sauver les meubles en désintégrant l'homme en autant de concepts unitaires (sexes, genres, âges, ethnies, cultures, différences de tous ordres). Ces tendances et contre-tendances ne peuvent que s'amplifier.

2) Capitalisme de troisième espèce menacé non par des dangers extérieurs, ou une espèce d'anomalie structurale, ou à cause des injustices qu'il engendre, mais par la lente désagrégation des métaphysiques sur lesquelles il se fonde, toujours en attente d'être remplacées par de nouvelles.

3) Fusion métacritique des sciences et des techniques : les frontières entre le silicium et le carbone s'effacent, informatique, biologie, physique quantique se réuniront dans un faisceau de technosciences dont l'homme sera le champ d'expérience principal.

4) Implosion des États-nations dans la cinétique paradoxale du tribalisme et de l'économie-monde, crise des grandes démocraties fédérales qui auront survécu au XXe siècle (à la différence des États-nations) mais devront affronter leurs limites, qui sont contiguës, pour le moins, à celles de l'humanité.

5) Conquête spatiale comme métonymie de notre propre humanisation, de notre capacité, ou non, à utiliser la biosphère comme plate-forme de développement, de notre capacité, ou non, à terraformer la Terre.

6) La posthumanité ne saurait s'élaborer sur la seule mutation génétique, sur la seule anthropomorphisation des machines, comme sur la seule informatisation du vivant, ni même sur l'inévitable juxtaposition et la connexion active entre ces différentes formes, car elle ne pourra surgir que d'une nouvelle métaphysique, une métaphysique qui, à l'heure où nous parlons, attend encore qu'on veuille bien la faire surgir de nos cerveaux.

lire1999

« Ce qu'ils pensent du siècle à venir »

Propos recueillis par Stéphanie Senet, TF1.fr, 1er novembre 2000 ?

Que ferez-vous le soir du 31 décembre 1999 ? Dormirez-vous ?

Je ne dors jamais, en tout cas pas la nuit, pendant laquelle généralement j'écris.

Vous vous retrouvez face à face avec un serial-killer. Que faites-vous ?

Je lui demande ses petits trucs, et éventuellement un autographe.

Kubrick n'est plus. Vous êtes triste ?

Désespérément. « I.A » (« Intelligence artificielle », ndlr) ne sera jamais tourné.

Selon vous, qu'est-ce qui pourrait marquer le début d'une nouvelle ère ?

La disparition de l'humanité, telle que nous la connaissons.

Vos espoirs et vos craintes pour l'an 2000... Et pour l'an 3000 ?

Ni espoirs, ni craintes, la soif de connaître.

Quels nouveaux lieux de pouvoir, de création, et de terrorisme imaginez-vous pour le XXIème siècle ?

La génétique, les neurosciences, et la littérature.

Pensez-vous que la science-fiction va se propager dans d'autres champs littéraires ?

Elle est déjà en train de le faire, si elle ne l'a déjà fait. Et si elle ne le fait pas, la littérature mourra, si elle n'est pas déjà morte. 

Les nouvelles technologies vous paraissent-elles envahissantes ?

Je les trouve bien TROP PEU envahissantes. 

Dans
Les Racines du mal, l'ordinateur devient neuro-matrice. La machine va-t-elle devenir la clé de notre perception ? Allons-nous vers une disparition du corps et des sens ?

Dans
Babylon Babies (son dernier ouvrage, ndlr), j'explique précisément que l'intelligence artificielle est la clé pour de nouvelles expérimentations, de nouvelles incorporations. La distinction corps-esprit est une survivance du mysticisme chrétien, socratique, et pour finir cartésien. Le Tao cyborg consiste à dépasser cette distinction et voir dans la machine un état particulier du vivant.

tf12000

« Maurice G. Dantec. Les racines de Babylone »

Propos recueillis par Al' Durou, Bifrost, n° 14, juin 1999, p. 101-105.

Pour certains, Dantec est une révolution, le pape de la néo S-F. Pour d'autres, il n'est qu'un mystificateur, un embrouilleur, guère plus qu'un imposteur. Et pour nous, bifrostiens de cœur et de conviction, Dantec c'est tout simplement l'auteur de littérature de genre (S-F ou polar, après tout on s'en balance férocement !) le plus intéressant de sa génération, un écrivain à la démarche hors-normes. Dantec est viscéralement inscrit dans son époque, elle infuse en lui et il en extrait une vision prospective terrifiante, hallucinante. Avec la sortie de son troisième roman, Babylon Babies (Gallimard « La Noire »), un livre éblouissant (voir critique ci-avant), nous ne pouvions rater l'occasion de faire plus ample connaissance avec cet écrivain incontournable. Un entretien de haute volée où nous plongeons au cœur du moteur créatif de Dantec. Accrochez-vous, ça décoiffe !

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Toorop, Darquandier ainsi que les neuromatrices réapparaissent dans Babylon Babies, créant de fait un lien avec La Sirène rouge et Les Racines du mal. Une sorte de trilogie à la Gibson. Assembler un méta-univers à force de clins d'œils glissés dans des romans voisins est une méthode qui tend à se généraliser (on citera l'exemple de Roland C. Wagner, pour prendre un écrivain que les lecteurs de Bifrost connaissent). En excluant la folie des grandeurs, voyez-vous une raison à ce qui a tout l'air d'être une pulsion balzacienne ?

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Mes livres naissent dans le plus grand désordre, et sans aucune planification. C'est le processus même de la production littéraire qui engendre sa propre vérité, qui m'a conduit sans que j'en aie « conscience » à reprendre chaque livre pour le détruire dans le suivant. C'est à dire ré-exposer les modèles de construction des personnages et du récit à travers une nouvelle thermodynamique, susceptible de réunir la « masse critique » nécessaire à l'expérience ainsi menée. Tous les personnages de mes romans sont des projections de moi-même, y compris lorsqu'elles amalgament des comportements et des personnalités qui me sont « étrangères », car au bout du compte la vérité de la production littéraire fait que ces influences sont entièrement remodélisées par le cerveau, et les intérêts propres de l'auteur.

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D'autre part la mise en jeu dans le roman d'un « méta-discours », et donc ce que vous appelez un « méta-univers », fait selon moi partie des exigences minimales de tout récit de fiction depuis environ un demi-siècle, si ce n'est un siècle entier. Cela dépasse même la structure généalogique propre à l'œuvre balzacienne, quoiqu'il serait difficile de ne pas voir en elle un des prototypes fondamentaux de ce genre de production. Qu'il s'agisse de moi, de Roland C. Wagner ou de bien d'autres, et à travers des genres, sous-genres, styles et ambitions fortement variés, cette faculté qu'ont certains écrivains de produire des réalités alternatives, des « troisièmes mondes » popperiens, dont les lois sont autonomes et inscrites dans un plan d'immanence spécifique, reste, me semble-t-il, une des dernières raisons de croire en une certaine pertinence de la littérature.

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La schizophrénie paraît être un thème récurrent de vos romans. Dans Les Racines du mal il y a Schaltzmann, et dans Babylon Babies, Marie. Ça n'a pas l'air d'une pose, disons, « dickienne ». Qu'est-ce qui vous fascine tant dans la schizophrénie, et dans sa compagne littéraire, la paranoïa ?

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Très sincèrement, et sans vouloir jouer les vierges effarouchées, je serais tenté de dire que c'est précisément ce que je cherche à mettre à jour dans mes romans. Dans Babylon Babies, le processus affleure à la surface de ma conscience, et j'ai tenté de projeter une des perspectives métaphysiques que la schizophrénie, comme ontologie spécifique d'un genre humain parallèle, projette devant nous et nos instrumentations techno-scientifiques, alors que Dieu est mort depuis un petit moment déjà et que l'homme tente stupidement de prendre sa place, sans s'apercevoir que dans le monde quantique, probabiliste et relativiste d'aujourd'hui, c'est précisément cette « place » qui est en question.

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Darquandier et Dantzig (deux autres doubles de ma propre personnalité) servent de fils tendus par Ariane/Marie dans le labyrinthe sémantique et symbolique du roman, lui même à l'image d'un Monde global et paradoxal qui actualise sans doute, comme l'avait deviné Deleuze, le stade terminal et schizosphérique de capital marchand.

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Je note que la schizophrénie semble fortement liée à la technologie informatique : la copie numérique de Schaltzmann intégrée à une neuromatrice dans Les Racines du mal, ou l'I.A. Jo[e]-Jane de Babylon Babies. Quelque part, on touche à votre vision du monde technologique en gestation, non ?

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Oui. Puisque je crois à l'émergence d'une nouvelle synthèse disjonctive (pour reprendre Deleuze une fois de plus) qui s'établira aux confluents des sciences de l'information, de la neurobiologie et de la physique, pour le plus grand péril de ce que nous nommons, bien souvent improprement, « humanité », et en vue d'une mutation anthropologique dont les schizophrènes, je pense, sont une sorte de prototype.

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On sent dans ce que vous écrivez une observation minutieuse du monde contemporain, jusque dans ses tics, comme la multiplication des acronymes. Considérez-vous comme essentiel, quoiqu'en forçant quelque peu le trait, de parler à vos lecteurs de leur univers immédiat pour les amener à une réflexion ?

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Je me sers du Monde tel qu'il m'est donné, et avec si possible une position métamorale qui me permette d'adopter le point de vue de chacun des personnages, selon son système de références propre. Le monde du capital marchand est un monde de signes et d'acronymes, de codes et de marques, je vois difficilement comment, vu cet état des choses, je pourrais les passer sous silence. Quant à savoir si cela peut induire une « réflexion » quelconque chez mon lecteur, ce n'est pas le but premier de ce genre de détails « réalistes ». Il s'agit là, je pense, d'un simple aspect documentaire qui cherche à établir la seule surface topologique de ce monde de l'économie politique du signe (pour citer Baudrillard) dans lequel nous vivons tous. Mon propos n'est pas de reproduire à l'identique ce monde réifié et mortifère de la marchandise-fétiche dans mes romans mais de l'exposer, au sens propre, au sens photographique, telle une émulsion, à une lumière d'ordre métaphysique venue de la « masse critique » de connaissances scientifiques que j'ai évoqué à la précédente question.

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Estimez-vous que Babylon Babies, publié dans une maison « généraliste » (Gallimard), de par son succès, participe d'une ouverture du vieux continent aux nouvelles technologies et à son corollaire, la S-F ; ou qu'il s'agit plutôt d'un cheval de Troie ?

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En toute honnêteté je ne saisi pas bien le sens général de votre question. Qu'entendez-vous par « cheval de Troie » ? Quels sont les acteurs que vous voyez dans ce théâtre tragique ? Gallimard contre qui ? Parlez-vous du vieux continent au sens propre ou est-ce une image métaphorique de l'édition française ? Bref, auriez-vous l'amabilité de bien vouloir la reformuler de façon plus précise ?

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C'est un peu la question de la poule et de l'œuf. En d'autres termes : Babylon Babies va-t-il amener des néophytes à la science-fiction, ou, du fait de sa publication chez Gallimard, n'est-il que le symptôme d'un intérêt nouveau en Europe pour le futur immédiat, ses nouvelles technologies et la littérature qui en parle, la S-F ?

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Je n'ai pas de réponses toutes faites à votre question. Il me semble que les deux processus interagissent au point de ne faire qu'un. De par le jeu du hasard et des rencontres, j'ai d'abord été publié à la « Série Noire », par Patrick Raynal, qui n'a pas eu peur de prendre le risque de publier mes gros pavés. Il savait, et je savais bien sûr, que le roman noir tel que je l'envisageais ne pouvait que fatalement rencontrer les abysses ouverts par la speculative fiction des années 60-70. Ainsi que les mythologies cyber-punks nées de la collision chair-machine. Du coup, des lecteurs de « romans policiers » ont sans doute découvert des univers et des métaphysique qu'on rencontre rarement dans ce domaine. D'autre part, des lecteurs de S-F, qui me lisent aussi, ont découvert certaines fatalités et mécanismes narratifs qui sont propres au roman noir. Enfin des lecteurs qui ne lisaient ni l'un ni l'autre genre ont, m'ont-il dit, décidé de s'y intéresser avec plus de sérieux. Si mon travail n'aura servi qu'à cela, transgresser les frontières largement nécrosées que la littérature « officielle » (quels que soient ses masques) impose au champ créatif, et spécifiquement en France, sous couvert d'un « rationalisme humaniste », alors cette petite œuvre de dynamitage pourrait presque suffire à me contenter.

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Ce système de destruction « inconsciente » qu'implique votre processus créatif suggère avec force le Surréalisme. Cette réalité alternative ne serait-elle pas, au fond, celle de l'inconscient ? Quitte à ce que ce soit, parfois, l'inconscient collectif « jungien »constitué par la sémiotique de ce « monde du capital marchand » ? Deleuze n'était-il pas, d'ailleurs, un fervent défenseur de la production guidée par l'inconscient ?

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Je ne saurais pas mieux dire. Néanmoins le Surréalisme, et surtout sa version « bretonnesque » – si vous me passez cette expression – n'a pas su se libérer de la dichotomie science/magie, conscient/inconscient, ce que la science-fiction, et en particulier certaines formes du genre – je pense à la speculative fiction de J. G. Ballard, par exemple –, est parvenue à accomplir. Ce que vous appelez la sémiotique du monde du capital marchand, cet inconscient collectif débarrassé de la téléologie spiritualiste qu'y projetait encore Jung, affleure dans tous les grands textes du genre des années 60 et 70. Deleuze connaissait ces textes, il avait lu Dick, Burroughs, ou Ballard. Deleuze, je crois, n'était le « fervent défenseur » de rien qui ne soit aujourd'hui connu et référencé. Son travail ne cherchait pas à défendre, ni d'ailleurs à « combattre » les moulins à vents sociopolitiques ou psychanalytiques de l'époque. Il s'est attaché à mettre en lumière les relations paradoxales et fort complexes qui s'établissent constamment, de manière hautement dynamique, entre les hommes et l'ensemble de leurs productions, « sociales » ou « psychiques ».

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Nietzsche n'est jamais très loin. La perspective eschatologique de vos romans paraît impliquer une transcendance, via la schizophrénie, vers ce concept marquant du post-modernisme qu'est la fin de l'Histoire. Je trouve à ce titre très intéressant que vous employiez le terme « labyrinthe » au sujet de la sémantique et du symbolisme du roman. Dans la Grèce antique, le labyrinthe (temple circulaire ou réseau de grottes) était un lieu d'initiation. Cela signifie-t-il que vous concevez le roman comme une initiation, soit du lecteur, soit de l'auteur, voire des deux ?

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Tout d'abord, vous avez parfaitement saisi le rapport précis qui s'établit entre le « labyrinthe » et le processus « d'initiation » qui marque l'accès à un nouveau type de connaissance, à une élévation du niveau de conscience. Et effectivement, par nature, j'oserais dire, un livre met en jeu, a minima, un auteur et un lecteur. Dans un premier temps cela peut se réduire aux deux figures étrangement disjointes et conjointes tout à la fois qui cohabitent dans la même personne, à l'origine du roman.

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Les prénoms des personnages du roman ont tous été inventés de façon instinctive, par pur surgissement de l'inconscient, mais, bien sûr, alors que j'écrivais le roman, mon cerveau n'a pu s'empêcher d'y déceler ce qui ne pouvaient être de pures coïncidences. Marie Zorn, et Ariane Clayton-Rochette. Ariane, ou plutôt son double inverti et new-age, et Marie, prototype technoïde de Christ femelle, voici les deux matrices génétiques qui donnent vie aux jumelles Zorn.

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D'autre part la perspective eschatologique annonçant la « fin de l'histoire » est, je crois, renversée par l'apparition des jumelles, qui montre à quel point, en fait, l'Histoire ne fait que commencer, puisque son apparition dans le champ conceptuel humain est ce qui produit à terme sa manifestation en tant que force dynamique, et réelle de l'humanité. Comme disait Nietzsche, qui ne croyait pas au « progrès », en tant qu'Idée purement transcendante, il se pourrait bien, en définitive, que le Progrès se mette à exister, puisque l'homme en invente le concept. Les jumelles Zorn sont la synthèse de tout ce que l'historicisme positivisme occidental aura produit au cours des cinq derniers siècles. Y compris les synthèses disjonctives formées par des champs de rationalité scientifiques autrefois séparés. Y compris les mouvements réactifs que cette civilisation historique et scientifique a engendrés. Y compris les plus terribles nihilismes. En elles, ontogenèse de la schizophrénie et phylogenèse du capital technique-marchand ne forment plus qu'un seul processus, réunifié, une modification radicale de leur mémoire génétique a entièrement redéployé en elles ce qui attend encore, caché dans les surplis, et les hyper-plis de nos codex les plus intimes.

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Vous évoquez souvent, comme condamné à disparaître, un monde du « capital marchand […] réifié et mortifère ». Les termes employés suggèrent que vous subodorez une solution de remplacement, moralement plus élevée. À moins que vous ne soyez nihiliste ? Ou fondamentalement pessimiste…

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Le capital marchand et technique est en train d'entrer dans son cycle terminal, où l'aboutissement du processus « schizosphérique » se traduira évidemment par le surgissement créatif d'une nouvelle forme. Les nihilistes de tous ordres qui s'érigent en « sauveurs de l'humanité » contre l'impitoyable économie générale du monde ne m'ont jamais semblé très pertinents. Nous sommes, nous les derniers hommes, les hommes d'après la Mort de Dieu, pour l'instant incapables de percevoir la plastique qui modèlera cette forme, ce post-humain, que seule une acception métamorale de l'humain peut encore garantir, avant que les interdits moraux du post-christianisme ne conduisent toute la civilisation vers un nouveau moyen-âge féodal, médiéval et démocratique. C'est la seule démonstration sociopolitique vraiment consciente qui sous-tend le livre. Les interdits en question ne feront que dévier ce surgissement, le dévier dans les zones troubles où l'histoire des hommes est mise à nu jusqu'à l'os du darwinisme social le plus pur, mafias, guerres ethniques, compétition techno-économique globale, sectarisme mystique. Mais en tout état de cause, et comme le Christ avant elle, cette nouvelle forme surgira, et emportera tout sur son passage.

durou1999

« Maurice Dantec »

[avril 1999], propos recueillis par Maya Szymanowska et François-Xavier Couval, Fluctuat.net, 29 février 2000 ?

Par une douce journée du mois d'avril, deux agents de Fluctuat, au lieu de se prélasser sur les berges d'un cours d'eau au soleil, poirautaient depuis une demie-heure dans le hall des éditions Gallimard, parmi les effluves de parfums Chanel, les yeux remplis d'images de belles plantes en tailleurs Yves Saint-Laurent.
Il était 15h30 et visiblement l'attachée de presse avait du mal à réveiller Monsieur Maurice pour qu'il soit en état de donner une interview.
Au bout de deux interventions auprès d'une secrétaire au regard dédaigneux, on nous a invité à monter l'escalier et pénétrer dans l'antre sacré. Une grande salle pleine de glaces, avec une table dont la longeur ferait pâlir d'envie plus d'une ambassade. Au bout, trônait un cowboy, un Stetson noir enfoncé sur la tête, des lunettes de soleil sur le nez, un Bomber synthétique sur les épaules. Maurice Dantec dans toute sa splendeur. The cyber-écrivain. Calme, stoïque (nous n'étions que les premiers sur une longue liste d'emmerdeurs qu'il devrait se coltiner dans la journée). Seules ses mains s'agitaient fébrilement à rouler, rouler, rouler... 

Ce qu'il nous a raconté ? C'est une longue histoire... Il est préférable que vous vous débrouilliez vous-mêmes...

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Le concert de Schizotrope : messe noire pour Dantec

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Paris XXème. Neuf heures du soir. Pour le premier avril un concert de Maurice Dantec annoncé à la Maroquinerie.

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On y va sans trop y croire. La douceur printanière permet de siroter le pastis sur le grand patio à ciel ouvert. Mais il faut délaisser la voûte étoilée pour descendre à la cave aménagée en salle de concert. À la caisse : poisson d'avril — les réjouissances musicales coûtent 100 F. Bon, on resquille.
Derrière la porte capitonnée, un grand espace plongé dans la pénombre. Sur scène : un Maurice Dantec tout de noir vêtu, avec ses lunettes de soleil incontournables, les bras en croix, récitant les textes de Gilles Deleuze (ça, on nous l'a dit, parce qu'on n'entendait pas grand chose). À la guitare : Richard Pinhas, le fondateur de la cold wave, qu'on n'entendait pas très bien non plus. Le tout noyé dans un brouhaha de son, genre musique électronique qu'il faut écouter sous acides pour apprécier.

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Derrière les musiciens, un grand écran sur lequel défilent des images du soleil en fusion, des spermatozoïdes frétillants et des champignons nucléaires. Voilà pour l'ambiance. Avec en prime un public style cyber-branché recueilli dans un silence immobile. La cerise sur le gâteau étant Scanner, un jeune anglais bidouilleur de sons de son état tapant le beuf avec Richard Pinhas. On ne s'est pas attardé.

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Dantec : le retour à la musique ?

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La vie de Maurice Dantec résonne de musiques diverses. Dans les années 80, il troquait le soir sa tenue de concepteur de pub, contre les frusques d'un rocker. Il abondonne en 90 son groupe Artefact et sa carrière de musicien pour se tourner vers la littérature. Cependant tous ses romans sont précédés d'une bibliographie résumant les influences musicales qui ont accompagné, influencé, soutenu son travail d'écrivain. Et voilà qu'à l'occasion de sa tournée promotionnelle à Paris liée à la sortie de son dernier roman Babylon Babies, il participe au concert de Schizotrope à la Maroquinerie, en compagnie de Richard Pinhas, le fondateur de la cold wave. Maya Szymanowska (MS) : Serait-ce un retour à la musique ?

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Non, pas vraiment. Je n’ai plus d’instrument de musique. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai arrêté la musique. Je me suis remis à en faire uniquement avec mon ami Richard Pinhas. Je travaille avec lui dans le cadre de deux projets musicaux. D'une part il s'agit de Schizotrope, où je ne joue qu'un rôle d'interprète. Je prête ma voix, qui est d'ailleurs retraitée ensuite, pour lire les textes de Gilles Deleuze. C'est Richard qui compose la musique. On envisage de faire pareil avec les textes de Nietzsche. On compte monter une sorte de café philosophique électronique.

 

Nous avons encore à résoudre quelques problèmes techniques. Durant le concert à la Maroquinerie on n'entendait pas bien ma voix. Il faut qu'on travaille sur l'intelligibilité des textes philosophiques lus, même si le sens du texte n'est pas pour nous la chose la plus importante, mais sa mélodie interne. On ne veut pas faire de la récitation, ou une lecture avec une guitare sèche. On veut que la voix de Deleuze, la musique, les images forment un organisme plus ou moins cohérent.

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D'autre part, Richard Pinhas remonte Heldon, son ancien groupe de rock. La nouvelle formation comprend des jeunes de 20-25 ans. À la batterie : Antoine Paganotti, à la basse : Olivier Mancier, le bassiste d’Ulan Bator, au clavier : Benoît Wizmann, au chant : David Corn. Les textes sont composés par Norman Spinrad et moi-même. J’interviens comme musicien de manière très épisodique. Je joue sur un synthétiseur analogique. J’ai fourni plus un travail de parolier que de musicien.

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(MS) : Étais-tu lié avec les gens formant ce qu’on appelle la Blank Generation ?

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Oui, je connaissais bien Daniel Darc, à l’époque où il avait Taxi Girl et moi Artefact. Mais le punk en France c’était vraiment un phénomène de révolte microscopique. Ce n’était pas une révolte contre la société, mais contre le rock. À l’époque, quand j’avais 18 ans, la politique, on n’en avait rien à foutre. Cela n’a pas beaucoup changé. Nous, ce que l’on cherchait, c’était une esthétique, des artistes qui pouvaient nous apporter quelque chose. Or, en 76 le rock dans son ensemble est devenu un truc de pachyderme post-hippie insupportable.

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Le punk s’est constitué contre ses grands frères des années 60. Mais cela dépasse les cadres générationnels. Sur 300 groupes de punk à Paris, 280 étaient largement inintéressants. On ne peut pas parler de génération quand il s’agit en fait de 25 individus. C’est pour cela que je ne crois pas aux générations. Je cois aux individus, aux micro groupes d’individus.

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(MS) : Quels étaient tes groupes fétiches ?

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J'étais un grand fan de Métal Urbain. Ce sont eux qui ont été à l’origine de la cold wave. En mars 77, je les ai vu pour la première fois en concert, j’étais encore au lycée. Un groupe de rock électronique comme Nine Inch Nails, apparu dix ans plus tard, doit beaucoup à la cold wave anglaise qui doit beaucoup au Métal Urbain. Ce qui est drôle dans ce pays, c’est que les pionniers sont toujours ici, toujours en France. Mais à l’époque, il n’y avait pas de structure alternative et le showbizz qui existait, au mieux, a produit Dutronc.

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(MS) : Crois-tu que cela ait beaucoup changé ?

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Oui, cela a beaucoup changé. Les gens de cette génération qui sont maintenant à la tête des maisons de disques ont écouté autre chose que de la variétoche à 2 F dans les années 70. Il y a eu tout de même 20 ans de culture française rock, malgré Trust et Indochine.

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(MS) : Qu’est-ce que tu écoutes maintenant ? 

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J’écoute de la musique électronique, de diverses obédiences, du rock industriel, Nine Inch Nails, Skinny Puppy, du trip hop anglais, de la techno, Scanner, Mars on Mars, Prodigy. J’ai un peu écouté John Zorn et Fred Frith. J’aime bien les vieilleries, je pourrais me remettre à écouter Sergent PeppersElectric Ladyland ou Lou Reed ou un vieux Stooges. Parfois j’écoute aussi de la musique classique :  Wagner, Beethoven ou Mozart. J’aime beaucoup les compositeurs russes : Rachmaninov, Mussorsky, Chostakovitch, Stravinsky. Quand j’étais adolescent, j'ai écouté en boucle Les steppes de l’Asie Centrale de Borodine. Ma mère écoutait ce morceau sans discontinuer. Je le connais par coeur.

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Dantec l'Antéchrist

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(MS) : Est-ce que tu crois à tes anticipations ?

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Je suis un peu obligé d’y croire. Mais je n’aime pas le mot croire.

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(MS) : Tu crois en Dieu ? 

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Je me permettrais un aphorisme qui est de moi d’ailleurs : « Aujourd’hui, le moyen le plus sûr de s’approcher de divin, c’est de douter de lui. » Quels types de relations peut-on maintenant avoir avec Dieu, quand l’homme l’a tué ? Je suis en train de me pencher sur Saint Augustin. J’étais resté à Nietzsche par rapport à cela. Dieu, c’est quoi ? C’est le cosmos, reprenons Spinoza et disons cela comme prolégomènes. À partir de cela on peut peut-être commencer à discuter. Qu’est-ce que Dieu dans l’histoire ? C’est là que les penseurs comme Nietzsche sont indispensables pour comprendre que, d’une part la morale, d’autre part la religion sont des productions humaines. Il n’y a pas de morale ni de religion avant l’apparition de l’homme. Donc on peut dire qu’il n’y a pas dieu avant l’apparition de l’homme. Ce qui ne veut pas dire, qu’il n'y ait pas un dieu cosmique, appelons-le le dieu big bang. Mais cela sera toujours, comme le disent les vieux cabalistes, l’infini inatteignable, le vrai dieu, celui qui a créé le monde. Ce principe premier, on ne peut même pas le nommer, les juifs le savent. Parce qu'on ne peut pas savoir ce que c’est, puisqu’il est avant toute chose. Cette limite est infranchissable. Cette limite, les cabalistes ont essayé de la conceptualiser. On peut y voir le dieu créateur, celui qui se manifeste dans le cosmos. On peut douter de son existence, mais non pas de sa virtualité.


Dieu c’est une création humaine. À partir du moment où dans l’histoire l’homme tue dieu, le remplace, cela s’est passé au XIXème siècle avec l’invention du capitalisme industriel, on doit se poser de nouvelles questions.

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(MS) : Les reliquats des religions dans tes livres sont représentés par les sectes.

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La religion a toujours été une secte. L’Église catholique en est une. Cela fait partie du mode de production du religieux. Le religieux pour connaître dieu est obligé de se séparer de l’humain. Les religions ont un aspect paradoxal. D’un côté elles créent un processus communautaire, de lien entre les gens, mais ce processus ne peut naître que d’une scission préalable du reste de l’humain, du reste des religions, de l’état antérieur du monde. Les sectes ont toujours été pour moi un facteur extrêmement dynamique dans l’histoire humaine. Le christianisme, les Rosicruciens, les Francs-Maçons, l’Islam ont été des histoires de sectes.

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(MS) : Les sectes dans Babylon Babies veulent prendre la place de Dieu.

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Évidemment, cette place est toujours vide. On a beau tenter de l'investir, elle reste toujours vacante.

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(MS) : Tu dis croire à la manipulation transgénique, à la théorie de l'évolution de Darwin. On t'as même reproché d'être eugéniste. Est-ce le cas ? Il est vrai que toutes tes héroïnes sont des magnifiques blondes aux yeux invariablement bleus...

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Je n’ai pas de problèmes moraux par rapport à l’eugénisme. Le seul problème est son manque d’efficacité. En ce qui concerne mes héroïnes, j’ai fait exprès. Par rapport au politiquement correct, je me suis dit, allons-y à fond. Après tout, cela pourrait très bien survenir comme ça. Et ça risque peut-être même de survenir comme ça. Je n’ai pas de préjugés. Je n’ai pas de préjugés contre les races, parce que je n’y crois pas. Je n’ai pas plus de préjugés contre un Bantou que contre un Danois. Je ne suis pas payé pour être un militant anti-raciste. Je suis payé pour créer des machines romanesques qui détraquent suffisamment l’ordre social engrammé dans les têtes des individus qui les lisent.

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(MS) : Crois-tu que tes livres ont ce pouvoir ?

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J’espère..

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Les chemins littéraires de Maurice Dantec

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(MS) : Parlons de ton dernier roman Babylon Babies. Combien de temps as-tu mis pour l'écrire ?

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Deux ans et demi environ. Je suis passé par deux phases : une première exponentielle, puis un an d'élagage et de recontruction. Le bouquin a été réécrit dix fois. Le processus d’écriture est pour moi quelque chose de très complexe. C’est pour cela que dans Babylon Babies il y a des actes extrêmement conscients, des mises en abymes. Le processus littéraire devient l'objet même de la narration. Par le biais des personnages schizophrènes, par le biais de Marie Zorn ou Joe-Jane.

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(MS) : Pourquoi écris-tu plutôt des romans noirs ?

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Peut-on écrire autre chose aujourd’hui ? C’est quoi un roman noir, d’abord ? La plupart des romans qui se prétendent noirs aujourd’hui, je dirais plutôt que ce sont des romans rouges. Pour ne pas dire rouges-bruns, pour certains. Les soi-disant romanciers noirs, sont plutôt des littérateurs rouges, qui seraient mieux à leur place au syndicat des écrivains de Moscou. Il n’y a rien là-dedans. On parle de quoi ? Le mouvement social de 95 ? C’est ça le social ? Les gens qui se mettent en grève, c’est important ? Ah bon ?

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(MS) : Où te places-tu dans l’horizon du polar ou du roman noir français ?

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Ailleurs.

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(MS) : Au Canada ?

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Oui, c’est ça oui. Peut-être même plutôt sur la planète Mars. Je ne crois pas aux gens, je n’aime pas parler des gens, je crois aux manipulations transgéniques dans la littérature. Je me méfie des gens qui se définissent à priori « auteurs de romans noirs ». C’est un hasard et une amitié qui m'ont mené à la Série Noire et à la Noire. J’aurais pu être ailleurs. Tout le monde le sait. J’en ai rien à tanquer de tout ça. La différence entre la littérature américaine et le polar français, c’est la différence entre American Tabloïd et 99 % de la production française qui se prétend être des polars. Les problèmes traités par le polar français ne sont pas les miens. Je n'aime pas les héros au grand cœur. On se demande comment ils bouffent tous les jours. Ils descendent d’une rame de métro pour faire détaler six skinheads à eux tout seuls. J’ai jamais eu d’expérience comme ça dans ma vie. La seule fois où j’ai rencontré six skinheads, je suis parti tout seul en courant.

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(MS) : Est-ce que tu écris sous l’influence des drogues ?

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Oui, j'écris sous l'influence du cannabis en particulier pour une consommation quotidienne et d'autres drogues plus puissantes, quand j’en ai besoin. Le LSD par exemple.

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(MS) : Quelles sont tes références littéraires ?

 

La science fiction psychédélique des années ’60–’70 : Philip K. Dick, Ballard, Bruner, Zelazny, Frank Herbert.

 

(MS) : Tu prépares un autre livre avec Toorop comme héros ?

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Oui, mais je vais d'abord prendre un an de vacances… Je ne sais pas où je vais.

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(MS) : Passons à d’autres auteurs que tu aimes, dont tu te réclames. Tu cites toujours des auteurs américains, jamais d’auteurs français, voire tout simplement européens... 

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Je me suis arrêté à l’Europe des années trente. Je pourrais citer Kafka, Stefan Zweig. Je pourrais aller au-delà, je pourrais citer Flaubert, Chrétien de Troyes, l’épopée de Gilgamesh, la Bible. Évidemment, la littérature qui m’a le plus influencée, est celle de la deuxième moitié du XXe siècle. C’est le moment où la littérature américaine, comme l’ensemble de la culture américaine a atteint son apogée, est devenue une des cultures dominantes. J’ai de la compassion pour la littérature française d' après la Deuxième Guerre Mondiale.

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(MS) : Mais tu as encensé Houellebecq dans l’interview dans Les Inrockuptibles...

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Oui, parce que Houellebecq me semble un écrivain important. Qui commence à s'attaquer à des problèmes qui dans ce pays ont été trop longtemps en suspens : les rapports entre la science et l’homme, la sexualité. C’est un des derniers bouquins que j’ai lu avant les Racines. Quand j’écris, je ne lis plus, je me ferme. Ce qui m’a amusé en lisant les critiques, c’est que personne n’a vu un truc énorme. À savoir que Houellebecque traduit par l'écriture l’expérience d’Alain Aspect sur la corrélation entre les particules subatomiques. Michel et Bruno, ce sont deux particules opposées. Quand Michel fait une expérience, c’est Bruno qui en tire des conclusions et vice-versa.

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(MS) : Es-tu schizo ?

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Je crois que tout écrivain qui doit s’assumer comme tel, doit au moins flirter avec ça. Ce n’est pas possible autrement.

 

(MS) : Marie Zorn est l’image d’un écrivain qui remplace dieu.

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Ma Marie, ce n’est pas un écrivain, Marie Zorn c’est la littérature. C’est le flot verbal continu, la génération sans fin, l’éternel retour comme disait Nietzsche du grand fleuve cosmique de l’ADN et du cerveau, sans limite.

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De la guerre et des héros

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(MS) : Toorop, le protagoniste de La Sirène rouge et de Babylon Babies est un super-héros. Il échappe à tous les cataclismes. Tes livres ressemblent à des films de John Woo.

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J’aime bien John Woo. Cependant, mon héros, je le vois plus comme un Clint Eastwood, maintenant qu’il a pris de la bouteille.

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(MS) : C’est un peu un héros au grand cœur.

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En quoi est-ce un héros au grand cœur ? Je fais tout pour en faire un être relativement implacable, qui peut tuer quarante personnes en 480 pages. On m’a dit, c’est un héros idéaliste. Ah bon ? Un mercenaire qui s’engage en Bosnie-Herzegovine, qui va combattre avec une centaine de fêlés, est-ce un idéaliste ?

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(MS) : Finalement il se retrouve toujours du bon côté…

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Mais il aurait pu aller du mauvais. Qu’est-ce qu’on en sait ? 

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(MS) : Il combat toujours pour la liberté.

 

Ah, oui, je comprends mieux... Comment je vais me sortir de là ? Toorop est un guerrier professionnel. C’est un peu un Mad Max, mais il n’était pas prédisposé à le devenir. Au départ il voulait devenir écrivain. C’est mon double négatif ; l’homme que je ne suis pas devenu. Je me suis créé une entité négative. Toorop est allé au bout d’un certain nombre de choix, que j’aurais pu faire, et il les assume. J’ai essayé de bien traduire ça. Par exemple il ne sauve pas Marie Zorn par idéalisme. Il est chargé contre monnaie sonnante et trébuchante de la protéger. C’est un professionnel, il fait son job.

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(MS) : Mais il a du mal à l’avouer…

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Quand Marie Zorn lui pose la question, pourquoi il fait ça, c’est pourquoi il fait tout ça, comment il est venu à faire ce qu’il fait. Toorop est devenu soldat parce qu’une guerre s’est déclenchée en Europe, et il s’y est engagé, parce qu’il y a trouvé du plaisir, parce qu'il a vu que c’était son truc. L’héroïsme est une réaction particulière face à une situation plus que particulière. L’héroïsme ne peut se manifester que si, par exemple, Gallimard prend feu. Qui fuit ? Qui sauve la personne qui brûle à côté d’elle ?

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(MS) : Le Toorop dont tu parles semble pourtant bien sentimental à la fin de La Sirène rouge.

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Absolument, cette fin est beaucoup trop sentimentale, c’est une fin ratée, parce que j’étais soumis à la pression du temps, parce que je n’avais pas conscience d’un certain nombre de problématiques littéraires qui étaient posées par le travail d'écrivain. C’était mon premier livre. Pour ne rien cacher, j’ai un peu bâclé la fin. Et effectivement, elle est un peu sentimentale. Mais à ce moment-là, Toorop a 33 ans, il a encore des reliquats d’humanité. Mais ce n’est pas non plus un mercenaire opportuniste. Il est assez atypique. C’est un individualiste. La guerre, il en fait son métier, parce que ça lui apprend des choses. Il est curieux. Et la guerre c’est une des activités humaines où l’humain se révèle le mieux, que ce soit dans la lâcheté, le courage, l’intelligence, et parfois aussi l’émotion.

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(MS) : C’est terrible de penser cela...

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Je le pense, oui. Toorop le pense aussi.

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(MS) : As-tu déjà fait la guerre ?

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On va dire oui.

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(MS) : Où ?

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Je ne peux pas en parler. C’est autre chose. Je n'en parlerai pas. Il n’y a pas une période de l’histoire humaine où il n’y a pas de conflit. Quand des politiciens ou des idéologues prétendent un jour construire une humanité sans conflit, je dis : ces gens-là, ils voudraient tuer l’humain. Il n’y aura plus d’humains le jour où il n’y aura plus de guerre. Il y aura autre chose, je ne dis pas, mais plus d’humains. L’humain c’est un prédateur. C’est un mécanisme de retournement contre la nature.

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(MS) : Si tu soutiens cela, que c’est dans la guerre que l’être humain se révèle, pourquoi ne vas-tu pas la faire, la guerre ?

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Figure-toi que j’y pense chaque jour. Mais pour des raisons de vie privée, c’est un choix que je ne peux plus faire. Quand t’as une femme et un enfant il y a des risques personnels que tu remets à plus tard. Je n’ai pas dit que c’est uniquement dans la guerre que l’humanité se révèle. Mais c'est pourtant souvent le cas, on le voit bien au Kosovo. Ce n’est pas de l’inhumanité. Il faut relire Hannah Arendt pour comprendre qu’Eischmann était parfaitement humain, comme disait Nietzsche, trop humain. Ce n’est pas l’inhumanité qui me fait peur, au contraire, c’est l’humanité qui me déçoit. 

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(MS) : De tes livres émane cependant une espèce d’humanisme impuissant face à ce qui arrive.

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On conserve toujours une nostalgie secrète pour un âge d’or qui est impossible.

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(MS) : Dans tes bouquins, il y a toujours des bunkers qui sont des havres de paix…

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Crois-tu vraiment que le bunker de Babylon Babies soit un havre de paix ? Ces gens-là sont en guerre permanente. Vis-à-vis de leur propre camp, vis-à-vis de l’extérieur. Ce n’est pas une communauté pacifiste. Ils sont en guerre y compris contre eux-mêmes. Leur objectif est de dissoudre leur humanité dans les machines.

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Le serial-killer, le futur de l'homme?

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(MS) : Dans une interview, tu disais que les nouvelles technologies constituent un nouveau territoire criminel donc un territoire romanesque. Comme si le crime et le roman marchaient main dans la main...

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Cite-moi un roman où le crime ne joue pas. Ce ne sont pas des romans. Le roman doit être un acte criminel et asocial.

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(MS) : Le serial killer serait-il une incarnation d’un futur surhomme issue d'une mauvaise mutation ? 

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Oui, car les mutations sont toujours coextensives. C’est le problème de la liberté. La liberté n’est valable que pour quelques individus. Les serial killers existent depuis très longtemps. Prenons comme exemple la comtesse de Bathory, comtesse hongroise du début du XVIIe siècle, qui emprisonnait nues des servantes par des nuits d’hiver pour en faire des statues de glace, ou qui recueillait le sang de jeunes vierges qu’elle kidnappait dans les villages aux alentours. Le sang lui servait à soigner sa peau. C’était à l’époque un acte déviant de l’aristocratie. Des monstres de cette trempe, on en trouvait un par siècle. À partir du moment où la démocratie surgit, le crime se démocratise lui aussi. Ce phénomène de serial killer existe aussi en France. Les rubriques de faits divers en attestent. On a le nez écrasé sur le guidon, mais personne ne veut le voir. Le réseau Dutroux, excuse-moi du mauvais jeu de mots, a été enterré par les politicards de Belgique. Ces tueurs en série existent bel et bien et sont beaucoup plus inquiétants que les imbéciles que la police française attrape de temps en temps.

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(MS) : Pourquoi, d’après toi, le serial killer est le personnage central de nombreux romans contemporains ?

 

James Ellroy fut un précurseur. Il s’est intéressé au phénomène non pas de façon anecdotique, mais en connaissance de cause. Pour des raisons qui étaient d’ordre personnel. D’autres ont découvert là un filon. Cela ne m’intéresse pas en soi, mais parce que cela nous ouvre sur certaines particularités de l'humanité de la fin du XXe siècle. C’est toujours plus facile d’expliquer la tectonique des plaques quand on est au-dessus d’un volcan. Et expliquer ce n’est même pas notre boulot, notre boulot consiste  juste à montrer cette réalité. Et d’essayer de la comprendre. Je l’ai un peu comprise. Mais c’est comme la science. Au fur et à mesure que tu apprends, tu comprends que ce qui te reste à comprendre est encore plus vaste.

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(MS) : Est-ce que tu as déjà regardé des snuffs ?


Non, je ne suis jamais tombé dessus. Je connais Costes, celui qui fait des faux snuff movies. Il faisait des performances scatos dans les catacombes. J’ai assisté à l'une d’entre elles. Je l’ai même filmée.

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(MS) : C’est de là que t’es venue l’idée de La Sirène rouge ?

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Non, l'idée m'est venue de l’information que j’avais sur l’existence de tels produits. On sait aujourd’hui que des cadres de l’armée serbe de Bosnie ont utilisé des caméscopes pour filmer des tortures qu’ils infligeaient à leurs prisonniers croates ou musulmans. Je n'ai finalement que deux ou trois thèmes qui se retrouvent dans mes bouquins. Un : le crime fait partie du dispositif technique. Deux : il n’y a pas de différence fondamentale entre l’artificiel et le naturel, entre machine et vivant.

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Dantec, anar de droite ?

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(MS) : Est-ce que tu pourrais te définir politiquement ? Es-tu un anarchiste de droite ?

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On m’a catalogué comme ça. Mais je laisse aux gens le soin de mettre des étiquettes. Je ne vais pas commencer à m’en coller moi-même. Cela ne m’intéresse pas. Le champs politique français est mort, il est plein des nécroses vivantes. C’est quoi la politique ? C’est choisir entre De Villiers et Édith Cresson ? C’est choisir entre la Commission de Bruxelles et rien ? Moi j’ai choisi les États-Unis. J’aurais voulu dire les États-Unis d’Europe. Mais personne ne veut les faire. C’est pour cela que je suis parti. C’est pour cela que j’ai décidé de devenir Américain. Là-bas, c’est fait. On peut passer à autre chose comme le séquençage du génome humain, comme le clonage, comme la colonisation de Mars. Qu’ils feront, n’en déplaise à nos Claude Allègre.

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François-Xavier Couval (FXC) : Le Canada, n'est-ce pas un État-Nation ?

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Non, c’est un état fédéral, qui se considère même plus communautaire. Le problème du Québec est un problème à régler, mais à mon avis c’est un problème qui va se régler très, très vite. Comme dans Babylon Babies, le problème est réglé, le Québec devient un État libre associé.

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(MS) : Crois-tu que l’Europe a fait son temps ?

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C’est pire que cela. Elle a creusé sa tombe. Tant qu’on verra dans ce pays cette alliance que Sollers appelle Vichy-Moscou. On la voit avec le SNES dans la rue, le GUD, le Front National. Ils sont tous pour l’arrêt des bombardements au Kosovo, parce que Milosevic c’est leur pote, et qu’ils allaient tous à l’époque passer des vacances dans le Sud de la Yougoslavie.

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Et si on parlait de l'internet ?

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Difficile de ne pas aborder la question de l'internet quand on inteviewe un écrivain tel que Dantec, l'auteur de cyber-polars. Alors voilà, on l'a fait :

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(MS) : Que penses-tu de cette nouvelle technologie ? 

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C’est un autre média, mais ce n’est pas tout à fait un autre média. C’est aussi une nouvelle biosphère. Une sorte de biosphère numérique. Qui n’amène pourtant ni démocratisation symbiotique, ni l’horreur économique, décrite par d’autres. L'internet permet plus de libertés, donc plus de crimes.

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(MS) : Est-ce à dire que cette sphère-là va être investie par tous les crimes ?

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Elle l’est déjà. Le fait que les Serbes ont tentés de pirater un satellite de l’Otan, le fait qu’en ce moment les équipes du Pentagone qui travaillent ardemment à leur rendre la monnaie de la pièce, etc.. Ça y est, la guerre électronique a commencé, la troisième guerre aussi.

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Il s'interrompt. La porte au fond de la salle vient de s'ouvrir. Surgit la tête affolée de l'attachée de presse des éditions Gallimard. D'autres journalistes attendent pour une nouvelle interview. On a dépassé le temps qui nous était imparti. Dantec se lève. S'en va, en lançant par-dessus son épaule :

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Je dois y aller. Le cycle de la marchandise continue.

fluctuat.net1999
heldon1997

« Heldon / Interview M. G. Dantec » [4 octobre 1997]

Propos recueillis par Jérôme Schmidt et Michel Peltier, Schizotrope.com, 15 août 2001?.

Les intervenants tiennent à remercier Maurice Dantec pour le chaleureux accueil qu'il leur a réservé, le temps qu'il leur a consacré et sa très grande courtoisie.

 

Jérôme Schmidt (JS) : Maurice, peux-tu nous dire dans quelles circonstances tu as rencontré Richard Pinhas, comment il t'a contacté...

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Maurice Dantec : En fait il m'a contacté de la manière la plus simple du monde, c'était juste avant l'été, il m'a appelé et il m'a dit : « J'ai lu ton bouquin, je veux travailler avec toi ». Voilà aussi rapide et succinct que ça. Donc on s'est rencontré, on a commencé à discuter, il m'a fait écouter deux trois trucs, il m'a filé tous les CDs d’Heldon, et puis il m'a demandé si j'avais des textes ; en plus il m'a prévenu qu'on allait travailler avec Norman Spinrad. Norman je l'avais déjà rencontré dans des conventions de SF. Donc c'était génial, Byzance, royal !

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(JS) : Ce qui est drôle c'est que dans ton livre tu parles de Kraftwerk, de Deleuze... mais pas de Heldon !

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Ce qu'il y a de drôle c'est que quand Richard m'a appelé là il y a 3 ou 4 mois, je lui ai dit que je connaissais Heldon depuis 1975 et que j'étais un fan transi de Heldon dans ces années-là, et ensuite j'ai justement découvert Kraftwerk, puis le métal radical américain. Heldon faisait quasiment partie des fondations culturelles musicales que j'avais.

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Michel Peltier (MP) : Et pourquoi des textes de Deleuze particulièrement ?

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Parce que d'une certaine manière on bouclait la boucle : moi j'ai découvert Nietzsche en écoutant Heldon simplement à cause du Voyageur. J'avais 14/15 ans, je lis Nietzsche, rupture avec toute la tradition « gauchiste » de l'époque parce que quand tu lisais Nietzsche t'étais vraiment mal vu. Ça a été un truc vachement important la découverte d'Heldon en ce qui me concerne : découverte de Nietzsche, découverte de Deleuze et puis 20 ans plus tard, le père Pinhas m'appelle et moi ce que je dis c'est que ce serait génial que je lise des textes de Deleuze sur sa musique. À la limite on retransmet à nouveau le relais, Deleuze n'étant plus là pour pouvoir lire ses propres textes et je ne pense pas qu'il aurait accepté de faire ça. Donc Deleuze avait lu Nietzsche, pourquoi pas Dantec lisant Deleuze et puis peut-être quand je serais mort à mon tour...

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(JS) : Le titre « Les Racines du mal » est un extrait du livre ?

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Oui, c'est à la toute fin, dans les bribes que retrouve Darquandier dans la neuromatrice. Il y a une poésie d'Andreas Schaltzmann. C'est ce que l'on a pris dans le morceau en question. Richard m'a demandé si je ne voulais pas lire un morceau des Racines du mal et puis ça me semblait bizarre : autant un texte de Deleuze, un texte théorique, tu peux le prendre un peu par morceaux, un roman ça fait bizarre. Mais là vu que c'était une poésie qui était à l'intérieur du récit...
Et puis il y a trois-quatre autres textes qui vont un peu bouger à l'enregistrement mais bon... Là il a enregistré l'électronique plus les rythmiques basses/batterie et on attaque les voix courant de la semaine prochaine. Le chanteur c'est David Korn, moi je fais des interventions plus parlées, mais on verra ça dans la cuisine musicale finale ! Peut-être que je doublerai les voix de David ou autre chose du même style....
Norman.. je ne sais pas ce que Richard a prévu pour lui, mais sans doute interviendra-t-il aussi.

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(JS) : Est-ce que pour toi c'est différent de ce que tu as fait avec No One Is Innocent ? C’était déjà quelque chose d'assez « récitant »...

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Ah oui mais c'était pas pareil. Disons que l'ambiance et les méthodes de travail ne sont pas du tout pareilles avec les No One et Heldon. Avec les No One ça s'est fait un peu dans le chaos car eux-mêmes avaient déjà enregistré leur album, et ils m'ont demandé des textes supplémentaires. Ils ont alors réussi à convaincre leur maison de disque de « mettre au bout » pour trois ou quatre chansons et tout s'est fait dans le rush. On a trouvé l'idée du dictaphone un peu en déconnant avec le chanteur ; on disait « ce serait bien que tu fasses des trucs ».
Pendant un ou deux jours, j'avais essayé de chanter avec lui mais ça collait pas. Et un jour, il vient vers moi, alors qu’on était en train de discuter, et il branche le dictaphone sans qu’on le remarque. Dans la conversation je sors un truc, et deux minutes après il le mixe dans la musique, et on se dit « mais attends c'est ça qu'il faut faire! »
Donc ils ont juste chopé des bouts de trucs et après ils ont balancé tout ça sur la musique.

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(JS) : Tu n'as pas fait de scène avec eux. Avec Heldon est-ce que c'est envisageable ?

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Avec No One c'était pas dans le deal de départ. Justement pour Heldon je suis en train de voir, c'est quand même une grosse pression un groupe, tu es obligé d'être là, sur la scène...
Mais bon je dois voir avec Richard.
Avec les 
No One on devait étudier l'idée d'une présence électronique et on a manqué du temps nécessaire. Peut-être qu'avec Richard on y parviendra. Peut-être un plug internet, live sur scène. Enfin c'est des trucs à trouver, pas trop galère, car on n’est pas U2, je le sais bien ... mais bon, trouver quelque chose...
Ce qui ne m'empêchera pas de faire un ou deux trucs avec eux à l'occasion. Je ne pense pas faire une tournée, (pensif et souriant), mais bon faut voir : la Russie, le Japon, la Colombie, ce serait bien agréable !

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(JS) : Quelle est la différence pour toi quand tu écris des « lyrics » et quand tu écris un livre ? Tu es dans le même état d'esprit, tu utilises les mêmes méthodes, les mêmes clés ... ?

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Je n'ai pas de méthode de toute façon. La question est très difficile, et en fait je sais pas... De toute façon c'est la même chose, mais ça doit être une autre partie de ma personnalité qui s'exprime par tel médium, par telle forme. La forme poétique par exemple n'est pas la même forme que la forme romanesque, même si tu peux retrouver des scories de l'écriture poétique dans le roman.
Tu peux faire un roman poétique OK, mais bon c'est pas mon approche en ce qui me concerne. Tu as 20 à 25 lignes et tu dois travailler par ellipses, il faut que ce soit « chantable », métrique... Un extrait de roman, là où l'écriture romanesque est en oeuvre, et pas une chanson dans un roman, comme dans l'extrait des Racines du mal, c'est difficile, du style :
– « Il prit sa tasse de café et... ».
Comme Flaubert le disait je pense que c'est vrai que le roman est un métier de travail, de prolétaire.. Dans le roman il y a rarement cette satisfaction quasi immédiate que peut te procurer la poésie, parce que les contraintes du roman sont vraiment énormes, bien sûr.
On a les contraintes liées à la propre action que tu décris. Des fois il y a des passages que tu es « obligé » d'écrire car tu dois faire passer ton personnage par un certain nombre de trucs pour la cohérence du récit, alors qu'en poésie t'en as strictement rien à foutre de la cohérence de ton texte ! C'est la licence poétique...
La licence romanesque existe mais bon c'est vachement plus infime. Il y a certaines choses que tu ne « peux » pas faire. Tu peux, bien sûr, tout à fait aller dans l'expérimentation formelle, mais il me semble après tout que le roman est quand même quelque chose qui a à voir avec la narration, qui doit tourner autour, alors qu'en poésie tu peux avoir du temps, de l'espace, travailler en métaphores...

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(JS) : Dans tes livres justement tu n'innoves pas vraiment d'un point de vue formel. Est-ce que tu penses innover thématiquement alors ?

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Moi au départ je n'avais pas l'ambition d'innover. D'une certaine manière je suis assez conservateur — bizarrement — vis à vis de certains aspects du roman, non pas par une volonté réactionnaire mais parce qu’il me semblait que le boulot des romanciers de cette décennie consisterait plutôt à établir des synthèses de ce qui s'était passé au XXe siècle. Il y a eu énormément de choses produites et je m'intéresse au roman narratif sec, et aussi au roman policier et noir « traditionnel ». Je pense qu'il y a plus d'innovations souvent dans une page d'Ellroy que dans tout ce que untel a pu produire.

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(MP) : Len Deighton tu connais ? C'est l'auteur de SS-GB où il relate la vie d'une Angleterre qui serait tombée aux mains d'Hitler. Il a une écriture très particulière, on l'a appelé le Flaubert du roman d'espionnage en Angleterre, mais bon il a un humour très froid qui ne plaît pas à tout le monde.

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Ça me dit quelque chose. J'ai du lire ça il y a longtemps. Tu dois connaître alors le roman de Dick, Le Seigneur [Maître] du Haut Château. Moi je suis un fan, enfin fan je n'aime pas le mot mais bon, des romans de Le Carré dans les années 60, sur la guerre froide...

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(JS) : Ce qui est drôle c'est que ton livre par exemple « passe » très bien chez les gens que je connais contrairement à des livres d'Ellis comme American Psycho.

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Ce qui est marrant c'est que je pense qu’on doit être de la même génération Ellis et moi. Mais il ne peut pas faire partie de mes influences car je l'ai découvert à une époque où j'étais déjà « formé », mais c'est un auteur que j'aime vraiment.

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(JS) : Tes influences sont à chercher où alors ? Chez des gens comme Dick, Spinrad, Ballard ?

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Il y a en effet Spinrad, Dick, Ballard, c'est-à-dire le roman de « speculative fiction » des années 60/70, Dick, Moorcock, Spinrad ou même Ballard, toute cette vague « New Wave » comme ils disaient à l'époque. Il y a aussi le roman noir américain des années 30 à 60, Chandler, Thompson, Hadley-Chase, surtout les premiers que je trouve géniaux. Il a pondu au début de sa carrière une dizaine de « grands » romans et puis après quand tu es dans la machine industrielle ça baisse un peu... je pense à Eva bien sûr, à Pas d'orchidées pour Miss Blandish, qui confinent au chef d'œuvre...

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(JS) : Justement en parlant d'Eva, dans tes livres il semble que tes héroïnes sont très négatives, les chefs des réseaux sont des femmes...

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Oui en effet mais c'était pas une pose, du genre trip « hommage aux années 40 ». En fait c'était une intuition pour moi que les personnages de tueur en série masculins avaient une longue histoire ; or il y a des tueurs en série féminins, et ils sont en général mal compris car on donne l'impression que le tueur en série est avant tout un macho, le « white mâle »...
Moi je pense que c'est plus complexe que ça, et l'histoire de la Comtesse Batori par exemple est pour moi la référence absolue : c'est une jeune noble hongroise du début du XVIIe qui a assassiné sûrement 400 ou 500 personnes, une « Gilles de Rais » féminine. Elle a été mon « modèle » de construction pour Eva justement dans
La Sirène rouge. Ça permet d'une certaine manière de montrer mon féminisme ! Je considère que, vu que je suis partisan de l'égalité, les femmes ont autant droit au crime que les hommes, pas de problème !

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(JS) : Tu as bénéficié d'une mode « cyber », « cyber polar » ... et tutti quanti. Qu'en penses-tu, et ne crois-tu pas, finalement, que cela dessert le texte, les lecteurs arrivant avec une idée toute faite des Racines du mal...

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Parlons-en ! Ça dessert le discours tenu sur le roman, c'est sûr. Ce bouquin, ça faisait longtemps qu'il se pré-modelait dans ma tronche et quand j'ai commencé à l'écrire, fin 93, à l'époque Internet commençait tout juste à faire parler de lui en France. Moi je savais que ça existait depuis 15 ans aux USA, facilement, 20 plutôt. Vu que je projetais le livre dans le futur, c'était pour moi une prospective de base. Pour moi le bouquin n'est pas du tout centré autour du réseau ; ce qui m'intéresse c'est le cerveau humain.
En fait le réseau participait juste à l'effet de réel qui était que de toute façon le réseau va prendre une importance croissante dans notre quotidien, comme le téléphone ou la télévision l'ont fait il y a 50 ans, rien de plus. Ce qui m'intéressait c'était de montrer ce qu'il pouvait y avoir derrière cette explosion technologique mais surtout aussi la folie, le cerveau, les hallucinogènes, la quête mystique... J'ai été hyper surpris de voir que tout le monde s'était focalisé sur les quelques allusions et les quelques pages qu'il y a sur Internet dans mon livre. Bon, au début, j'ai réagi d'une manière instinctive, du coup je dirais presque que j'en ai remis une couche. Tu vas dans le sens des questions qui t'assaillent au début, et puis là depuis quelques mois j'ai commencé à réfléchir à tout ça et je me suis dit que c'est tout à fait particulier à ce pays de faire monter en graine ce dont il ne dispose pas, ce qui reste dans le champ purement fantasmatique. Alors qu'aux USA, on peut dire que la cause est entendue, le boucher du coin a son email, bref c'est intégré comme une technologie au quotidien. Ici le simple fait que je parle des réseaux et d'éventuelles circulations de produits « interdits » sur le réseau, alors que ce n'est franchement qu'un détail du bouquin, les gens ont fait : « Ah! le Cyberpolar... »
Là je vais tout faire pour battre en brèche cette réputation. Je ne sais pas pourquoi, ou tout du moins je commence à comprendre mais ce serait trop compliqué à expliquer ici, le littérateur français contemporain a quand même un gros problème vis à vis de la technologie. C'est une relation très complexe, faite de fascination et de répulsion, faite de mépris et de fascination en même temps... 
Alors quand tu arrives dans un espace littéraire qui est relativement fermé, et que tu poses un truc, et qu'il se trouve que cela parle de ça, le contraste est aussi fort que si tu plaquais une brique noire sur un mur blanc. Tout le monde, du coup, ne voit que ça.
Mais tu sais, ça m'intéresse aussi Internet, mais c'est pas une fixation. Pour moi c'était pas le centre du bouquin, simplement j'oserais dire des éléments périphériques. Le fait que la presse se soit complètement focalisée là-dessus, c'est pour moi assez significatif du fait qu'aujourd'hui dans un roman tu parles d'Internet et voilà...
Tu sais, quand j'écrivais le bouquin j'avais une intuition concernant ça ; je me disais fais gaffe, fais pas un bouquin du style « Traque sur Internet » ou je ne sais quelle connerie parce que ça va devenir un truc à la mode. Et voilà...
Mais d'un autre côté je situais le bouquin dans les années 2000 et je ne pouvais pas faire abstraction de ça, ça aurait été tout aussi ridicule de ma part. Donc j'en parle et arrive exactement ce qui me faisait peur à l'avance : on se cristallise sur l'aspect cyber : on m'invite à une émission de
Canal, plus d'autres trucs du style.
Bon, je réponds positivement aux sollicitations, mais ce que j'avais essayé de faire c'était non pas un bouquin où on se contenterait de décrire un détective qui traque des criminels sur Internet, chose à mon avis qui n'a aucun intérêt, mais bien de montrer quelles étaient les relations entre ces technologies en réseaux et les « nouvelles formes de conscience». C'est ça qui m'intéresse : cette interface entre la conscience et les technologies, là où ça « copule » 
d'une certaine manière.

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(JS) : Et là tu introduis la neuromatrice...

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Oui, exactement. L'intelligence artificielle m'excite vachement plus que le simple réseau téléphonique de luxe qu'est Internet. L'intelligence artificielle dans ce qu'elle pointe comme perspectives dans l'humanité m'intéresse. Le réseau participe, entre autres, à tout ça mais c'est pas le thème principal. D'ailleurs à mon avis il y a eu beaucoup d'erreurs commises là dessus, même en relation avec des écrivains dit « cyberpunks », Gibson ou Sterling, qui sont pour moi de très grands écrivains ; mais en France on a dit: « Ah, c'est eux qui ont inventé la littérature qui se passe à l'intérieur du réseau ».
Mais quand tu lis vraiment Gibson et Sterling, c'est pas si vrai que ça : d'abord ils se sont beaucoup intéressés à la biologie eux aussi, et à la différence par exemple de
L'Âge de cristal [diamant ou Le Manuel illustré d'éducation pour jeunes filles] de Neal Stephenson, que j'ai tenté de livre et qui m'est tombé des mains parce que c'est absolument inintéressant.
Ce deuxième monde numérique d'avatar qu’il imagine, est complètement inintéressant en soit ; si tu veux décrire à longueur de pages des êtres virtuels électroniques, ça n'a pas de sens.
Dans Gibson, ce qu'il y a de remarquable c'est qu'il en fait quelque chose de quotidien, et ce qui est intéressant c'est ce qui se passe derrière, pas devant.

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(MP) : C'est en plus très poétique. Je ne sais pas si tu as lu Gravé sur chrome. On pourrait quasiment comparer ça à Faulkner ...

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Ah j'adore ! Pour moi il n'y a pas de problème c'est le meilleur. Quand j'ai lu Gravé sur chrome, franchement...
On pourrait totalement comparer ça à Faulkner, je suis content que des gens pensent ça. Evidemment si tu dis en France que Gibson peut atteindre un niveau faulknérien, dans les salons littéraires on te regarde comme un extraterrestre. Il y a un texte sublime dans ce bouquin qui est — enfin tous les textes sont sublimes — le texte sur ces squatters de l'espace alors que la conquête spatiale a été stoppée par manque de tunes et il ne reste plus que quelques vagues squatters dans des stations orbitales russes !
Tu rigoles quand tu vois ce qui se passe avec Mir, où les mecs gâchent leur temps à foutre des Rustines dans des trucs. Il y a une atmosphère de nostalgie, de fin de quelque chose, et en même temps c'est hyper-technologique — c'est la fin d'une technologie — tu sens une émotion !
Il y a aussi un texte sublime sur une espèce d'autoroute spatio-temporelle située quelque part dans un coin de l'espace... C'est grandiose.

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(MP) : Mais c'est vrai aussi que son écriture est assez difficile, pas particulièrement dans ce livre de nouvelles, mais il commence souvent des histoires et les laisse sans fin, et ça demande une participation active du lecteur...

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Oui tout à fait. Ce que j'ai détecté tout de suite c'est que justement Gibson et Sterling, de manière un peu différente peut-être, ont récupéré à leur profit l'écriture du roman noir américain qui est hyper sèche, hyper rapide, avec en plus des injections d'espèce de poésie techno, de flashs presque « burroughsiens », mais dans la narration c'est du Chandler !
Là je me suis dit qu'enfin ils établissaient une synthèse de quasiment toute la sub-culture américaine depuis 50 ans.

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(JS) : On dit souvent qu'il y a un « esprit "Série noire" » — qui pour ma part me laisse dubitatif —, est-ce que tu serais dans cet « esprit » ?

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Je sais pas... C'est une question que tu devrais poser à Patrick Raynal, le patron de la Série noire. Pour moi c'est des cases qui n'existent pas, c'est le problème de Raynal, pas le mien.
Je suis d'accord avec toi que
La Sirène rouge s'incorpore mieux dedans. Au départ s'il a accepté de publier...
Pour Patrick, la Série noire ce n'est plus rien d'autre qu'une sorte de laboratoire d'une écriture volontairement axée sur une prise en compte du réel. Je pense que mon bouquin participait au moins de ça.

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(JS) : Mais aussi ils s’auto-définissent aussi comme une sorte de « minorité » pas vraiment pédante, mais bon, qui s’auto-suffit et qui rejette un peu les autres éditions...

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C'est complexe tout ça. Les rapports entre les sous-littératures, ce que l'on appelle les sous-littératures tout du moins, c'est-à-dire le roman noir et la SF et la littérature générale, presque bourgeoise, canonique, académique, ont toujours été à la fois très conflictuels et aussi, comme toujours en France, très incestueux.
Grosso modo, les auteurs de roman noir disent « nous sommes les vrais écrivains burnés, les mecs qui en ont », d'un autre côté, ces gens là sont quasiment tous fascinés par le statut que l’establishment littéraire peut apporter, et certains passent de l'autre côté si je puis dire, à la « Blanche ».
Il y a eu Vautrin, Pennac, etc. mais c'est pas un reproche, juste que les relations sont psychologiquement très complexes.
Inversement les mecs qui font du roman dit « traditionnel » sont fascinés par notre liberté de ton, que l'on parle de choses sales, qu'on remue la merde, et donc tu as des effets d'attraction-répulsion dans les deux sens entre le « Café de Flore » et la Série noire.

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(JS) : Et à ce propos comment te situes-tu par rapport au Poulpe, qui est plutôt en vogue, avec lui aussi un esprit très défini et volontairement minoritaire, et qui pourtant tourne à la production industrielle ?

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Le Poulpe ça ne m'intéresse pas. Pouy le sait, j'ai décliné l'invitation.
Très franchement ça m'aurait pas gêné du tout de faire un Poulpe si la charte du personnage avait été différente, et j'ai expliqué à Pouy les raisons objectives qui me gênaient dans cette charte, et surtout, pour ne rien de te cacher, si deux bouquins sur trois parus dans cette collection n'avaient pas été de sombres merdes.
On est en train de faire avec le Poulpe un truc assez drôle, car ça devient comme les Coplan, les SAS ou je ne sais quoi, mais avec une idéologie qui s'affiche ouvertement d'extrême gauche...
Moi je me rappelle Manchette qui, dans une de ses chroniques, s'en prenait (y compris à sa propre œuvre) en disant qu'il était impossible au roman noir, formellement et par nature conservateur, d'épouser une cause révolutionnaire. Que ça n'avait pas de sens !
Écrire comme ça des espèces de mythes, parce que si le Polar se définit comme étant la littérature du réel — chose que je remets du coup en question —, il ne peut pas nous présenter des récits où on dépeint un monde idéologiquement correct dans lequel le héros est un jeune libertaire, etc. ça n'a pas de sens !
En fait le vrai monde c'est celui des SAS : le monde de l'espionnage : un monde de pourris qui refont effectivement leurs châteaux en Autriche...
Mine de rien, je pense que les SAS sont plus réalistes que le Poulpe, parce que moi des mecs qui font des enquêtes pas payées ou presque pour reconstruire un Polikarpov de la guerre d'Espagne quelque part dans le Massif Central, j'en connais pas !
Et là on atteint des trucs qui n'ont rien à voir avec la littérature.
Si j'avais accepté la charte, il s’agirait de petits livres qui demandent trois mois de boulot, qui doivent être marrants à faire, avec une volonté de mettre en place un esprit collectif un peu amusant...
Je n’ai pas émis une fin de non recevoir par principe, mais c'est en lisant la charte et les livres — et encore les deux ou trois premiers ça allait, avec celui de Pouy qui est un très bon écrivain — que je suis en désaccord !
Le problème c'est que Pouy croit que son plombier peut écrire des bouquins. Là je dis non : tout le monde ne peut pas être un bon pilote d'essai, tout le monde ne peut pas être un bon plombier — moi je suis un bricoleur catastrophique —, faut pas déconner.
En plus à l'heure où je te parle, je suppose que vous êtes vaguement au courant de cette polémique interne entre Quadruppani, Dauvet, des gens qui ont été révisionnistes il y a une dizaine d'années et Didier Daeninckx...
Tout ça prend des proportions qui m'échappent dans le sens où je n'ai jamais été gauchiste : j'avais 9 ans en 68 et pour ne rien te cacher, j'ai du militer 2 mois et demi dans un groupuscule trotskiste quand j'avais 15 ans.
J'ai écouté Heldon, lu Nietzsche, et tourné la page à cet âge là...
Mais eux, tous leurs délires...
Le fait que Quadruppani ait été révisionniste d'extrême gauche, pour autant ça ne m'étonne pas, vu que l'extrême gauche a toujours été plus ou moins de ce bord là. (À l'époque quand je voyais les trotskards ou les maoïstes, ils me donnaient plus envie de gerber qu'autre chose...) Donc le fait que ce type là soit devenu antisémite et des espèces de petits nazillons, bon...
D'un autre côté, la position de Daeninckx qui est quasiment une espèce de « Fouquier-Tinville », il a ses fiches et tout... je l'aime bien en plus, humainement, mais bon moi je ne veux pas mettre le doigt là dedans : c'est leurs histoires, et je ne veux pas faire partie de ce clan.

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(JS) : Dans tes livres, est-ce qu'il existe une séparation entre le Bien et le Mal ? Est-ce que tu penses reproduire un schéma clairement découpé, dichotomique en quelque sorte ? 

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Non, je ne pense pas du tout. Ou alors si ça apparaît comme ça... Pour Les Racines du mal, encore plus que pour La Sirène rouge, il me semble que je montre que ces notions là doivent être prises en compte dans une vision qui met au centre du problème la production humaine de valeurs.
Donc si tu veux, pour moi les valeurs sont des productions, elles correspondent à quelque chose qui est historique et biologique.
Pour moi l'histoire et la biologie c'est la même chose. Donc si tu veux, Schaltzmann tu le mets où ? Du côté du Bien ou du Mal ?

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(JS) : Je trouvais que tu introduisais un troisième élément...

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Effectivement et je pense qu'il y en a bien plus que ça. D'une certaine manière, ce qui m'intéresse c'est de montrer les liens consubstantiels entre le Mal et la Connaissance, entre le Mal et les transgressions nécessaires que l'humanité doit mettre en œuvre pour avancer. Dire, « oui le Mal est en nous », c'est même pas un problème pour moi, c'est le début de la réflexion. Après, la question c'est : comment le Mal fonctionne-t-il et qu'est-ce que c'est ?
À mon avis ça peut donner aussi bien un individu comme Schaltzmann, que la production de la neuromatrice, ou même la production de la  secte et de son discours.

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(JS) : Pour ma part je pensais la secte connotée très fortement comme le Mal, tandis que Schaltzmann et Darquandier ne sont ni le Mal ni le Bien...

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Je demande des preuves ! Je veux qu'on me dise...
Admettons mais dans ce cas là je ne suis pas parvenu à ce que je voulais...
Je ne vois pas pourquoi je mettrais des aspects positifs. La littérature n'est pas là pour donner des images complaisantes d'un côté comme de l'autre.
Les personnages de la secte ont leur propre positivité : la production de son discours, qui est un discours positif.
Que toi ça te fasse frémir, à la limite tant mieux ! J'ai essayé d'être relativement froid, plus que dans
La Sirène rouge, par rapport à un certain nombre de choses. Je voulais faire une sorte d'anatomie, de dissection...
C'est pour ça que j'ai repris in extenso des extraits de la secte, le journal de sa chef, des extraits de sa propre production. Pour montrer qu'il y a une positivité à l'œuvre là-dedans, car moi c'est ce qui m'intéresse.

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(JS) : Autant j'avoue ne pas pouvoir m'imaginer où se situe Ellis dans American Psycho, autant toi j'ai l'impression que tu inclues des gradations dans le Mal, que tu prends parti...

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Quand tu dis qu'Ellis est absent du roman, c'est un peu poussé... Le fait qu'il n'y ait pas de jugement moral, je le conçois et moi c'est ce que j'ai aussi essayé. C’est le truc auquel Ellis s'attaque : si tu vois des gradations, c'est qu'il y a des nuances et s'il avait mis Bateman avec quelqu'un d'autre qui tue d'une manière différente, peut-être que là aussi tu aurais vu des gradations. Mais là tu as Bateman dans son milieu et ses victimes, donc tu n'as pas de comparaisons possibles. Autrement j'avoue ne pas avoir de réponse...

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(JS) : Pour schématiser, je vois Schaltzmann comme le Mal pour la société (celle du Docteur Carbonel avec sa vision dichotomique) au même titre que la Secte, et toi tu te situerais différemment...

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Ce n’est pas exactement ça. J'ai vraiment fait un livre où la démarche de chaque individu était l'élévation de son propre niveau de connaissance.
Donc Darquandier s'il poursuit la secte, il n’est pas flic, il n’est pas journaliste, il n’est pas juge, mais lui, uniquement, et c'est par curiosité scientifique, et aussi parce que certains événements historiques qui lui sont propres l'amènent à aller au bout de cette quête.
Pour moi tous sont des individus qui font leur boulot, plus ou moins bien, avec leurs histoires personnelles, dont Carbonel qui représente l'establishment médical français, même s'il s'affronte avec Darquandier, qui est en effet plus à mon image : un mec marginal qui zigzague dans des zones interlopes...
Je ne voulais pas faire un bouquin sur le Bien et le Mal, et c'est vrai que rien que le titre mène sur une fausse route.
Il y a des pages entières qui expliquent, avec les Soufis ou la Kabbale, quelle est ma vision de la chose. Le Mal c'est la transgression de l'ordre social, c'est tout ce qui s'érige contre les valeurs collectives, c'est tout ce qui est désigné par l'ordre établi comme étant mal, comme étant ce qui menace de dissoudre ses propres productions.
Mais le Mal en lui-même a sa propre positivité, il dit des choses, c'est un discours cohérent, c'est une production.

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(JS) : Et dans La Sirène rouge, c'était plus dichotomique...

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Oui déjà plus. Je répondais à une sorte de commande de Patrick car je lui avais apporté un manuscrit précédent qui ne rentrait pas dans les cases. Il fallait que je fasse une Série noire et les Séries noires c'est schématiquement le combat du Bien contre le Mal.
Donc là j'étais obligé d'établir une dichotomie plus précise. Et comme il se trouve que cette dichotomie ne me satisfait pas, j'ai essayé de montrer dans
Les Racines du mal justement autre chose, mais bon par exemple je démontre que Eva K. est quand même partie prenante du système, intégrée à l'économie-monde...

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(MP) : Au niveau de l'écriture tu sembles t'impliquer dans tes personnages et après il dépend de la sphère de subjectivité de chacun pour les comprendre... Darquandier par exemple me semble très proche de toi...

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Mais tous les personnages sont proches de moi. Tous sont des créations de ma cervelle et ça aucun auteur ne pourra dire le contraire. Les personnages ont pris consistance d'eux-mêmes car c'était une nécessité.

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(MP) : Pour revenir sur le processus de création, si j'ai bien compris, tu savais où tu allais quand tu as attaqué Les Racines du mal ?

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C'est plus complexe que ça. J'avais en fait un bouquin en gestation depuis quelques années, mais quand mes bouquins sont en gestation ce n'est pas tellement l'histoire elle-même qui s'agrège, c'est plus la personnalité des gens qui s'épaissit et la direction générale du livre.
Ce qui fait que quand j'ai commencé ce livre, j'avais plus ou moins modelé mon personnage de Schaltzmann, modelé celui de Darquandier, mais je ne savais absolument pas comment ils allaient se rencontrer, ce qui allait advenir d'eux, à peine je devinais que l'intelligence artificielle et la psychose de Schaltzmann allaient avoir des rapports incestueux, mais je ne savais pas encore exactement comment.

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(MP) : Et c'est au bout de combien de pages que ça s'est précisé ?

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Bon, la partie Schaltzmann fait à peu près 100 pages ; après Darquandier survient et la fusion entre l'intelligence artificielle et la psychose de Schaltzmann doit arriver aux 2/3 du livre donc aux alentours de 400 pages... Mais là c'est pareil, je ne savais pas plus. Pour un livre, je travaille sans plan, sans préméditations réelles.

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(MP) : Même pour La Sirène rouge...


Oui peut-être encore pire d'ailleurs.
En fait, pour l’aparté historique, autour des années 90/91, j'ai pondu un premier bouquin qui est encore dans les limbes éditoriales. Je ne savais absolument pas à qui le montrer, c'était un énorme truc philosophico-science-fictionnesque-polardeux ... Bref il y avait de tout là dedans.
Il se trouve que je connaissais Pouy depuis longtemps, qui l'a remis à Raynal pour voir. Raynal le lit et dit : « Écoute Dantec 650 pages de délire, je ne peux pas te publier ça dans l'état, c'est pas possible » (je m'en doutais un peu), et il rajoute : « si tu m'amènes une Série noire, un truc qui tienne plus à l'intérieur de ces rails là, il y a des chances pour que je le publie, tout au moins que je le lise avec attention ».
Moi j'étais dans une situation catastrophique d'un point de vue financier, personnel, professionnel — j'étais au chômage depuis des mois — donc je me suis donné 6 mois pour écrire
La Sirène rouge et je suis parti avec rien.
Non, je suis parti avec en fait un livre que j'avais en préparation depuis des années, et que j'ai « cassé ».
C'était l'histoire d'Alice et sa mère, en fait l'histoire de leurs relations de manipulations mentales, et ça durait tout le bouquin, Alice ne sachant plus où était la fiction et la réalité.
Je savais que je n'avais pas assez de 6 mois pour écrire ce livre-là, et j'ai donc cassé le moule. J'ai juste pris Alice et sa mère et puis j'ai essayé de faire un truc et c'est allé très vite. En l'espace d'une journée je me suis dit : je vais prendre un type, un vétéran d'une guerre — et il se trouve que j'étais pas mal impliqué dans la Yougoslavie et que j'avais rencontré des types partis là-bas — je me suis dit c'est parfait je prends un type d'une Brigade internationale en Bosnie et roulez jeunesse !

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(MP) : Et tu écris comment ?

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J'écrivais en « fumant » beaucoup car je fume beaucoup et tous les soirs devant l'ordinateur... Mais bon si les idées étaient là dedans, ça se saurait et « ce » serait beaucoup plus cher encore ! (Rires entendus).
Mon rythme c'était non-stop, enfin je travaillais plutôt les nuits sur mon vieux Mac pourri.
Effectivement je partais sans plan : j'ai sorti ma carte d'Europe et je me suis dit : je vais faire un « road movie ». J'ai pris les endroits que je connaissais, c'est plus facile !
Je connaissais la Hollande, l'Allemagne de l'Est, la France j'ai fait l'impasse — on la traverse en deux heures — et puis je connaissais l'Espagne et le Portugal.
Tu sais, déjà quand j'étais au lycée et que je faisais des dissertations de 7/8 pages (les prof en avalaient leurs stylos !), je partais sans plan, quasiment.
Je pense simplement que l'inconscient a déjà écrit le bouquin, et toi péniblement tu essayes de capter et de réunir les messages que t’envoie ton inconscient, et le bouquin est grosso modo écrit dans ta tronche, mais là où tu ne sais pas.

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(MP) : Est-ce que les personnages, une fois l'ordinateur éteint, continuent à intervenir en toi ?

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Je n'en n'ai pas l'impression. Par moments je ne nie pas que de temps en temps je ne fais pas grand chose, et quelque chose effleure la surface de ma conscience, mais généralement il me semble que c'est une espèce de tâche de fond, bien profond dans mes mémoires ROM, qui travaille tout en bas, tout en bas.
L’information remonte, quasiment déjà construite, quand je m'assieds devant l'ordinateur.
Je crois justement que l'écrivain, à la fin du XXe siècle, ne peut pas faire abstraction des sciences neuronales, de Freud ou de Deleuze, qui en ce moment sont en train de prendre une part centrale, non seulement dans la thématique de mes romans, mais aussi de plus en plus dans mon processus de création.

​

(JS) : Tu parles souvent du fascisme dans tes deux livres. Est-ce que là encore tu n'estimes pas que c'est le Mal absolu ?

​

Ah oui, si tu veux, moi j'ai une défiance par rapport à ce type de discours.
Tout d'abord rien ne nous dit qu'on ne verra pas pire dans le futur, par exemple par rapport à ce qui pourra se passer en 2030 ou 2050, Hitler ne sera alors qu'un petit artisan.
Pour le moment parler de Mal Absolu, ça me paraît difficile, d'autant plus qu'on est loin d'être arrivé à la fin de l'histoire. Encore une fois j'ai essayé de montrer que l'on pouvait appréhender des choses comme le fascisme en évitant de donner des jugements moraux un peu faciles là-dessus. Ça ne veut pas dire lui trouver des excuses car moi je ne suis justement pas sur ce terrain là ; ce qui m'intéresse c'est la positivité propre du système.
Et ce qu'il y a de bizarre et d'intéressant dans le fascisme c'est que c'est un système qui démontre par lui-même son inanité : même s'il y une positivité du discours, une cohérence interne du fascisme qui est absolument parfaite, comme le discours de la secte, il tourne autour de son erreur.
Quand tu sais qu'Hitler croyait que la terre était creuse...
Pour moi, enfin j'ai peur que ce soit mal compris ce que je vais te dire..., pour moi la Shoah c'est pas un détail loin de là, ou tout du moins c'est LE détail significatif !
De la même manière que... l'invention de l'agriculture par exemple par les civilisations du croissant fertile en moins 3000, c'est quelque chose d'essentiel, mais c'est un détail du point de vue technique, pourtant elle est au coeur même de l'expérience menée à l'époque.
De la même manière, l'extermination industrielle des juifs était le coeur de l'entreprise nazie, et tout le reste n'était que construction fantasmatique.
Ils avaient fait tout pour arriver à ça.
Donc on peut dire que le nazisme tourne autour de son trou noir : en faisant ça — le processus d'extermination des juifs d'Europe — ils se sont condamnés à mort en détruisant l'élite intellectuelle de l'Europe.
Pendant que les mathématiciens juifs se transformaient en fumée autour de Birkenau, c'étaient autant d'inventions qui n'étaient pas apportées à l'entreprise de domination nazie qui se dissipaient en fumée...
C'est ça dont ils ne se rendaient pas compte, c'est qu'il y avait des Einstein, des Planck, des Eisenberg qui partaient chaque jour dans le ciel polonais et que ces mecs là auraient pu à la limite les conduire à inventer la bombe A, le radar...
Au-delà de l'horreur nazie, il y a comme une justice immanente qui fait que ce système ne peut pas survivre, et que c'est bien là l'expression du darwinisme historique.
Moi je me prétends une sorte de socio-biologiste darwinien et je ne suis pas anti-nazis que pour des problèmes moraux — même si je ne supporte pas l'idée de gazer des enfants comme des insectes — mais au-delà de ça, il y a quelque chose à l'oeuvre qui transparaît et nous révèle ce que l'on est en tant qu'humains, y compris dans le nazisme.

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(JS) : Spinrad a aussi une vision distanciée du nazisme... on se complaît souvent dans une position moraliste et si l'on s'en éloigne on est mal interprété comme Spinrad dans Rêve de fer par exemple...

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Oui mais ça ce n'est pas la première fois que la littérature sera mal interprétée !
Moi je dirais qu'il faut lire le nazisme à la lumière de Nietzsche et on comprend tout : on comprend que le fascisme est une maladie de la puissance, c'est pas la volonté de puissance qui est en cause, c'est le fait que cette volonté soit pathogène, malade, pathologique...
C'est le fait que justement cette maladie de la puissance soit une projection fantasmatique de cette volonté de puissance.
Projection fantasmatique sur le plan individuel, comme Reich l'a bien expliqué avec l'aspect de la répression sexuelle à la base de ce phénomène, mais aussi historique, car l'Allemagne a été à mon avis une espèce de méga-individu dont toutes les pulsions de puissance ont été brisées dans l'
œuf par le traité de Versailles, entre autres, après la première guerre mondiale.
Inévitablement une créature comme Hitler ne pouvait qu’apparaître.
Quand tu as une nation qui cherche à se construire et à posséder, c'est vrai, une volonté impériale comme les autres en avaient à l'époque, et comme toutes les nations en ont eu, quand cette nation est tombée plus bas que terre et qu'on l’empêche d'avoir toute possibilité de puissance économique, culturelle, politique, etc. inévitablement elle réagit comme un individu brillant qu'on frustre. Je pense qu'il devient fasciste.
Il y a quelque chose de fractal là dedans, le processus collectif tu le retrouves aussi à l'
œuvre dans le processus individuel et inversement.

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(JS) : Spinrad va même encore plus loin en disant que Hitler est le premier groupe de métal rock !

 

Oui je connais sa théorie là-dessus ! Je comprends très bien, il y a quelque chose de pas faux là dedans.
C'est sûr que le fascisme a à voir avec l'adolescence, avec cette période extrêmement trouble de l'humanité collective et individuelle, et ce sont ces volontés de puissance qui peuvent rapidement se dérégler.
Donc tu peux retrouver ça dans le rock, et pratiquement partout. Là où je ne suis pas d'accord avec Norman c'est que mettre Hitler et Elvis Presley sur le même plan... ça me semble faux, mais enfin Norman je le connais, c'est un provocateur!
Mais bon c'est vrai que le rock ça s'adresse aux adolescents, en grande masse... Quand je vois les mégas manifestations de Nuremberg en 1936, ça me parait être quelque chose de naturel chez l'homme, cette envie communautaire et ce serait débile de remettre ça en question. Après tout pour quoi faire ?
Tu pourrais imaginer de lancer une fête sous une énorme Svastika, si ta production collective n'est pas suicidaire, pas de problème ! Maintenant, si c'est pour mettre 100.000 mecs en bottes faisant le salut hitlérien et conduisant leur propres système à la dégringolade et toute l'Europe à sa destruction... c'est clair que non.

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(MP) : Il y avait aussi un côté opéra là dedans...

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Mais oui il y a de l’esthétisme et ce serait ridicule de le nier, voire dangereux. Ça oui bien sûr. Moi j'adore l'esthétique socialiste réaliste soviétique et pour autant j'ai ce système en horreur, et j'espère que l'individu du XXIe siècle sera capable d'appréhender la complexité des choses !

​

(JS) : En parlant de logique de destruction, est-ce que l’apparence chaotique de Schaltzmann ne mène pas à l'ordre et la secte, et via l'ordre, ne mène-t-elle pas au chaos et vice versa...

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Oui c'est tout à fait ça. Schaltzmann c'est un agent du chaos et même une victime de ce chaos interne.
Ce que je voulais montrer ce sont des notions un peu scientifiques : par exemple l'eau qui bout dans une casserole est un système chaotique au sens où tu ne peux absolument pas prévoir la vitesse et la direction d'une molécule qui tourbillonne dans le mouvement brownien de l'eau, mais au bout d'un moment ce système chaotique va passer à un changement d'échelle et se transformer en vapeur d'eau, et il n'y a rien de plus ordonné que de la vapeur d'eau.
Donc un système chaotique va pouvoir passer à un système ordonné dès qu'il y a un changement radical, et à nouveau ça peut redevenir chaos. Et dans le livre il y a en effet des aller-retours constants entre l'ordre et le chaos, à la fois chez Schaltzmann et dans la secte, parce qu'ils ont une production de discours chacun. On peut dire en effet que le chaos de Schaltzmann l'amène vers un ordre supérieur, celui de la neuromatrice, et que l'ordre supposé de la secte les mène au chaos.

​

(JS) : Tu dis que chacun a une production positive, est-ce que tu crois que tuer en tant qu'art conceptuel est une production artistique à part entière, comme par exemple dans les snuffs movies dont tu parles ?

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Je vois ce que tu veux dire mais on avance dans des territoires très délicats, car l’Art et le crime partagent une grande chose en commun, c'est la transgression, mais bon elle ne se manifeste pas de la même manière. Faut aussi s'entendre sur le terme d'artistique, les mots sont trompeurs... culturelle, oui à coup sur car c'est une production de l'humanité. Après les jugements moraux ou esthétiques...
Un snuff movie ça doit être assez crade, c'est relativement facile à imaginer, et est-ce que ça peut confiner à l'Art ? La question est ouverte. Dans le mot crime, au-delà de toi qui ne vois que l'acte de donner la mort, pour moi par exemple l'attaque du train Glasgow Londres par Ronald Briggs, ça confine à l'
œuvre d'art. Tiens on racontait des trucs sur Bataille et sa bande qui disaient tous les samedis : « bon, on fait un sacrifice humain » et puis après, il faut passer à l'acte et c'est quand même plus facile d'écrire sur une feuille blanche que d'aller voir son voisin de palier et de lui mettre une lame dans le ventre. Et c'est justement bien parce-que je l'ai fait que je peux te le dire !

​

(MP) : Tu cites volontiers Colin Wilson, un auteur dont on ne parle plus guère et dont les fictions m'ont vraiment marqué... Les Vampires de l’espace, dont les américains ont tiré ce film avec Mathilda May, Lifeforce. L'Étoile du mal, et particulièrement un livre sur un nouveau Jack l’Eventreur qu’il a ré-écrit par la suite. Je veux parler de cet ouvrage Le Sacre de la nuit qui est devenu La Cage de verre... et aussi cette petite autobiographie qu’est Soho, à la dérive, que j’ai lue et relue.

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Oui, j'ai adoré ses livres théoriques sur les travaux de la conscience comme Être assassin, ce sont des ouvrages extrêmement puissants, traitant du concept « robot de la conscience », mais je ne connais pas ses fictions.

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(JS) : À ce propos on parle d'un texte que tu indiques dans Les Racines du mal où tu annonces directement les sources inter-textuelles. Est-ce qu'il y a un but derrière tout cela ?

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Au départ il n'y avait pas préméditations, mais je savais que le bouquin était construit avec cette bibliothèque là. Ça me semblait intéressant et même juste de montrer que mon livre n'était qu'un neurone dans un réseau de neurones. Il participait de quelque chose qui a servi à son élaboration.
Tous ces bouquins je les ai lu depuis longtemps, et ce livre ça fait dix ans que j'y pense.
Il s'est construit par pelures successives en détruisant bien souvent l'idée initiale ou précédente, mais à chaque fois que je lisais un livre sur les intelligences artificielles, sur les psychoses, sur la biologie... et bien petit à petit ça rajoutait une pelure, et je trouvais ça normal de fournir au lecteur le contexte, donc l'intertexte dans lequel il se situe.

​

(JS) : Tu disais à un moment que c'était presque « trop » saturé idéologiquement...

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Moi je suis un adepte de la saturation ; je lisais encore récemment chez une amie un bouquin de George Steiner, un essai, qui dit que les technologies c'est le Mal car elles détruisent le livre — tout le discours récurrent de ces dernières années — et il fait appel à Saint Augustin pour prôner les vertus de la lecture en silence, et ce mec va jusqu'à dire que si on apprend la lecture à nos enfants il faut leur couper la musique, la télé et donc quasiment les couper du monde pour qu'ils puissent lire.
Il est vraiment partisan de la non-interférence du livre avec le reste. Moi quand j'ai lu le livre je me suis dit enfin voilà un livre ennemi parfaitement défini car quasiment à chaque phrase j'étais en désaccord.
Je suis à l'inverse et je voudrais projeter le livre jusqu'à sa saturation, c'est sa seule issue. Dans un monde qui tend lui-même à la saturation, je ne vois pas comment la littérature pourrait être pertinente en allant dans le sens contraire.

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(JS) : Et toi en plus, tu annonces et exprimes l'intertexte et la saturation en préface du livre...

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Oui, ce que je voulais c'est montrer que le livre, bien qu'il soit issu de la fabrication paranoïaque de quelqu'un, n'est pas tout seul ; il est enfanté en grande partie par d'autres livres. Il n'est pas situé dans un vide culturel, à part chez certains types qui arrivent avec des chef d'œuvre en ayant lu « Le Chat Botté » et deux Séries noires. Moi ce n'est pas mon cas car j'ai été abreuvé de littérature dans tous les sens depuis très longtemps, et je ne peux pas prétendre avoir sorti Les Racines du mal ex-nihilo, ce serait un mensonge.
Je voulais faire une topologie et montrer justement l'aspect « rhizomique » du livre. Soit je balançais des tonnes de citations à l'intérieur du bouquin auquel cas j’arrivais à quelque chose de quasi-illisible, soit je rassemblais tout dans une espèce de bibliothèque de base où je disais : « Voilà mon livre est relié à ces livres là, voilà la topologie du contexte ».

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(JS) : Et tu ne penses pas donner alors les clés de ton roman ? 

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Disons plutôt les serrures. Ça décrit le « con-texte » en deux mots. Le roman est à la croisée des chemins, à mon avis, car si je crois à un mode de narration relativement traditionnel pour le moment, je pense qu'il faut arriver à injecter dans le roman pour le XXIe siècle des objets littéraires habituellement non relatés par l'art romanesque.

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(MP) : On en arrive presque à l'hypertexte, ce mode de liens que l'on utilise sur Internet...

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Exactement et je cherche actuellement comment je pourrais y parvenir. Là je suis sur un bouquin mais je pense que ce ne sera pas pour ce bouquin là que je vais pouvoir faire ça, mais c'est une expérimentation qui demande une bonne pratique et un but précis.

 

(MP) : Ce serait alors un livre sur CD-ROM pluggable et avec de l'hypertexte ? Le seul handicap c'est qu'on n'a pas de plaisir à lire sur écran...

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Je crois qu'il y a une fausse piste suivie par pas mal de gens dans le multimédia : c'est l'idée que le support livre serait condamné. Il y a quand même quelque chose de récurrent qui serait de dire que l'on va remplacer le livre par le CD-ROM. À mon avis c'est absurde, ce sera le livre PLUS des objets technologiques qui pourraient éventuellement s'y raccorder.
Moi, à l'inverse de Steiner, j'adore lire ou écrire en écoutant de la musique et bien souvent une ambiance particulière se crée et ça pourrait être intéressant de transmettre ça au lecteur dans une sorte de sonothèque sur un CD en disant que je me suis servi de ça pour écrire mon livre...
Après, faites-en tout ce que vous voulez !
Mais bon, tout le monde peut déjà le faire chez soi avec ses propres disques, mais là ce serait plus directif car il s’agirait de mes choix. Je pense de toute façon que pour lire, il n'y a rien de mieux qu'un livre, et que pour faire de l'internet il n'y a rien de mieux que l'ordinateur...

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(MP) : En fait il manque encore un médium peut-être... Il n'y a pas encore d'hypertexte directement sur les livres.

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J'ai pensé que les technologies futures permettraient quelque chose : si on imagine que l'on arrête de faire des livres en papier mais qu'on fabrique des livres avec du plastique et avec un texte mémorisé. Ça deviendrait une sorte de livre pluggable d'une certaine manière, avec une puce dans le brochage et le livre se composerait de feuilles de plastique d’apparence « changeable » de quelque manière.
Je n'ai pas d'idée précise sur la technologie à employer mais je pense que c'est faisable.
Donc tu lui adjoins un port SCSI et hop ! ton livre est sur l'ordinateur, tu as accès à une banque de données, peut-être déjà fournie dans un cahier spécial à la fin du livre....
Et comme ça tu as ton livre, encore dans ta poche, ce qui est formidable !
Ce côté séquentiel du livre est aussi son atout, à mon avis, car dans un monde où l'information sera de plus en plus hypertextuelle et où tu vas pouvoir naviguer de manière non linéaire dans un espace à trois dimensions, comme dit Baudrillard quasiment non-euclidien, le livre va vraiment prendre toute sa place car il va proposer un chemin.
Le livre est, je pense, à la croisée des chemins, et soit on fait des critiques négatives comme tous ces gens de la technosphère qui disent qu'on va détruire leur petit monde, soit le livre arrive à s'inscrire dedans, et trouve son envergure.

​

(MP) : Tu te souviens alors sans doute de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ? Quand après avoir brûlé les livres, on est obligé de les transmettre oralement...

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Oui bien sûr. Il y a comme ça des livres qui proposent une mise en abîme de l'objet livre en tant que tel : à quoi ça nous sert, de quoi ça tient...
La notion même de livre et de littérature en tant que processus va devenir de plus en plus centrale. Je vais être obligé de me confronter à la matière, même si je reste dans une narration traditionnelle pour l'instant, car c'est sécuritaire pour moi et ça me permet de poser les instruments sur l'établi.
Après je découpe le cadavre.
Dans la revue
Les Temps modernes, j'ai essayé d'amorcer un débat : je pense profondément que l'écriture est un phénomène biologique et que l'ADN par exemple, participe à quelque chose qui a à voir avec de la littérature. Qu'il n'y a plus de hasard à ce qu'à un moment de la chaîne de l'évolution, un être conscient puisse se mettre à écrire alors qu'il EST écrit. En ce moment, bien plus que l'informatique qui m'a passionné dans les années 80 (j'ai même fait deux ans au CNAM pour ne pas mourir idiot et savoir comment marchait une puce), je m'intéresse beaucoup plus à la biologie et je pense que la prochaine révolution théorique, ou même du point de vue de l'information, va venir de la biologie.

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(MP) : As-tu lu Naissance d'un virus, de Mark A. Ludwig, livre qui a fait un certain scandale dans le monde de l’informatique, parce que, en éclairant le terrain, l’auteur, un véritable scientifique, donnait soit disant envie d'en créer ?
Il établit également des comparaisons audacieuses entre le virus informatique et l'ADN...

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Non, mais un ami au Canada m'en a beaucoup parlé. Tu sais moi j'ai une positon qui dit que le virus informatique est quelque chose d'absolument essentiel à la technoculture qui se met en place. C'est absolument impératif que la science et la technique qui sont réellement en train de devenir les intertextes de nos vies, d'être partout dans les interstices de nos vies, soient confrontés à leurs limites et leurs erreurs, à leurs retournement.
Je pense que le hacker et le virus sont les deux forces symboliques pour le moins qui permettent à ce système d'avoir des failles et de ne pas tomber à la fin de l'histoire, dans le totalitarisme.

​

(JS) : Il paraît que Les Racines du mal vont être adaptées au cinéma? Par Jan Kounen je crois...

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Ça n'est qu'une rumeur et, comme toujours, elle est fausse. En effet Jan avait été pressenti à moment donné mais il avait d'autres projets. Il a hésité puis abandonné et ce sera Joël Houssin.
Pour
La Sirène rouge, c'est Olivier Megaton qui va tourner ça.

​

(MP) : En tant qu'auteur, tu aurais envie de t'occuper de ces adaptations ?

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Non. Ils feront le film qu'ils doivent faire et j'ai refusé d'avoir mon mot à dire. Si j’ai eu des conversations informelles avec Joël Houssin et Olivier Megaton c'est purement à titre indicatif et amical. J'ai essayé de rester à l'écart de ça, car le cinéma est un autre métier, une autre machine. Je préfère écrire des livres car c'est ce que j'aime vraiment faire.
Faire de la musique éventuellement, quand il y a des projets qui peuvent se réaliser, mais je ne veux pas gaspiller mon énergie. Dans ce type de contrat j'ai toujours la possibilité de retirer mon nom du générique au moment où le film serait un ratage. Si c'est une réussite ce sera tout bénéfice aussi, donc moi je reste zen là dessus.

​

(JS) : J'ai vu que tu avais écrit deux autres nouvelles, autres que « Là où tombent les anges » et qui sont passées quasi inaperçues. Sont-elles proches de celle parue dans Le Monde courant été 1996 ?

​

Elles ne sont pas dans la lignée de « Là où tombent les anges » ; je ne suis pas très à l'aise encore dans le genre littéraire qu'est la nouvelle. J'ai donc publié « Là où tombent les anges » dans Le Monde, une autre dans un recueil Paris, rive noire, une autre intitulée « Dieu porte-t-il des lunettes noires ? » dans un petit recueil très confidentiel et je crois que c'est tout.
« Là où tombent les anges » était un embryon.
Le Monde m'a appelé en me disant qu'ils allaient mettre en place pendant l'été une nouvelle pratique consistant à publier des auteurs noirs et donc ils m'ont demandé d'étrenner le truc. À ce moment là je commençais à mettre pour une fois une sorte de plan en place pour une série de livres à venir, et comme je n'avais que ça en route, j'ai condensé l'idée générale dans cette nouvelle qui pourrait être la nouvelle générique de cette « saga ».

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(JS) : Est-ce que tu penses que le fait d'avoir été publié dans Le Monde a été une sorte de légitimation de ton œuvre vis à vis d'un public souvent très distant de la Série noire ?

​

Est-ce que tu crois qu'on aurait demandé à Dashiel Hammett s'il considérait ça comme une canonisation s'il avait été publié par le New York Times ? Je pense pas !
Je suis un écrivain et si on m'offre les colonnes du
Monde, je n'hésite pas. Si j'écris des livres c'est pour être lu. Dans l'autre sens, je pense que ce pays est vraiment spécialiste d'attitudes schizophréniques comme je te le disais au début. Il y a un faux débat en ce moment : la littérature noire qui serait celle du réel, et la littérature blanche qui serait complètement déconnectée du réel. Moi je ne sais pas où on met Kafka ou Faulkner ou Céline ou autres là dedans, il faudra qu'on m’explique...
Ils étaient publiés dans la Blanche et je pense franchement qu'ils parlaient du réel ! À l'inverse, je retrouve dans le polar français actuel à la fois une prétention bien cossue à se prétendre à être une littérature du réel et, au delà, à même être les seuls.
Alors que justement il me semblait dans bien des cas que c'était plutôt une projection idéologique sur la réalité. Ce qui se passe c'est que le polar a été pendant des années considéré comme une sous-littérature de merde, comme la bande dessinée, la SF et pleins d'autres choses, et puis, à partir des années 70, il y a eu une première brèche avec des types comme Francis Ryck, Manchette... des mecs qui ont commencé à mettre un coup de poing dans le système.
Dans les années 80, soudainement, il y a eu le néo-polar qui s'est un peu engouffré comme un gros train derrière ces trois locomotives « pionnières » et, la littérature française blanche traversant il est vrai une crise même s'il y a de très bonnes choses de faites.
Donc, soudainement le polar peut se revendiquer comme une alternative. Or pour moi le gros problème du polar français c'est que grosso modo il y a le sillon central qui a été creusé par Manchette dans les années 70 et qui était en réaction avec les auteurs de la blanche qui partaient vers un formalisme bourgeois comme aurait pu dire Adamov (?)! Ce qui s'est passé c'est qu'aux USA, il n'y a pas cette dichotomie entre la littérature « populaire » et la littérature « savante » car il y a constamment du sampling d'une certaine manière. Burrroughs, Pinchon, Chandler ou Thompson, Gibson... tout se mélange relativement bien.
Là actuellement, le polar a une posture qui à mon avis ne lui correspond pas, et ce qui se passe avec
Le Monde, qui est le témoin de ce qui s’articule dans l'establishement culturel et littéraire, adopte la posture que le polar tente de prendre, au moins pendant cette période d'été où les gens sont à la plage... Comme j'ai tout de suite compris la nature du processus à l'œuvre et que si je leur amenais un bon polar français, avec une enquête sur les méchant nazis d'extrême droite, ou les méchants promoteurs immobiliers maqués avec la CIA, ou les méchants flics qui tabassent des pauvres immigrés en situation irrégulière dans une cité de banlieue, je ne faisais pas mon boulot.
Avec cette « saga » en préparation, j'ai fait du roman noir, mais comme le fait Gibson et comme c'était pour fêter les 50 ans de la Série noire, je me suis dit qu'il fallait autant basculer 50 ans dans l'avenir. Il y avait une stratégie pour les prendre à contre-pied parce qu'autrement ça devient trop confortable à force. Le gros truc c'est que quand tu vois des mecs comme Ellroy, Linzbeth? ou Crumley, il y a quand même un travail qui je pense n'a pas été fait par la littérature noire française.

​

(MP) : As-tu lu L'homme terminal de Michael Crichton, ce livre qui lui a apporté le succès ? Ce « processeur » que l'on insère dans le cerveau d'un homme malade...

​

Non mais ça m'inquiète car je suis sur une histoire assez analogue ! Je m'appuie sur les travaux de Deleuze pour ça... mais il faudrait mieux que je ne le lise pas alors !
Tu sais je trouve que Crichton est plutôt un assez bon écrivain et que même
Jurassic Park est un très bon roman, vraiment. Mais ici il sera toujours considéré comme un écrivain de seconde zone, il fait partie de choses qui ne sont pas admissibles ici. Si tu dis au « Cercle de minuit » que tu as adoré Jurassic Park de Michael Crichton, à mon avis t'es quand même grillé... c'est le genre de truc que j'adorerais dire. T'es carrément hors sujet là !
Les Américains sont en train de doucement révolutionner le roman avec une production assez prolifique où, bien sûr il y a du bon et du mauvais, mais bon ça ne fait pas l'ombre d'un doute que du travail est fait.
Ici, on continue justement avec une littérature très intimiste ou pré-réglée pour les prix littéraires de la rentrée, ou bien effectivement un polar ou une SF que je trouve relativement peu acérée par rapport aux anglo-saxons.

​

(JS) : Dans ton livre tu reprends le quasi-mythe du « tueur en série ». Dans la production actuelle, on a droit à tout quand on traite de ce sujet...

​

Oui mais ça c'est normal ! Le truc de Shaeffer par exemple, n'est pas une production littéraire — quoi que — car il ne faut pas perdre de vue que Shaeffer était un tueur en série.
D'une certain manière son livre m'a intéressé car on y atteint des niveaux... Ça a le mérite d'être totalement réaliste alors que dans la littérature policière on frôle le n'importe quoi.
Le tueur en série devient une espèce de figure que l'on met à toutes les sauces sans généralement savoir comment ça fonctionne, et les gens te disent n'importe quoi, confondent tout... Tu peux trouver des gonzesses qui châtrent des mecs, écrit pas des lesbiennes qui ont manifestement des comptes à régler avec papa Œdipe ou je ne sais quoi... C'est sur-référencé et je pense que je n'écrirai plus de livre sur les tueurs en série après
Les Racines du mal, je n'en vois plus l'intérêt.

​

(JS) : Est-ce que tu penses que Internet, en tant que réseau, est surveillé, que ça deviendrait une prison modèle, un « panopticon » comme dirait Foucault, où quelqu'un peut observer toutes nos activités sans jamais être décelé ?

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C'est la théorie de la conspiration ! Je crois que si l'on ne comprend pas Internet comme une évolution historique, on passe à côté de la chose. Oui c'est un panopticon, une prison circulaire, sauf que Internet a aussi l'intérêt que dans ce panopticon, tout le monde surveille tout le monde. Le panopticon ça renvoyait à l'idée que des gens mettaient dans un espace d'autres personnes pour pouvoir les surveiller et que ça ne marchait que dans un sens. Or il me semble qu'Internet institue quelque chose de plus drôle : OK l'état peut me surveiller mais moi aussi je peux surveiller l'état, car l'état en se mettant lui aussi sur le réseau se positionne en situation d'être surveillé.
C'est vrai que c'est un panopticon encore plus général, mais du coup ça devient autre chose.

 

Est-ce que tu vois ça comme quelque chose de contrôlable alors ?

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Mais depuis quand l'histoire est-elle contrôlable ? Il y a une tendance à la française de croire que l'on puisse tout contrôler, comme si on pouvait en pleine création de l'histoire convoquer un conseil d'administration et délibérer. Par définition le réseau transgresse les codes de l'état-nation en vogue depuis le Moyen Âge. Tout le monde sait que la NSA, l'agence électronique de contre-espionnage américaine, écoute les lignes téléphoniques depuis 30 ou 40 ans mais bon « écouter, surveiller et punir » pour paraphraser Foucault, OK, mais là avec le réseau, c'est tellement proliférant...
Ce n’est pas uniquement comme la ligne de téléphone et tout ça est en germe. Je pense que l'on va vers des choses assez incroyables et que les états-nations vont se retrouver face à leurs limites avec cette circulation instantanée, quasi-cancèrigène de l'information... attends que la moitié des 6 milliards d'humains soit pluggée (on en est seulement à 2%) et tu verras si la NSA peut avoir ne serait ce qu'un vague contrôle de la circulation d'information. Tu rajoutes PGP, les méthodes de cryptage à venir, l'intelligence artificielle en kit dans ta cuisine et là... permet moi d'avoir un doute !
J'admets que les états ont en effet une technologie de pointe et des moyens monstrueux pour scanner des pans entiers de fréquence, mais même ça tu as quand même l'impression que c'est la montagne qui accouche d'une souris. Une telle débauche de moyens pour arriver à quoi en fait ? Ils écoutent d'accord, ils stockent de milliards de données sur des bandes magnétiques mais après ? J'ai des fois l'impression de situations à la Brazil, à la Kafka où les pouvoirs créent des bureaucraties tentaculaires pour essayer de contrôler l'histoire, mais au bout du compte, il n'y a rien de probant.

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(MP) : Il y avait Philip K. Dick aussi qui avait cette hantise de la surveillance...

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Mais Dick avait raison comme tout paranoïaque profond peut avoir raison, mais en étant complètement barré. Richard Pinhas m'a raconté une histoire absolument hallucinante : il est allé le voir courant des années 70 et dans les mémoires de Dick et dans les conversations qu'il avait après, Dick a vraiment pris Richard et sa femme pour des agents du KGB, mais VRAIMENT !
Du coup travailler avec Pinhas je trouve que cela devient vraiment dangereux : je suis sur que c'est un véritable agent du KGB ! (rires).
En plus il a repris la musique, après 7 ans d’absence, juste après la chute du Mur de Berlin !

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(JS) : Comment vois-tu les évolutions possibles du réseau ?

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C'est impossible à dire car personne ne sait ce qui va advenir de l'humanité dans les 50 prochaines années. Ça va de toute façon plus vite que notre instrumentation conceptuelle peut l'envisager. Ça allait déjà trop vite au Moyen Âge pour ceux qui y vivaient avec leur instrumentions plus limitées. Maintenant avec nos technologies qui nous permettent de comprendre, qui sont bien plus évoluées, on a permis l'accélération du processus de changement et donc le processus historique nous échappe toujours. Ce qui me fait rire c'est que les « philosophes professeurs » comme je les appelle — c'est-à-dire Ferry, Finkelkraut ou autres — dont le travail est de colmater les brèches de l'état nation républicain, vont pleinement se rendre compte que l'explosion des connaissances est telle qu'elle est multipliée par 10 à chaque génération et qu'il est impossible que l'ancien modèle de transmission du savoir puisse se perpétuer. C'est évident, mais ils pensent encore que l'état nation républicain aura les facultés adaptatives darwiniennes pour pouvoir suivre le mouvement. Je pense pour ma part que c'est fini à ce niveau là. De la même manière que l'état nation a été un processus adapté à une certaine époque quand certaines conditions étaient réunies, comme à la fin de l'Antiquité par exemple, maintenant il est évident que les corporations techno-économiques sont devenues les centres de décision réels. Et tout les discours politiciens qui pensent que l'on peut encore envisager des processus d'intervention... tout ça me semble complètement cuit. On va traverser une zone historique qui va plus ressembler au féodalisme qu'à ce que l'on a connu depuis trois siècles d'états centralisés nationaux.

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(MP) : Ton prochain livre sera disponible en librairie quand ? 

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Je n'en parle plus maintenant ! En fait je suis en chantier et le livre qui était grosso modo la continuation de « Là où tombent les anges » je l'ai stoppé, et donc je n'en parle pas car j'ai trop diffusé de choses et dans le processus de création le secret-défense a du bon.

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(MP) : Et ton premier livre dont tu nous a parlé au début ?

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Je pense que c'était un coup d'essai qui n'est pas publiable, qui est raté. Je l'ai conservé sur des disquettes pour éventuellement le récupérer.

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(JS) : Et tu publies toujours à la Série noire ?

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Pour le moment oui, si Gallimard se décide à me suivre financièrement, à être un peu plus rigoureux et généreux.

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(MP) : Pour finir, j’aimerais que tu commentes ces trois phrases :
• L'Art c'est aussi un moyen de survivre (à ses blessures) ?
• L'acte de création, on ne sait ni d'où il vient ni où il va ; l'artiste ne connaît que son passage car c'est aussi un acte de recherche et plus on recherche moins on sait où on va.
• On dit aussi que ce qui est le plus intéressant dans la création, ce sont les gens qui ont créé.

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Je vais commencer par la dernière d'abord : je ne suis pas certain, ni oui ni non, que ce soient les gens créateurs qui soient les plus intéressants. Tu peux tomber sur quelqu'un d'humainement insupportable qui va laisser une oeuvre pourtant considérable. Je suis tombé il y a peu sur un documentaire sur [Quentin] de La Tour qui fouettait ses domestiques, etc. J'ai un doute, ça peut correspondre, mais je ne vois pas de relations de cause à effets. Ou alors ça peut être une compensation...
Pour la deuxième question.... Si tu veux, l’artiste pour moi appartient un peu au monde des démiurges : pour autant notre boulot c'est de décoder la réalité mais en même temps on ne peut pas se satisfaire du trucage habituel qu'on nous fait prendre comme de la réalité. On navigue alors dans des dimensions limites qui nous permettent de percer des tunnels dans le temps et l'espace, et ainsi on peut prétendre être dingo, fou et dire que « oui, je suis aussi un légionnaire romain me battant à Alésia » ou que sais-je.
Il est sûr que l'on ne fait que passer ; il y a quelque chose de spectral dans notre travail.
On ne peut pas séparer notre propre besoin du besoin collectif, et je pense que ce besoin est justement inscrit dans la biologie de l'homme.

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(MP) : Pour toi écrire était tout du moins au départ un moyen de t'en sortir financièrement. Si ta femme avait par exemple touché de l'argent à ce moment est-ce que tu aurais écrit ? Ça demande quand même un effort considérable...

 

Va savoir. J'avoue que je ne sais pas. C'est difficile d'écrire et si ta vie peut être transformée par un coup de baguette magique...
Admettons qu'il y ait tout de même un besoin impérieux et intérieur d'écrire, mais le fait qu'il ait été produit tient à des contingences. Je me méfie des écrivains qui pensent qu'ils sont séparés des contingences de l'extérieur et que leur génie va inévitablement émerger. C'est extrêmement fragile tout ça. Jamais on ne m'avait posé cette question et là tu me fais toucher quelque chose de très fragile. L'argent il faut accepter sa place, c'est un intertexte de tous les moments et on ne peut nier sa présence. Si en effet on avait reçu des millions de francs comme ça, et qu'on avait pu partir à l'autre bout du monde pour se planquer haut dans un palace, qu’est-ce que j'aurais écrit si, après quelques mois j'en avais eu marre ? Sûrement autre chose, pas avec cet aiguillon célinien — il disait qu'il écrivait pour payer son loyer.
Louis-Ferdinand Céline, ce que j'aime chez lui, c'est que malgré la souffrance réelle de sa vie, il n'en a jamais mis des couches, des touches (Destouches, son vrai nom) — clin d’oeil — pour aller jusque là où il est allé... je ne pense pas qu'il y ait des gens blessés psychologiquement qui puissent choisir le fascisme, comme il y a eu des bourreaux dans l'âme qui ont choisi le communisme, ou même le libéralisme bon teint.
Tu as des gens effectivement blessés comme Céline, franchement humains, qui par dégoût de ce que l'humanité leur a fait subir, ont choisi cette pathologie. Il y a un très beau livre de Marc Behn qui s'appelle
La Reine de la nuit qui montre l'évolution d'une femme dans les cercles SS, et qui décrit sa construction interne. C'est un livre terrible mais c'est aussi notre boulot, si notre boulot c'est de dire « Ouais, les méchants fascistes poussent des Arabes dans la Seine », mais on ne dit rien quand on dit ça.
Sinon, la première question... Tu me parlais de l'assassinat en tant qu'art tout à l'heure et depuis que j'ai relu Sun Tzu, je me dis que la stratégie de la guerre peut-être envisagée comme un Art. J'ai conscience que ça pose une problématique mais on ne peut pas ne pas le dire. L'Art peut être envisagé comme une stratégie de survie.

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(MP) : Pour le moment tu t'en sors financièrement ?

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Oui, l'apport des droits cinéma c'est quasiment comme une rente ! Ça a fabriqué mon salaire disons. Si la Série noire payait convenablement ses auteurs, j'aurais pu survivre tranquillement avec mes droits d'auteur, si tu considères que 10.000 à 15.000F sont bons. Faut pas déconner, j'ai des tirages moyens : 50.000 exemplaires de chaque en 4 ans pour La Sirène rouge et en 2 ans et demi pour Les Racines du mal.
Si on ne compte pas les droits cinéma j'aurais eu beaucoup de mal. Il faut dire qu'à la Série noire on fait des inédits mais on est payé au format de poche, c'est-à-dire la moitié de ce qu'un écrivain normal touche, soit 5% au lieu de 10% !
Je me bats pour que ça change et que Gallimard comprenne que l'on n'est plus en 1945 à l'époque de Duhamel, et qu'on est des prolétaires comme les autres.
En ce qui me concerne je ne voudrais pas en partir, mais ici on est dans la loi du marché et pour une fois ça s'applique à eux ; ce que j'appelle le « retournement disjonctif » en l’occurrence !
C'est une question de politique éditoriale de la maison Gallimard et ils ont, encore une fois, des relations complexes avec la Série noire. Sur le plan économique c'est une bonne affaire, et les auteurs ne sont pas très bien payés.
Il n’y a que trois personnes qui s'en occupent, dont une stagiaire, et les bouquins se vendent bien. C'est tout bénéfice ! Mais d'un autre côté ils savent que la Série Noire devient comme un laboratoire de la littérature française, et que cela mute constamment alors que pourtant on n'est pas très bien vu dans les étages supérieurs.

Les Temps modernes nous laissent un petit ghetto noir le temps d'un numéro. Bref la situation n'est pas simple...

« Maurice G. Dantec. Net, drugs & serial transformers »

Propos recueillis par Hervé Delouche, Blocnotes, n° 14, janvier-février 1997, p. 81-87.

Auteur de romans mutants, entre polar et SF, Dantec, hanté par les changements de cette fin de millénaire pratique le mixage hallucinant des référents : informatique, génétique, propagation capitaliste autant que virale. Le crime lui-même se fait le capteur de nos circulations à venir. Ce sont les territoires tant politiques que littéraires qui volent ici en éclats.

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Dans un numéro du Magazine littéraire consacré l'été dernier à « la planète polar », le regretté écrivain et critique Michel Lebrun écrivait en préambule : « De même qu'une société en mutation suscite une nouvelle criminalité, l'expansion fabuleuse de la Net génération insufflera aux romanciers des thèmes inédits et surtout originaux. » Tes deux romans (La Sirène rouge et Les Racines du mal, Série noire) et la novella publiée par Le Monde (Là où tombent les anges) font parfaitement écho à ce commentaire. Si on développait un peu ce rapport entre crime et mutations ?

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À chaque foi qu'il y a eu de nouvelles formes de criminalité qui sont apparues, il est évident que des romanciers s'en sont emparé, et c'est mon cas. On le constate à la lecture d'Un Tueur sur la route de James Ellroy, paru aux USA dès 1986 : parmi les attributs du serial ailler, le nomadisme est quelque chose d'assez récurrent. Avec le Net, on est confronté à une sorte de nomadisme virtuel. Donc cela me semble assez logique que les deux univers se rejoignent. Au-delà de ça, je pense que le crime est une chose constitutive de l'humanité. Je considère le crime, la corruption comme des facteurs de socialisation... Internet devient donc le nouveau territoire dans lequel cette socialisation peut s'effectuer, parce qu'il se trouve que le Net possède encore quelques petits avantages : la préservation de l'anonymat, de la confidentialité des informations. La vitesse de transmission aussi est importante, mais ce qui compte c'est avant tout le fait qu'on puisse créer une privatopia, une utopie qui est une espèce d'espace privé virtuel... Je pense que cela représente l'avenir des criminalités sociales futures, donc l'avenir des sociétés.

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Le crime est une des activités humaines de base. Je m'y intéresse peut-être particulièrement parce que l'univers du crime est un espace dans lequel la mise en doute est assez radicale. C'est-à-dire que, dans le crime, tu te retrouves dans une espèce de zone frontière entre le bien et le mal, la loi et la justice, l'ordre et le chaos. Tu es juste au milieu de ces valeurs, qui en plus peuvent être souvent des valeurs inversées. Il suffit de considérer l'histoire sociale des humains. L'univers du crime, c'est celui des meurtres, des tueurs, c'est aussi celui de la police, du combat contre le crime, et ça peut même être le crime d'État... Le crime, ce qu'il a d'intéressant, c'est qu'il remet un peu en balance les habitudes de pensée, il remet en question nos certitudes.

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Reprenons cette expression d'une « société en mutation ». On est au tournant d'un millénaire. Est-ce que cela signifie quelque chose d'autre que symbolique ? Y a-t-il un bouleversement de l'état des choses à attendre ?

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Il n'y a pas l'ombre d'un doute que les changements qui s'accumulent depuis les quinze dernières années, si on s'en tient à l'analyse sociale, sont d'un ordre de grandeur sans doute équivalent au passage des sociétés néolithiques à l'agriculture, par exemple ! C'est ce que tout le monde appelle pompeusement et sentencieusement les fractures sociales. Mais penser qu'il s'agit juste d'inégalités qui s'aggravent me paraît une analyse à courte vue. On constat le décalage croissant entre les riches et les pauvres dans l'organisation sociale de la planète mais aussi au sein même des pays riches, l'espèce de courbe parabolique qui fait que les pauvres deviennent plus pauvres et les riches plus riches, et on pointe ce symptôme comme si c'était une espèce de travers, de méchanceté inhérente au système capitaliste, du style : c'est un système cruel qui délocalise les industries sans prendre en considération les drames humains que cela peut engendrer. Le fond du problème réside ailleurs : pourquoi personne ne réfléchit au fait que la France est quand même le pays d'Europe où il y a le plus fort taux de chômage, alors qu'on est censé être un pays dynamique et moderne sur le plan infrastructurel ? Est-ce que ça ne veut pas dire simplement que c'est nous qui sommes l'avant-garde dans la mutation vers la société du non-travail ? On a toujours envie que les choses se passent bien dans l'Histoire, mais si tu fais le bilan tu te rends compte que ce n'est jamais le cas. L'Histoire elle-même, c'est plus de la tectonique des plaques – avec des fractures, des explosions, du volcanisme – qu'un phénomène de marée. Elle est faite d'évolutions catastrophiques, toujours. Il doit y avoir à peu près quatre millions de chômeurs dans ce pays, mais le gros problème de la France c'est qu'on n'a pas préparé les gens au fait qu'ils n'allaient plus avoir de travail salarié à plein temps toute leur vie et qu'effectivement ça va être le système D. La fin du travail est une des mutations liées à l'homme. À partir de là il est sûr que les gens qui bossaient chez Thomson ou chez Moulinex, avec un emploi quasiment fixe à vie, se retrouvent soudainement devant une espèce de no man's land auquel ils n'on absolument pas été préparés.

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Je pense que l'être humain a besoin d'être mis en danger pour avancer. Et je me retrouve souvent en porte à faux avec un peu tout le monde... Prenons l'exemple des utopies contemporaines : elles ont toujours tendance à évacuer l'aspect destructeur de l'être humain ; c'est ça qui me déplaît. Par exemple l'idée que les mutations à l'oeuvre dans les sociétés, et notamment la mutation du travail, pourraient être contrôlées, gérées de manière douce, indolore, social-démocrate, c'est un leurre... Ce serait déjà pas mal que les États concernés aient conscience de ces mutations et fassent partager cette lucidité aux gens. Le drame dans ce pays, c'est que rien n'a vraiment été fait pour assumer la transition, par exemple pour favoriser la création de micro-économies individuelles ou alternatives.

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Transitions, mutations : est-ce que les bouleversements à attendre sont possibles à l'intérieur d'un système capitaliste planétaire ? Ne devraient-ils pas mettre à mort le capitalisme lui-même ?

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Le capitalisme a la liste des défauts qu'on lui connaît, mais je ne le conçois plus comme un truc homogène qui serait la création consciente d'un système de valeurs idéologiques. J'ai plutôt l'impression que c'est l'état actuel du darwinisme social au XXe siècle. Et à la fin du XXe siècle, c'est comme si tout un immense travail d'évolution, qui a culminé avec les suites de la révolution industrielle, se trouvait à l'arrêt. Mais quand un système arrive à saturation, il y a une nouvelle réalité émergente qui apparaît : ça va être les technologies du Net qu'a créé le capitalisme mais qui vont sans doute lui succéder. On peut envisager le capitalisme comme une sorte de biologie capable de créer ses propres virus de destruction.

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Il y a dans le marxisme, par exemple, une prétention au contrôle de l'histoire qui me paraît impossible. C'est vrai que l'intérêt  logiquement des mutations ce serait leur effet sur la vie quotidienne. Mais c'est très délicat : notre quotidien, où est la machine qui le contrôle ? C'est ça qu'on cherche tous comme des malades ; on cherche tous à savoir sur quel bouton appuyer pour changer les choses et donc on a besoin de savoir où est le Grand ordinateur. On pourrait changer ce putain de programme et enfin le bonheur régnerait entre les hommes !... C'est cela que je remets en question. Il me semble qu'il n'y a pas un ordinateur planqué quelque part qui contrôle tout mais qu'il y a plutôt une sorte de réseau fait de pouvoirs et contre-pouvoirs, qui devient donc pratiquement évanescent ; il est à l'état virtuel, fractal, il est dispersé, atomisé. Donc les problèmes de création d'utopies ou de contre-projets restent entiers, puisqu'on ne sait même plus par où attraper la pelote. C'est un problème que doit affronter la pensée révolutionnaire ou radicale de cette fin de siècle. En 1930 ou en 1950 on pouvait envisager qu'il suffisait de s'emparer des institutions, de prendre le pouvoir. Aujourd'hui, pour moi, le pouvoir politique n'est plus une sphère de pouvoir. Si les centres de pouvoir se sont déplacés à tel point qu'ils ne sont plus sommables, plus identifiables, plus reconnaissables avec les anciens prismes d'analyse, ça veut dire qu'il faut au moins faire un effort pour changer ces derniers.

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Dans une des ses Chroniques récemment rééditées, Manchette insistait sur le fait que nous étions entrés dans une « époque de barbarie » où « les individus reçoivent sur la gueule le résultat de décisions prises à l'autre bout de la planète », sans aucun secours à attendre hormis leur propre rébellion. Une réflexion bien loin de la tienne ?

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Je pourrais dire a priori que je suis plutôt en opposition avec Manchette, idéologiquement. Mais il me semble, en y réfléchissant bien, que je ne fais pas autre chose que ce qu'il aurait pu faire maintenant. Si on pousse l'analyse, lui cherchait à travers ses romans noirs à donner une vision, un éclairage sur les mécanismes du pouvoir tels qu'ils pouvaient être mis en œuvre dans les années 60-70. Le problème c'est qu'en quinze ans la sphère du pouvoir s'est radicalement déplacée et qu'elle est maintenant à fond dans l'économie, les technologies et la culture, et que là-dedans le politique a explosé. Il me semble que la grande modernité, c'est que la barbarie est devenue, disons, un moment de la civilisation. Un peu comme quand Debord dit qu'aujourd'hui le vrai est devenu un moment du faux. Le concept originel de barbare chez les Grecs c'est l'idée que le barbare c'est l'autre. Puisque le capitalisme transnational est en phase d'unifier la planète, où sont les barbares aujourd'hui ? Enfin on est confronté à cette réalité : les barbares c'est nous, donc l'homme face à lui-même. Il n'y a plus d'excuse, on ne peut plus évacuer une nécessaire lucidité. Et il me semble que c'est souvent la naïveté dans la gestion des affaires humaines qui amène aux catastrophes. Il faut être conscient de nos pulsions destructrices, non pas pour les éliminer, mais pour comprendre à quel point elles sont liées à nos possibilités de création. Que l'homme est une espèce de machine biologique qui marche vraiment sur le fil du rasoir ; et que dans un acte de création il y a autant de destruction que dans un acte de guerre. Picasso disait : « L'art c'est la totalité des destructions. » L'homme est aussi un prédateur, il fait partie d'une chaîne biologique, et c'est depuis qu'on ne prend plus cela en compte que les distorsions pathologiques de masse apparaissent, dans le capitalisme justement. Et le capitalisme nous donne les outils pour comprendre cela, par l'évolution scientifique des cent dernières années mais aussi par le fait que ce système est l'expression de l'humain à un instant donné. Le capitalisme c'est le système le plus proche de l'humaine, bizarrement : il est exactement à son image, on y retrouve l'esprit d'entreprise, d'innovation, de volonté de progrès, et en même temps toutes les régressions, les pulsions, les fantasmatiques qui peuvent y être à l'œuvre. C'est cela qui m'intéresse.

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Clonages, mutations génétiques, trafics d'organes, corps mutilés, torturés, ou bien greffés d'intelligences artificielles... Les mutations sur le corps humain contre très présentes au fil de tes écrits. Pourquoi cette obsession ?

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C'est mystérieux, mais je suis fasciné par le corps comme machine, presque comme espace dans lequel les technologies vont de plus en plus s'imbriquer, pour le meilleur et pour le pire (greffes, mutilations...). J'ai une vision proche de Bacon. Cette transformation des corps, c'est quelque chose qui participe de la modernité qu'on essaye de cerner ici. On est en train de vivre la troisième révolution industrielle. La première c'était la vapeur, le charbon et l'acier ; la deuxième le pétrole et l'électricité ; la troisième c'est l'information. Je crois qu'une quatrième va débouler, qui sera en tout cas la conclusion de la troisième : c'est la révolution de l'information génétique. À partir du moment où l'humain va pouvoir s'auto-transformer, c'est-à-dire qu'il va instrumentaliser sa propre biologie, son propre métabolisme, sa propre identité génétique, on va vers des mutations qui ne sont plus sociétales ou politiques, mais atteignent un niveau anthropologique. On est passé du primate à l'homo sapiens, on passe là à l'homo variabilis. C'est bien la preuve que ce qui est à l'œuvre dans l'humanité le dépasse largement. Certes l'homme est un être social, mais ce que je reproche à la pensée politique d'aujourd'hui, c'est d'éliminer complètement l'aspect humain, biologique, génétique qui nous raccorde à un ensemble largement plus vaste, celui de l'écosystème dans lequel on vit, qui est lui-même un morceau du puzzle cosmique. Car cela nous dit quelque chose sur ce que nous sommes, et on commence à se dire qu'avec les instruments scientifiques de manipulation génétique et biologique, on peut peut-être faire quelque chose. Si l'humanité rentre dans un cycle où elle va contrôler peu ou prou sa propre évolution biologique en s'appuyant y compris sur les découvertes qui montrent qu'il y a une évolution naturelle à l'œuvre, alors on rentre dans quelque chose de complètement nouveau dont les paradigmes nous échappent totalement. Les intelligences artificielles, c'est aussi une de ces frontières : il y a la frontière de son patrimoine génétique, d'autre part quand il va commencer à créer des clones de sa propre humanité, donc des intelligences artificielles. Là il ne s'agit pas de gadgets, de quincaillerie informatique, on entre dans quelque chose d'absolument imprévisible, par nature. Et le domaine de la prédictabilité des phénomènes historiques en prend sérieusement un coup.

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La prolifération des serial killers (qui d'ailleurs « travaillent » les corps...) est un thème central des Racines du mal. Or c'est quelque chose de beaucoup plus effrayant que la bombe du métro Port Royal... Et il paraît évident que tu considères ce phénomène autrement que comme un thème littéraire à sensations...

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C'est clair. Bien sûr, cette prolifération, je ne l'envisage pas uniquement comme une hypothèse romanesque. D'une certaine manière, le meurtrier en série nous met face à quelque chose sur l'humain qui n'est pas facile à admettre, parce que nos conceptions humanistes en prennent un coup. D'autre part il pointe un des gros problèmes du capitalisme industriel : le fait que malgré tout, malgré les avancées à l'œuvre dans ce système, le grand tabou du système continue à être conservé sous le boisseau. Ce grand tabou, c'est « qu'est-ce que la conscience humaine ? »

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Il n'y a pas de serial killer dans les sociétés dans lesquelles le cerveau humain, la conscience, la sexualité, la connexion avec les morts font partie du quotidien. Le tueur en série apparaît effectivement dans cette société matérialiste du XIXe siècle dans laquelle tout cela est soudainement évacué au profit d'un certain positivisme social et technique. Le serial killer, comme j'ai essayé de l'expliquer dans Les Racines du mal, en reprenant les écrits de Colin Wilson par exemple (Order of assassins, the psychology of murder), est quelqu'un qui, face à cette désagrégation du lien presque biologique, doit créer un raccourci magique pour retrouver le lien avec l'autre. Ça passe par la violence, le meurtre, l'annihilation de l'autre – comme dans tout acte magique. Le vaudou, ça ne rigole pas non plus : on tue du poulet, ça gicle... Mais dans les sociétés où le vaudou fonctionne, il n'y a pas de serial killer. Il n'y en a pas besoin puisque le vaudou est là pour exprimer toutes les pulsions négatives, qui sont néanmoins là et font partie de notre vie d'êtres humains. Le serial killer existe dans les sociétés réifiées, où les hommes sont des valeurs d'échange ; en même temps il est la recherche de valeurs perdues. Il est paradoxalement en quête d'un lien magique parce qu'il subit une dépersonnalisation qui fait qu'il n'a plus de lien avec l'extérieur.

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Tu évoques beaucoup les hallucinogènes, les psychotropes, et leur lien avec les intelligences artificielles. Quel peut être leur rôle dans ces mutations inéluctables que d'après toi nous allons connaître ?

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Ce n'est pas un hasard si les grandes nations développées et industrialisées ont été les premières à interdire, entre fin XIXe et début XXe, l'usage des drogues. Et cela au moment où Freud, Jung et d'autres commençaient à explorer la psyché humaine et y faisaient des découvertes insoupçonnées... Les drogues hallucinogènes au départ c'est des moyens de connecter le cerveau avec d'autres dimensions, certaines où peut-être les concepts de vie ou de mort sont différents de nos habitudes de pensée.

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Je suis persuadé qu'il y a un lien entre les drogues et les technologies de l'information. Timothy Leary a dit qu'Internet, l'ordinateur, était le LSD des années 90, et il avait assez raison. Il est mort trop tôt, mais je pense que dans vingt ans quelque chose va arriver, qui ne s'appellera pas LSD, et ce nouvel hallucinogène sera l'ordinateur du futur. Et ce sera aussi, inévitablement, un véritable hallucinogène, pas pour une question de plaisir mais de nécessité. La prochaine nécessité de la révolution de l'information, va être de connecter directement les systèmes nerveux avec les systèmes technologiques. L'idée, ce sera de pouvoir faire transiter les informations de l'un à l'autre. Or le problème sera : comment faire transiter les informations dans le cerveau ? Pour y arriver, il faut exciter les neurones, et pour cela on n'a pas connu mieux que les hallucinogènes et les psychotropes. Et, dans l'autre sens, si l'on veut envoyer des informations mentales vers un système d'information, il faudra sans doute des substances de type hallucinogène pour créer les interfaces nécessaires. De la même manière qu'on a besoin d'un écran, avec un graphisme et des icônes pour manipuler une puce, notre cerveau aura besoin d'une interface pour cet ordre de connexion bionique, et ce sera un hallucinogène.

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C'est la bizarrerie de l'Histoire. Regardons celle du LSD : Primo, Abie Hofmann le découvre alors qu'il travaille dans son laboratoire en Suisse ; il ne sait pas à quoi ça sert, il en avale accidentellement et trouve ça génial. Puis on fait des tests, on se rend compte que ça marche pas mal pour soigner les psychoses, dans les années 50. Et puis la CIA tombe dessus et pense avoir trouvé le sérum de vérité contre le communisme. Elle distribue le LSD à la jet set, et en fait génère, elle, le chien de garde américain, la contre-culture ! Sans le savoir, évidemment. D'une certaine manière, elle crée Timothy Leary, qui va largement l'emmerder pendant les vingt ans suivants... Et Leary a des intuitions géniales sur le LSD, puis se branche sur la révolution informatique des années 80. Et bien, je trouve qu'il y a quelque chose qui nous est dit dans cette histoire ; je suis sur sa trace, c'est mon enquête, mon fil à plomb.

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Tes livres, même publiés en Série noire, vont au-delà d'un genre précis, codifié. Ils font pénétrer dans d'autres univers, dans le champ même de la littérature, de la pensée, de la métaphysique. Quel but peut se donner la fiction ?

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Le livre ne peut que modifier un état de conscience chez un individu, entraîner un changement de sa perception, le déranger dans ses certitudes. Penser que ça va avoir des conséquences d'ordre social, politique ou même culturel, ça me paraît très improbable. Il y a un individu, l'interface qui est le livre, et un autre individu. La littérature est l'art de masse le plus individuel qui existe. Mais les transformations passent aussi par là, et c'est pourquoi j'écris des fictions. L'idée est de provoquer la mutation dans les têtes. Le territoire de guerre du futur, c'est le cerveau humain. C'est un changement radical dans la fonction de concevoir la littérature. Je ne me sens pas pour autant comme un écrivain engagé, mais j'aime bien l'idée qu'un livre puisse être une sorte d'arme, ou plutôt une espèce d'ilien, de forme de vie parasite, de biotechnologie un peu avertie. Un livre aujourd'hui ne peut pas nous livrer des certitudes. Il doit être une machine qui n'a pas pour objet de redonner du sens, mais au contraire de montrer à quel point même cette question est devenue saugrenue. Mon travail romanesque se situe dans le prolongement d'autres œuvres. J'ai l'intuition qu'aujourd'hui un bouquin ne peut plus être un objet séparé des autres livres. Ce qui m'intéresse, c'est de faire d'un livre un objet fractal, à l'intérieur duquel tu peux retrouver d'autres livres d'autres auteurs, et qui fait appel à des liens hyper-textes. C'est pour cela que dans Les Racines du mal j'ai mis toute cette bibliographie, ces citations, et qu'il y a même d'autres livres à l'intérieur du livre, comme les « Cartea Neagra » ou même la « Bibliothèque interdite » d'Irène Granada qui est un faux journal... C'est mon obsession, cette sorte de machine un peu prédatrice, donc très humaine, une machine ouverte et pas un système qui aurait sa logique propre, une cohérence interne parfaite, mais fonctionnerait en circuit fermé. C'est aussi pourquoi j'ai eu envie de récupérer les deux genres, S.F. et polar, et de les fusionner, de les transcender. Les Racines du mal, c'est un hybride dans lequel je me sers de ces genres plutôt que je ne les sers. Une mutation là aussi indispensable pour sortir de la littérature française compartimentée et étriquée et changer le roman en un instrument mental capable de vous faire partager des expériences sensibles intenses et dérangeantes.

delouche1997
ozone1996

« Maurice G. Dantec : Je fume donc je suis »

Propos recueillis par Alain Névant et Henri Loevenbruck, Ozone, n° 3, août 1996, p. ?.

« Ce que je connais des tueurs en série, par exemple, c'est que ce sont des gens qui ont eu mon parcours, généralement, à vrai dire des gens qui ont des prédispositions créatrices qui ont toutes été frustrées. »

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Dantec est un écrivain comblé. Après avoir reçu le Grand Prix de l'Imaginaire, le voilà couronné par les fans de SF : Dantec reçoit le prix Rosny Aîné à la convention de Nancy. En l'espace de deux romans et de plusieurs prix littéraires, Dantec est devenu une des figures principales du Polar-SF d'aujourd'hui. Après Les Racines du Mal, la SF et le polar français ne seront plus tout à fait comme avant...

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Les Racines du Mal, Grand Prix de l'Imaginaire 1996. Ne serait-ce pas un imaginaire un peu glauque ?

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Oui, mais c'est le choix de départ dans un livre. Quand tu fais un bouquin tu peux raconter 250 000 histoires, j'aurais pu raconter l'histoire d'une décoratrice de mode et d'un jeune journaliste qui ont beaucoup d'enfants et à qui il arrive un divorce. Sinon on peut traiter d'autres sujets comme la violence inhérente à l'être humain, et c'est ce que j'ai fait. J'ai aussi voulu parler de ma vision de la science qui est à la fois critique et favorable. Je pense que l'esprit scientifique consiste par nature à se remettre sans cesse en question et soumettre son propre corps de connaissances au fait de la critique. Tu peux en effet trouver que l'univers de mon livre est un univers glauque, vu que c'est un univers dans lequel apparaît le crime en tant qu'élément constitutif de l'humanité, des groupes sociaux, de la société. Et historiquement, il m'a semblé qu'on allait vers cette mise à jour.

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Les Racines du Mal est un livre qui parle d'un avenir très proche. Cet avenir là est ta vision de la société de demain ?

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À une chose près, car je voulais faire en même temps un condensé fractal, donc j'ai raccourci le temps. En matière de progrès technologique, j'avais conscience que la neuromatrice ne pouvait pas exister en l'an 2000, mais sans doute quelques décennies plus tard, j'ai fait une sorte d'hyperbole afin de ramasser le temps, juste pour ça. Ceci dit, la science par nature fonctionne par crise et par rupture, et personne aujourd'hui ne peut jurer que la neuromatrice n'existera pas d'ici l'an 2000 ; si cela se trouve un labo va faire une découverte fondamentale aujourd'hui, alors qu'on est en train de parler, et cela va révolutionner tout un tas de domaines.

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Tu as navigué dans deux champs, le "policier" et l"anticipation"... Que penses-tu des labels ?

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On peut dire que le label est relativement nécessaire aux maisons d'éditions pour dire en 2 secondes aux lecteurs potentiels : ceci est un roman policier, ceci est un roman de SF, érotique... Cela peut se comprendre, car il faut cibler les lectorats. Mais aujourd'hui le lecteur lambda va lire un peu de SF, un peu de roman policier, un peu de littérature générale, quelques essais - je parle de gens qui lisent - voire des romans dits populaires avec généralement le ton condescendant qui convient. À partir de ce moment là, je crois que les éditeurs vont devoir commencer à réfléchir. C'est exactement le même problème qui va se passer avec la télé mass-média et l'arrivée du numérique. Les décideurs devront comprendre que les gens ont maintenant d'autres habitudes culturelles, et que dans les bouquins ils ne veulent pas obligatoirement se trouver face à un univers hyper référencé, décodable, mais découvrir des trucs nouveaux...

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Le côté ludique des Racines du Mal est assez persistant. Tout à l'heure tu parlais de simulations, le jeu est pour toi important ?

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Oui, j'ai pas mal lu sur la théorie des jeux, et surtout des choses sur la psychologie collective. Il me semble que parmi les dispositions originelles et spécifiques de l'être humain, il y a cette dimension ludique... Même dans la guerre... Il faut savoir que la guerre n'est pas autre chose qu'un immense terrain de jeux où des adultes peuvent enfin faire ce qu'ils ont envie de faire depuis leur plus tendre enfance. Ça c'est ma vision de l'humain, je pense que les enfants sont des tueurs et je pense qu'ils sont dotés d'une sexualité ; j'ai lu Freud... On ne peut plus considérer les enfants comme des êtres innocents pervertis par la violence à la télévision, c'est faux. Les enfants sont des êtres humains dotés d'une conscience et d'une sexualité extrêmement développées, et dans la sexualité il y a des référents guerriers, agressifs, morbides parfois, qui sont là et qui font partie de la fonction humaine.

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Le philosophe Maurice Dantec pense-t-il que l'homme est mauvais ?

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Non, l'homme n'est pas mauvais de la même manière qu'il n'est pas bon. L'homme est un prédateur, originellement, on peut penser qu'il est né de la nécessité ou du hasard, moi je pense que c'est un miracle s'il a survécu dans un tel environnement, et c'est 90% grâce à ses facultés prédatrices, qui sont aussi bien des dispositions à la destruction qu'à la création. Les fonctions de destruction et de création sont imbriquées. Il ne peut pas y avoir de création sans destruction, et inversement. C'est pour ça que je citais Deleuze dans ma bibliographie, puisqu'il a fait des textes absolument sublimes dans les années 70 à ce sujet et sur Nietzsche. À partir du moment où tu fais un acte créateur, entre guillemets, tu fais violence à l'ordre du monde antérieur. Je pense que la science et la technologie sont à la fois des outils, j'allais dire de nature presque divine, dans l'humanité, mais en même temps elles sont le réceptacle de toutes les passions humaines, elles sont les projections de nos fantasmes. C'est pour cela que je suis un peu en porte à faux avec ce que la SF porte d'Utopie. Pour moi l'Utopie, c'est l'arrêt de l'histoire, c'est toute la pensée platonicienne qui consiste à penser qu'un jour il va y avoir une humanité ordonnée. Moi je pense que c'est exactement l'inverse, c'est à dire que plus cela va aller, plus il y aura de chaos, puisqu'on va être 12 milliards dans 40 ans, que les révolutions technologiques se seront succédées au moins au même rythme qu'aujourd'hui, donc il ne faut pas me faire rigoler quoi !?

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En lisant ton bouquin, on a l'impression que cela sentait le vécu. Que s'est-il passé pour toi avant ?

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J'ai eu une enfance relativement banale, enfance des années 60, avec la télé, des parents divorcés, Paris, puis la campagne, puis de nouveau Paris à partir du collège. L'un des épisodes les plus nostalgiques de mon existence, c'est ces 5 ou 6 années que j'ai vécues dans les Alpes. En même temps je suis un mec assez bizarre car je n'ai jamais été à ma place. Quand j'ai déboulé à l'âge de 6 ans, je venais de la région parisienne, mes parents étaient des gens pas tout à fait comme les autres, dans le sens ou mon père était journaliste et qu'il avait été militant communiste. Mes parents étaient divorcés, ce qui au milieu des années 60 n'était pas encore couru, surtout dans les campagnes. Bref, j'étais le môme de la ville. Et quand je suis revenu à Ivry j'étais à nouveau un exilé, cette fois dans une grande conurbation du sud Parisien. Donc, l'instinct de prédation, j'ai toujours su ce que c'est... Ce que je connais des tueurs en série, par exemple, c'est que ce sont des gens qui ont eu mon parcours, généralement, à vrai dire des gens qui ont des prédispositions créatrices qui ont toutes été frustrées, par la vie familiale et sociale qu'ils ont eue, etc. Moi j'ai eu la chance au contraire de pouvoir les exprimer, je ne suis pas devenu tueur en série mais écrivain... Je crois qu'il y a un rapport intrinsèque entre la littérature et la pathologie, entre l'art et la pathologie... L'art c'est l'expression des névroses et des psychoses, de tes fantasmes.

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Tu as lu les Rig Vedas ?

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C'est vrai qu'à une époque où j'ai arrêté de lire de la littérature de fiction, j'ai lu soit de la littérature scientifique, soit de la littérature religieuse, mystique, sacrée, on va dire. Je suis monothéiste... Convaincu. Par conviction réelle. C'est des trucs qui te tombent sur la gueule, tu sais vraiment pas pourquoi... c'est sans doute lié au fait que je me suis abreuvé, sans doute un peu trop, soit des Vedas, soit de littérature Bouddhique, de littérature judéo-chrétienne et Islamique, en particulier la littérature Soufi où les références à l'unicité divine sont constantes...

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Tu as donc des convictions religieuses. Qu'en est-il au niveau politique ?

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Je crois fondamentalement en la mort du politique en tant que sphère historique de pouvoir. L'humanité traverse des phases, la constitution du politique dans ce qu'il a de fondamental commence à dater. La démocratie n'étant malgré tout qu'un de ses aspects le plus cool à vivre, il me semble aujourd'hui que les centres de contrôle décisionnels ne sont plus dans la sphère du politique. Avec l'accélération technologique des 15 ou 20 dernières années, cela se confirme chaque jour pratiquement ; L'affaire Creutzfeldt-Jakob, celle du CNTS, ce qui se passe sur Internet... J'ai cru à une époque que les États européens démissionnaient en Bosnie-Herzégovine et autour, mais ce n'est même pas ça. Ils n'ont plus le pouvoir décisionnel historique de changer le cours des choses dans un pays européen qui est l'équivalent d'une région française. Donc aujourd'hui les politiques n'ont plus que le pouvoir de nuire et d'essayer de ralentir les mutations. Puisque les mutations vont les balayer.

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Avant d'écrire que faisais-tu ?

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Collège, Lycée... J'ai rencontré à cette époque là Jean-Bernard Pouy, qui était animateur socioculturel du lycée, et qui patronnait le ciné-club du bahut. C'était un type assez génial, puisque tout ce qu'il lisait, qu'il nous faisait lire ou tout ce qu'il nous faisait découvrir comme cinéma, c'était exactement tout ce que le système scolaire ne nous enseignait pas, voire déconseillait fortement. Donc, ça s'est passé de la manière suivante : j'ai commencé à lire de la SF assez jeune, vers l'âge de 12 ans, puis il m'a branché sur les grands romanciers des années 60-70 : Moorcock, Ballard, Spinrad, Farmer, Zelazny, etc... J'ai fait trois mois de lettres modernes, j'ai pris le pognon de la bourse, j'ai acheté un synthétiseur et on a monté notre premier groupe techno-punk en 77-78. Ensuite, 14 ans de bons et loyaux services pour le Rock & Roll, et on peut dire une longue succession d'échecs. Dans la deuxième moitié des années 80, je bossais parallèlement et épisodiquement dans la pub, puis de plus en plus, car il fallait bien que je gagne ma vie... Puis j'ai commis l'erreur de vouloir monter une société de communication multimédia 3 jours avant que Saddam Hussein n'envahisse le Koweït. Je me suis retrouvé complètement ruiné... J'ai décroché du poste de télévision où je regardais la guerre du golfe toutes les nuits, et j'ai commencé à écrire mon premier truc. J'ai écrit un premier roman qui n'est pas publiable, mais que j'ai envoyé un peu partout ; je l'avais envoyé à Klein, à Chambon... Puis je l'ai envoyé à Pouy qui bossait alors à la Série Noire, juste pour qu'il me dise ce qu'il en pense. Il l'a fait lire à Patrick Raynal et celui-ci m'a dit : "C'est bien ce que tu fais, mais 750 pages, moi à la Série Noire, je ne vais pas pouvoir. Donc est-ce que t'as autre chose ?" Je n'avais rien, mais comme je ne voulais pas retourner dans le télé-marketing à 3500 balles par mois, je lui ai dit : "Ouais j'ai un truc mais il faut que je le remanie un peu". Il a accepté, j'ai écrit La Sirène rouge en 6 mois et il l'a publié. Après ça j'ai fait un petit break avant de me remettre sur un nouveau bouquin. A la fin de l'année 94, j'ai amené le manuscrit définitif des Racines du Mal à Raynal, et il est paru en avril 95. En mai 95, je reçois la proposition de nouvelle pour Le Monde que je devais remettre pour l'été afin que cela paraisse en septembre. Là où tombent les Anges faisant partie des trucs embryonnaires que j'avais pour un roman. Je n'ai pas eu assez de temps pour bosser dessus ni assez de distance avec les Racines du Mal et je pense donc que c'est un récit à demi-raté.

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Comment a été accueilli Les Racines du Mal dans le milieu du polar ?

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Comme étant un polar borderline, un peu transgenre mais bien admis par les lecteurs et les critiques. C'est vrai que la fusion est assez bien reçue en général. Un exemple : Sept jours pour expier de Walter Jon Williams - que je conseille à tout le monde - où tu as à la fois du thriller, de la hard SF et de la chronique du sud à la Faulkner. Donc, c'est quelque chose de nouveau, on sent des auteurs de SF qui se préoccupent du réel, tout en disant que la SF est là pour décrire le réel. C'est déjà ce que Dick et Spinrad faisaient il y a vingt ans. Aujourd'hui, la fiction narrée dans Jack Barron et l'Éternité est devenue réalité.

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Tu es allé dans des conventions de polar et maintenant tu mets les pieds dans les conventions SF... Dans quel milieu te sens-tu le plus à l'aise ?

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Je trouve les deux très sympas et je pense qu'ils auraient tout intérêt à se rencontrer, à échanger des choses... Mais il y a du boulot...

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Et entre les conventions SF et Polar, laquelle a la meilleure bouffe ?

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Ah, je ne sais pas encore, je te le dirai tout à l'heure... Vache ! Ça c'est une conclusion !

« Racines du Mal à la France »

Propos recueillis par ?, Internet Reporter, n° 11, juillet-août 1996, p. 100-103.

Maurice G. Dantec n'a pas écrit Les Racines du mal pour rien. Avec lui, les hypocrites, les franchouillards, les passéistes, les gogos de l'Internet, les possédants, les possédés et les marchands de rêve en réseau n'ont qu'à bien se tenir. En avant pour une bonne douche froide avec l'auteur énervé du premier cyber-polar français. Un livre parfait pour ceux qui ne veulent pas bronzer la tête dans le sable.

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Le polar français, c'est plutôt chapeau mou et beaujolais. Embrouilles de province, et notables corrompus. Avec Les Racines du mal, tu nous inventes une « neuro-matrice », un super-ordinateur tel qu'il n'en existe même pas aujourd'hui, qui traque des assassins déments qui organisent un jeu de rôles macabre sur le réseau. On a peine à croire que tu sois un écrivain français !

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Je suis en porte à faux avec tout le monde. Je ne crois pas au réalisme, et en France, justement, le polar a été un des derniers grands bastions du réalisme. Mais pour autant, je ne me sens pas non plus dans la littérature déréalisée des années 70-80 en France, avec ces histoires qui se passent dans le sixième arrondissement, et dont personne n'a rien à foutre. Donc, entre le réalisme cru, urbain du roman noir, que j'apprécie, et la sorte d'évanescence pseudo-politique du roman blanc, évidemment, je choisis le roman noir. Mais maintenant, il faut savoir comment le roman noir va pouvoir se renouveler. C'est en se servant du réalisme comme d'une matrice que ça devient intéressant, et aujourd'hui, le réalisme prolifère dans tout un tas de dimensions, en particulier dans les nouvelles technologies. Faire un polar, aujourd'hui, qui parlerait une énième fois d'un flic alcoolique qui découvrirait une conspiration du silence, ou une corruption généralisée dans une petite ville de province, ça n'amènerait pas à grand-chose. Parce que ça y est, c'est déjà là. Le rôle des écrivains n'est pas de montrer ce qu'il y a déjà partout à la télé, c'est d'essayer de voir un peu plus loin. L'affaire du sang contaminé, les différentes manipulations génétiques, la dissémination du nucléaire, y compris, à un niveau quasi privé, la création de « privatopia », d'utopies privées, d'espaces clos dans lesquels un ou des individus pourront faire à peu près ce qu'ils veulent. Ça me semble être les enjeux du polar du futur.

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Pourquoi cette évocation du corps décomposé fonctionne-t-elle si bien dans l'univers du cyberespace ?

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Il est clair qu'on va inévitablement vers une collusion, une collision bio-machine. De plus en plus, on va se retrouver avec de petites machineries à l'intérieur de notre corps, voire de notre cerveau. Cette irruption du corps en putréfaction/dislocation me paraissait intéressante à mettre en parallèle avec la virtualisation de nos modes de vie, par le biais des technologies diverses qui apparaissent. Il me semble que c'est lié. Dans l'histoire de l'homme, quand il y a une rupture dans un sens, il y a inévitablement une contre-rupture.

 

C'est très schématique, mais aujourd'hui, si on fait le bilan du vingtième siècle, on pourra y voir le siècle des plus grandes avancées de l'esprit depuis longtemps. La physique quantique, les neurosciences en passant par la conquête spatiale, et puis, en même temps, il y a eu Auschwitz, Hiroshima... C'est tout à fait concomitant, et tout ça forme l'humain. C'est le siècle des grands abattoirs, et, en même temps, c'est le siècle d'Apollo. Il faut bien considérer les liens originels entre le Mal et la technique. Au lycée, on date le début de l'ère humaine à partir du moment où l'homme s'est relevé et à créé des outils, mais personne ne dira qu'il s'agissait en fait d'armes. Le premier outil que l'homme a fait, c'est une arme. La rupture de l'homme avec l'animal se fait grâce aux techniques de destruction. C'est ce que le roman noir nous transmet... Dans les « années 20-30 », aux États-Unis, le roman noir nous montrait que sous l'apparence de cette grande civilisation, moderne, prospère, se cachait toutes les pulsions destructrices de l'humanité.

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La corruption, le crime, le viol sont le moteur même des sociétés avancées. Norman Spinrad, dans les « années 70 », avait parfaitement « prévisionné », le trafic d'organes à échelle mondiale. Il avait compris que le corps humain était déjà devenu une marchandise. Toutes ces tendances aujourd'hui visent à revenir à l'état de machine. D'un côté, on invente des machines de plus en plus humaines, et d'un autre côté on invente une humanité de plus en plus « machine ». On ne pourra dire qu'on a créé une intelligence artificielle, ou une conscience artificielle, que le jour où elle sera capable de faire le mal. C'est aussi con que ça... J'ai fini ce bouquin en décembre 1994. Le jour, à peu de chose près, où je l'ai remis à mon éditeur, il y a eu l'affaire de la secte du temple du Soleil, une espèce de mégasuicide collectif. Déjà, je me suis un peu inquiété. À la période où je faisais la correction des dernières épreuves, il y a eu, en l'espace de quinze jours, Oklahoma City et l'histoire de la secte Aum, au Japon. Le grand challenge va être de savoir comment on va se dépatouiller dans une humanité où on pourra se trimbaler avec des isotopes radioactifs achetés au marché noir, avoir accès à des techniques de destruction et de communication. Pourtant je suis un fan d'Internet. Mais par exemple, ce que je ne supporte pas, ce qui me met en colère, c'est le discours à la Joël de Rosnay. Cette espèce de vision... Il nous fait le coup tous les cinq ans. « Le monde va changer, vous allez voir, on va entrer dans une ère de communication avancée, ça va être cool... ». Comment on peut encore sortir des âneries pareilles au siècle d'Auschwitz, de Tchernobyl ? Internet est une formidable invention de l'esprit humain, mais comme toutes les inventions de l'esprit humain, elle charrie tout ce qu'il y a dans l'esprit humain. À mon avis, c'est d'ailleurs à cause de cet aveuglement qu'on a ces dérèglements dont je parle. L'homme est encore une machine très sauvage, qui ne se comprend pas du tout lui-même, et qui pourtant dispose d'un cortex surpuissant. Alors, en 1995, on est en train de générer une forme de méta-cerveau mondial, c'est vrai. Et, comme tous les cerveaux, il aura ses zones obscures. Si le cyber-espace refuse de voir la réalité humaine en face, il va reproduire, sans doute même à une échelle encore plus tendue, dramatique, les tensions qui sont à l'œuvre dans l'humanité. Les quatre-vingt-dix-neuf pour cent de « sombre » contenus dans l'esprit humain. À l'époque de la chute du mur de Berlin, on a vu arriver tout un tas de bouquins sur la fin de l'histoire. Le capitalisme avait vaincu, on allait rentrer dans une espèce de paradis, or bizarrement, c'était ce qu'on nous vendait, c'était encore une sorte de communisme à l'envers. Ce que montre le cyber-espace, et toutes ces choses en gestation, c'est que l'histoire est loin de s'arrêter. Au contraire, elle va devenir de plus en plus cruciale. Les noyaux de pouvoir vont devenir de plus en plus durs. Cette guerre civile larvée, présente à l'échelle de la planète dans chaque société, va prendre sa mesure. Là, Joël de Rosnay, on en reparlera en 2010 !

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Ta définition du cyber-espace ?

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Le cyber-espace est intéressant parce qu'il se situe très exactement à la frontière du réel et de la fiction. Quand William Gibson a commencé à formuler cette idée, au début des années 80, il était très branché sur l'Internet, qui commençait à apparaître. Mais il a également influencé en retour les gens qui ont développé ce réseau. Le cyber-espace est ce lieu où fiction et réel copulent pour créer une nouvelle sphère d'activité humaine, qu'on pourrait appeler neuro-sphère. Bizarrement, ce sont aussi bien des écrivains de science-fiction que des gens qui travaillaient dans la recherche et l'informatique qui l'ont créé en interaction. Chaque jour sur Internet, on découvre un espace créé à partir de la fiction personnelle de quelqu'un, et tu l'as devant les yeux. Je trouve ça fascinant...

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La technologie est-elle neutre ?

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La technologie est de l'ordre du mal. De la transgression de l'ordre social. Il y a eu un débat à « La Marche du Siècle » sur le vingt-et-unième siècle. Pas une fois, on n'a prononcé le mot Auschwitz ! Michel Serres a fait allusion à Hiroshima. Mais Auschwitz, on a l'impression que ça n'a même pas existé ! Pour moi, la technologie est de l'ordre de la dissolution des valeurs, morales en particulier, et c'est son rôle. Elle est là pour ça. À ce débat, les mecs ne s'expliquaient pas comment les magnifiques progrès de la science et de la technologie ont eu comme conséquence la fragmentation, la dissolution du tissu social. Mais c'est exactement ce pour quoi est faite la technologie ! Pour se substituer à l'ancien ordre social. On est en train de tourner autour du pot, c'est grave !

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Ce n'est plus du domaine du politique, alors ?

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Mais le politique est mort ! La technologie va définitivement l'éradiquer. Les politiques n'ont plus de pouvoir. Ils n'ont plus que l'image du pouvoir. Juppé ne décide plus rien. Ce n'est pas lui qui décide. C'est éventuellement le bureau ovale à Washington, qui est le dernier reliquat des grands pouvoirs politiques, parce qu'il s'appuie sur un réel pouvoir économique, mais même aux États-Unis, le politique n'est qu'une branche minime de la société !

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La technologie peut-elle signifier l'éradication de la morale ?

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Pas la morale, l'ordre moral. Je crois que la technologie a une motivation qui est inscrite dans l'humain. La technologie n'est qu'une extension de nous-mêmes.

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Ce n'est pas parce qu'on veut éliminer le social qu'on trouve la technologie partout ?

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Non, je ne crois pas. Mon intuition, c'est que justement les technologies de communication sont là pour dissoudre les anciens liens sociaux qui existaient. Elles sont là pour ça. Ça va substituer aux anciennes relations sociales un autre type de relations socio-technologiques.

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Une technologie peut-elle avoir un objectif ?

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Si tu fais de la technologie quelque chose d'extérieur à l'humain, effectivement, elle ne peut pas avoir de motivation. Mais elle a les motivations de l'humanité, la technologie ! Les technologies sont des vecteurs de notre sexualité et de notre psychisme avant même d'avoir une utilité technique. Elles sont des constructions mentales de l'humain, et tu ne peux pas oublier Freud, tu ne peux pas oublier l'inconscient, ce n'est pas possible. C'est pour cela que je suis à la fois en porte-à-faux avec les dealers de futur radieux et les catastrophismes anti-technologiques. Je dis que l'histoire continue et que l'homme avance. Le problème, ce n'est pas tellement la dissolution de l'ordre social et familial, qu'on essaye de nous refiler encore une fois, c'est justement qu'on a pas voulu réfléchir à ce qui doit remplacer les anciennes relations entre les hommes.

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Es-ce que tu crois que c'est utile de lutter pour des choses comme Internet et contre le discours anti-moderniste ?

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Il n'y a pas à lutter pour : Internet va tout balayer. Le discours anti-moderniste sera balayé. Mais heureusement qu'il y a des gens comme vous qui réfléchissent, et qui agissent là-dedans. Attention, il y aura des convulsions. C'est ce que j'explique dans « Là où tombent les anges », et les prochaines nouvelles que j'écris, sur l'éventualité d'une sorte de guerre civile en France. Les gens qui ont inventé Internet ont réfléchi à ce qu'ils faisaient, avec les mecs d'Arpanet. Il ne faut pas croire que l'armée américaine n'est constitué que de cons ! Ça se saurait. Au Pentagone, tous les officiers ont un quota de livres de science-fiction à lire par an. Vas trouver un général en France qui a lu ne serait-ce que Philip K. Dick. Eh oui ! Eux, ils intègrent. On peut dire ce qu'on veut sur l'Amérique, moi je suis un défenseur acharné du capitalisme américain. Sans problème. Comme dit Chevènement, oui je suis un suppôt du saint-empire-germano-américain. Évidemment, on essaye de nous dire ah, le capitalisme, l'ultra-libéralisme, l'horreur ! Un type vient de sortir un bouquin qui explique que depuis cent-cinquante ans, la fortune financière française est toujours dans les mêmes mains. Dans les mains des deux cent mêmes familles. Quel est l'homme le plus riche des États-Unis ? C'est un type qui avait dix dollars en poche il y a vingt ans. Bill Gates. Alors qu'on essaye pas de me dire que c'est le même système. C'est pas vrai. Ce n'est pas le même système.

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On n'est pas dans un pays capitaliste ?

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En Europe, on n'est pas dans un système ultra-libéral, on est dans un système plutôt socialisant. Voilà ce que je pense. Un système de grandes entreprises publiques qui a complètement foiré toutes les révolutions technologiques depuis vingt ans.

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Ça n'évolue pas de pire en pire, alors ?

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La France se dirige droit vers le mur. À mon avis, à l'horizon 2000, ça va être très grave. On fait croire aux gens depuis vingt-cinq ans que rien ne peut changer, que tout va bien. Tu vois Hervé Bourges, on a la meilleure télévision du monde, tu entends les politiques, nous avons les institutions les plus démocratiques du monde – c'est le pays de cocagne, ici ! Franchement, de quoi on se plaindrait ? Mais quand on va se prendre le mur en pleine gueule, quand l'Asie va nous doubler entre 2000 et 2010... Du coup, on aura le populisme, de l'ultra-gauche à l'ultra-droite, tout ce qui est anti-américain. En fait, je pense que Vichy n'a jamais été réglé. Et que dans tous les champs politiques, tu retrouves exactement la même vision de la société.

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NirvaNet aime tellement Dantec qu'il y a deux immenses entretiens sur le site. L'un, réalisé par l'équipe des « Ours », et l'autre, par « Screen Machine ». Quelque chose comme vingt pages ! Celui-ci est un mélange des deux. Un réseau à cinq voix.

internetreporter1996

« Maurice G. Dantec : visions du chaos »

Propos recueillis par Eric Cervera, Rage, n° 18, mai 1996, p. 58-59.

Avec Les Racines du mal (cf. Rage n° 17), Maurice Dantec signe son deuxième roman, et un fantastique polar cyber-punk. Dans ce livre sont abordés, derrière l'histoire principale, des thèmes aussi variés que les intelligences artificielles, la psychologie des tueurs, la drogue ou les réseaux de communications informatiques de type Internet. Ces sujets, Maurice Dantec les a longuement étudiés, et les développe dans cette conversation agrémentée, entre autres, de café soluble.

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Après s'êtres essayé au punk rock à la fin des années 70, et réalisé dans les années 80 que vouloir vivre de la musique en France n'était pas forcément la meilleure des idées, Dantec s'abreuve de lectures diverses.

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J'ai toujours été intéressé par les religions, et fasciné par les « techno-sciences ». J'ai lu énormément de livres traitant des psychoses, des maladies mentales, des tueurs en série, des traités sur l'intelligence artificielle et les évolutions technologiques dans ce domaine, des bouquins de philo, d'autres plus ésotériques, et cela fait également longtemps que je m'intéresse aux systèmes de communication par réseaux informatiques tels qu'Internet. On retrouve forcément un peu de tout cela dans Les Racines du mal.

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Chimie appliquée

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Ce qui m'a intéressé dans les drogues, c'est par exemple les expériences de Philip K. Dick sur les acides. Les drogues sont un sujet tabou en Occident. Pour moi, ce sont des moyens d'atteindre d'autres « portes » de la conscience, d'ouvrir certains logiciels de l'esprit. Le véritable danger des drogues est qu'il n'y a aucune éducation dans ce domaine. L'Occident ne sait pas utilisé ces substances. Il y a des civilisations qui cultivent le cannabis depuis trois mille ans, les Indiens Yaquis prennent régulièrement des champignons hallucinogènes, et c'est quelque chose d'ancestral chez eux, qui a été codifié, est devenu une partie de leur éducation. Derrière tout cela, ce qui m'intéresse, ce sont les effets de ces molécules sur le fonctionnement du cerveau humain : que peuvent-elles nous apporter, que provoquent-elles, que peuvent-elles nous faire découvrir dans les domaines psychologiques et spirituels ?

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Jeux sans frontières

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Se proclamant « partisan du chaos », Maurice Dantec attend beaucoup du brassage d'informations existant sur Internet, avec sa totale liberté, son côté incontrôlable et sans frontières, ses bons et ses mauvais côtés.

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C'est vrai que sur Internet, tu peux trouver tout ce que tu veux. Si tu as envie de fabriquer une bombe dans ta cuisine, en cherchant un peu, tu trouveras toutes les informations nécessaires pour y arriver. Mais rien n'oblige à fabriquer une bombe. C'est un peu comme l'énergie nucléaire, tu peux t'en servir pour créer des centrales civiles comme pour des bombes. Tous types d'infos sont disponibles sur Internet, à chacun des les utiliser comme il l'entend. Il y a du positif et du négatif en toutes choses. La communication en réseau est intéressante car elle échappe à tout contrôle gouvernemental, et ne connaît pas de frontières. Elle annonce d'une certaine façon la fin du système de politique et d'Etats que nous connaissons. Ce réseau culturel mondial va dissoudre les frontières, les barrières sociales et ethniques. Les valeurs auxquelles nos politiques s'accrochent désespérément vont disparaître, car le contrôle quasi absolu que les gouvernements essayaient d'avoir sur l'information et la culture va complètement leur échapper. Ce qui va en découler ? Probablement un chaos énorme dans un premier temps, puis, par la suite, de nouvelles règles du jeu en ce qui concerne les échanges culturels à l'échelle mondiale, ce qui aura forcément un impact sur notre civilisation.

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C'est aujourd'hui demain

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Danes Les Racines du mal, Dantec met en scène la Neuromatrice, sorte de superordinateur futuriste doté d'un système de pensée quasi humain et de réactions laissant entendre qu'il serait également pourvu d'une certaine forme de conscience. En abordant ce sujet, Dantec nous montre des documents concernant certaines expériences tentées avec succès par le M.I.T., institut de recherches américain spécialisé dans les technologies de pointe. On y voit la greffe réussie d'un neurone sur un microprocesseur, ou encore des prototypes du « Système de réalité augmentée portable », ayant l'aspect de grosses lunettes virtuelles.

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Le Système de réalité augmentée porte bien son nom. Avec ces espèces de lunettes, tu auras, en plus de l'image de la personne que tu regardes, une flopée de renseignements la concernant : son passé, sa température corporelle... ces renseignements venant de banque de données. Quant à la greffe neurone/microprocesseur, cela fait une quinzaine d'années qu'ils y pensent et y travaillent. Le principe est simple : l'ordinateur et le cerveau sont des systèmes d'information, n'y aurait-il pas moyen de les connecter ? Voilà le résultat. Ce genre d'expérience pourrait aboutir à une révolution technique ayant autant de conséquences que l'invention de la roue. Davantage meme, car outre l'exploit purement technologique – et les nouveaux horizons qui vont s'offrir à nous – cela remet en cause beaucoup de principes et de concepts prônés par les religions occidentales. Cette révolution n'aura pas de retombées uniquement techniques, mais également spirituelles. Certains préceptes religieux vont en prendre un sérieux coup !

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Au nombre des implications de ces évolutions techniques, Maurice Dantec a déjà songé au lien entre le fonctionnement du cerveau sous l'effet de certaines substances citées plus haut et celui des machines, alors en relation directe avec la pensée.

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Je pense que dans un futur proche, on va se rendre compte que les substances hallucinogènes sont un moyen de se connecter aux machines, dans un univers virtuel où esprit et machine pourront se retrouver et dialoguer. Imagine les conséquences que cela aura, car dans ce cas, pour communiquer avec les machines, ces hallucinogènes devront être non seulement commercialisés, mais aussi officiellement produits. Les gouvernements devront alors légaliser et aussi produire ces substances, jusque-là interdites et illégales. Ça va être un beau bordel ! C'est génial, non ?

rage1996

« Les racines du futur »

Propos recueillis par Pascal Joseph et Jacques Braunstein, Technikart, n° 3, février-mars 1996, p. 36-39.

Biosphère II, LSD, vie artificielle, réalité virtuelle, jeux de rôles ne sont pas de nouvelles sectes affiliées aux extropians (ces prophètes beat d'un avenir radieux) mais cinq pistes dessinant les contours du monde de demain fondé sur la pensée en réseau que, dans la foulée du roman de Dantec, nous vous proposons d'explorer. Pour savoir si la technologie nous réserve un cauchemar à la Blade Runner ou permettra à terme de réconcilier nature et technologie comme le souhaitaient les pionniers de Biosphère II.

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Peut-être a-t-il écrit le roman le plus important de l'année 1995. Peut-être même le premier roman du XXIème siècle. À moins que Maurice G. Dantec et ses Racines du mal ne soit qu'un écrivain de série noire qui a trop lu de science-fiction comme il le prétend.

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Il y a trente ans, Philip K. Dick a eu l'idée de Blade Runner. À l'époque, il s'agissait forcément de science-fiction. Aujourd'hui, les Racines du mal sont plutôt considérées comme un roman policier. Le rapport au future a-t-il changé ?

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Trente ans ont passé. Maintenant, la science-fiction c'est le réel. J'écris des romans noirs parce qu'il me semble que je parle du réel, sans parler vraiment d'anticipation. Mais si le polar ne pose pas les problèmes de l'impact de la science sur l'humain, il n'évoluera pas. Exemple typique : l'affaire de la transfusion sanguine. C'est un vecteur technique qui a permis la chose. On est en plein dans le problème et personne ne l'a traité.

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Il y a eu le livre de Patrick Besson, La Femme riche.

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Je ne lis pas Patrick Besson.

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Le héros est un hémophile transfusé qui est engagé comme tueur à gage.

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Si on avait ce scénario il y a dix ans, on aurait dit qu'il s'agissait de science-fiction. La science-fiction et le roman noir sont des signaux d'alarme. Moisson rouge de Dashiell Hammett, un chef d'oeuvre des années 20 du roman noir américain, est un signal d'alarme contre le fascisme. Les polars sont des bouquins qui investissent le futur à partir de grandes questions humaines pour dire : « Attention, où va-t-on ? »

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Il y a eu une espèce de rêve futuriste de 1955 à 1970. Dans les années 80, tout ça a été mis au panier. On y revient aujourd'hui. Pourquoi ?

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La pensée novatrice a toujours du mal à s'établir parce qu'elle est face à son antithèse qui est la pensée conservatrice. Les deux servent à ce que l'histoire avance. Par exemple, le fait que Timothy Leary ait été confronté à des problèmes idéologiques est l'avant-goût du XXIème siècle et générateur de conflits. On a voulu détruire Leary en priorité parce qu'il représentait une caution scientifique au LSD. En France, les situationnistes ont toujours été très mal vus des mouvements gauchistes traditionnels. Pour les trotskistes et les maoïstes, fumer de l'herbe était contre-révolutionnaire. La critique radicale de l'ordre social et de la société du spectacle par les situ avait un côté pragmatique. Vingt-cinq ans plus tard, on se rend compte que c'est plutôt eux qui avaient raison.

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Dans les Racines du mal, le lecteur pense découvrir ces racines. Or, il n'y a pas de racines. Comme si le mal était en l'homme et que la technologie était un prétexte.

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Les racines, c'est un réseau dans lequel on se perd. J'avais envie de partir dans cette exploration. J'assimile le mal à l'humain. À la question « où se trouvent les racines du mal ? », je réponds dans l'homme, c'est sa fonction. Le bien, c'est la conservation, le bien commun. Le mal serait l'individu, le désordre, le chaos. Il prend des formes tout à fait différentes. Assimiler le mal et le nazisme en tant que tel n'a pas de sens. Le nazisme est une approche refoulée du mal. Mais le mal est nécessaire à l'individu, c'est ce qui nous permet de transgresser et donc d'avancer. C'est pour ça que je m'intéresse à la Kabbale ou aux Soufis de l'Islam. Dans toutes les grandes religions, le mal est une création de Dieu, il est à l'intérieur de l'homme. Quand il n'est pas capable de s'en servir, cela débouche sur des phénomènes comme les tueurs en série.

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Les nouvelles technologies ne font-elle que soulever les mêmes questions qui se posent depuis toujours ?

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Les sciences et les technologies sont de l'ordre de la mutation ou de la transgression contre la conservation du bien social. Cela ne veut pas dire que la technologie fait le mal. Nietzsche l'explique bien : « Je ne désire pas une chose parce que cette chose est bonne, je dis qu'elle est bonne parce que je la désire ». La science est de l'ordre du mal : non pas que les médecins soient tous des expérimentateurs nazis, mais la science risque toujours d'être mise au service de la barbarie.

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Les Racines du mal est-il un roman policier ou un roman de science-fiction ?

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Il se trouve que j'ai été élevé dans les deux cultures. J'aime le roman noir pour son côté réaliste, sa vision crue de la réalité. Un écrivain comme William Gibson écrit des romans noirs qui sont aussi de la science fiction. Pour lui, la science va devenir la préoccupation majeure. Je me sens très proche de lui, même si nos univers sont différents.

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Les protagonistes des Racines du mal sont confrontés à des problèmes d'éthique. Pourtant, le monde a réussi à croître et à se modifier seul pendant au moins cinq millions d'années sans besoin d'éthique.

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C'est justement ce qui est intéressant. N'y a-t-il pas une déficience de la justice ? Ce n'est pas obligatoirement ce qu'il y a de plus fort, de plus intelligent et de plus juste qui domaine. Peut-être y a-t-il une sorte d'éthique des mollusques du précambrien ? L'éthique n'est pas obligatoirement un truc créé par la conscience, c'est peut-être la conscience qui en prend soudainement la mesure. À partir du moment où il y a un choix à faire, il y a des choix éthiques qui se posent.

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Certains pensent que les bouleversements ne concerneront qu'une élite qui se préoccupera de moins en moins des non-connectés.

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Non. Dans cinq ans, une connexion Internet ne vaudra plus rien et un PC coûtera 3000 FF au plus. Il y aura un langage en mutation constante sur le Net qui sera fait par les gens qui s'en serviront. Vous savez, les mômes soi-disant analphabètes des cités savent très bien se servir d'un simplet... Ce qui manque encore à Internet, c'est sa banlieue. Cela sera la prochaine réappropriation du Net.

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Dans votre livre, vous faites allusion à Biosphère. Que pensez-vous de cette expérience ?

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Biosphère II a été un semi-échec, mais c'est une expérience ouverte. L'Espace est finalement le seul rêve des années 60 qui n'a pas déçu. Et même s'il ne reste que l'invention du microprocesseur, ça vaut déjà la peine. La NASA est une véritable entreprise qui a beaucoup de projets pour l'avenir comme le démontre le Delta Clipper, un projet de fusée pour le XXIème siècle.

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En ce qui concerne la réalité virtuelle ?

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C'est pareil. Il y a une forme de déréalisation. Mais c'est justement le défi qu'il faut que l'on affronte : les prochains espaces ne seront pas réels puisqu'ils seront de l'ordre neurologique. Les machines à réalité virtuelle vont, sans aucun doute, nous apprendre certaines choses sur le fonctionnement du système nerveux. Elles auront, à terme, une importance dans les modes de communication que l'on va établir avec les machines.

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À l'inverse de l'organisation sociale, les machines qui existent autorisent à tuer des gens...

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Les mômes jouent depuis toujours à la guerre. Il faut arrêter avec la soi-disant menace que feraient peser sur nos jeunes esprits innocents les consoles de jeux. Ceux qui prétendent ça perpétuent une volonté d'angélisme par rapport à l'humain que je combats. Non, les consoles Nintendo ou la violence à la télévision n'ont jamais créé de tueurs en série. Leur seul impact social est de faire travailler quelques milliers de personnes. Le jeu en tant que tel fait partie de l'ordre du mal, de la transgression. C'est ce que j'essaye de montrer dans les Racines du mal où tout le monde joue : Gombrowicz avec ses parties d'échecs, Darquandier avec sa neuromatrice (un ordinateur intelligent, NDLR), les tueurs avec leurs victimes. Le bien et le mal y sont à démêler de manière fine. Schaltzmann (qui tue une bonne douzaine de personnes dans des conditions effroyables, NDLR) participe à l'ordre du mal. Pourtant, on ne peut le classer dans la même catégorie que les membres du Club des Ténèbres, plus violents et sadiques mais, surtout, plus conscients de ce qu'ils font. Les psychotiques sont, à mon avis à un stade un peu plus avancé de la connaissance. Ce sont des mutants. Dans un de mes prochains livres – ça apparaît déjà avec Schaltzmann dans les Racines du mal, les psychotiques vont jouer un grand rôle.

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La neuromatrice se pose bon nombre de questions d'ordre éthique. Elle n'est tient pourtant jamais compte.

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Oui. Elle est confrontée à des problèmes éthiques qui sont : « Est-ce que je transgresse la loi, donc est-ce que je transgresse l'ordre du bien pour agir pourtant pour le bien ? » Les problèmes d'éthique, ce n'est pas « est-ce bien ou mal ? »  Donc, les intelligences seront confrontées à des problèmes de morale.

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Chaque État ne fournira-t-il pas à ses intelligences artificielles une disquette qui sera le code moral intransgressable, comme la loi d'Asimov ?

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Oui il y en aura. Mais ce qu'Asimov avait oublié, c'est que la vie a besoin de la transgression pour avancer. Donc, les intelligences artificielles seront mises dans un certain nombre de situations. Elles auront sans doute un code légal à respecter. Cependant, comme l'on va vers des objets qui ne sont pas des objets uniquement programmables, mais des objets auto-programmables, on leur dira comme pour tout humain, « ça c'est la loi et tu vas la respecter ». Il y aura peut-être des intelligences artificielles très conservatrices qui choisiront de ne pas transgresser la loi et puis d'autres, plus malines, qui se débrouilleront pour le faire.

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Nous aimeront-elles ?

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J'aime bien cette question ! Ça dépend lesquelles.

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​Ça rappelle les scénarios des films. Il y a une intelligence qui se promène et qui décide de foutre à feu et à sang le monde qu'on lui interdit.

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Voilà, enfin un peu d'histoire !

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Un peu d'histoire ? C'est Terminator !

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Depuis que l'humanité est là, elle a quand même traversé un nombre de périodes assez violentes. Je ne dis pas que je cherche à réhabiliter la violence face à un monde politico-culturel qui tend à vous dire que l'homme est bon. Si, un jour, une intelligence artificielle pète les plombs et décide de nous anéantir, oui, j'espère que l'on s'en sortira. Si l'on crée des intelligences artificielles autonomes, l'histoire va se développer avec elles. Et s'il y a histoire cela veut dire qu'il y a conflit, mais aussi solidarité, etc... Elles auront peut-être des existences juridiques légales.

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Vous avez dit que si les hommes politiques prenaient du LSD, cela leur ferait du bien ?

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Dans Mémoires acides, Timothy Leary retrace l'invention du LSD et les différentes expériences qui en ont découlé que ce soit à Harvard ou à la CIA. Ça soulevait un tas de questions. Par exemple, les chercheurs de Harvard, comme le docteur McClelland, se sont rendus compte que le LSD avait des effets extrêmement positifs sur des psychotiques. Mais à Harvard, les « cobayes » étaient choyés. Alors que la CIA, cherchant le grand sérum de vérité, faisait des expériences dans des conditions psychogènes (salle blanche, lumière dans la gueule, stress) : 100 % des résultats de leurs tests étaient négatifs.

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Pour l'instant, on connaît la trajectoire qui amène certains scientifiques du LSD au réseau. Rien n'indique qu'on puisse parcourir ensuite le chemin inverse.

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Timothy Leary n'a jamais dit que le LSD n'était pas « dangereux ». Il savait qu'il s'agissait d'une technologie puissante. C'est pour ça qu'il a fait toutes ses prises d'acides sous contrôle médical. À mon avis, cette substance de type hallucinogène est un programme biochimique qui ouvre des portes dans le cerveau. Je le pense intuitivement. Je ne sais pas du tout la forme que prendront ces neurologiciels qui permettront la connexion entre les systèmes d'information et le cerveau. Les expériences du Princeton Expriment Advanced Research semblent indiquer qu'en mettant un être humain devant un système d'information au delà de toute interface connue (clavier, écran), il se passe quelque chose. Les deux systèmes d'information, l'humain et la machine, produisent des anomalies quantiques, une espèce de mimétisme, ou de transmission de chaos. On les mesure à l'intérieur du système d'information machine. Ils sont très infimes mais les probabilités sont supérieures à la normale. En fait, on va vers une forme de programmation des humains pour qu'ils interagissent mieux avec les machines.

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Existe-t-il des recherches sur ce sujet ?

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Des essais sont en cours pour greffer des cellules nerveuses sur des puces de silicium. Nous nous dirigeons vers deux voies : soit les machines vont aller de plus en plus vers une forme de vie artificielle et il va falloir dialoguer avec elles. Soit, comme William Gibson l'évoque dans ses romans, il existera une connexion directe entre le système d'information humain et le système d'information machine. Si on arrive à créer des réseaux neutroniques artificiels qui peuvent s'interfacer facilement avec des cellules nerveuses, il faudra trouver des logiciels. Et quelles formes vont avoir des logiciels qui vont devoir travailler avec le système nerveux humain ? Ils seront neurochimiques, c'est-à-dire sous forme de drogues. Le problème, c'est qu'on n'a pas voulu investi dans les neurogiciels, c'est-à-dire les substances psychédéliques. J'en suis sûr, les substances hallucinogènes peuvent ouvrir à un moment donné des portes.

technikart1996

« Entretien avec Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par Alfred Eibel, Le Moule à gaufres, n° 13, 1995, p. 160-167.

Son premier roman La Sirène rouge (Série Noire n° 2326) paru en mars 1994, fit l'effet d'une petite bombe dans le milieu des amateurs de polars. D'abord par sa dimension (plus de 400 pages) ensuite par son aspect roman d'aventures, roman-poursuite à rebondissements multiples à la manière de La mort aux trousses. La mort s'incarne ici dans une mère à la poursuite de sa fillette en fuite avec une espèce de mercenaire. Doublement marquée, la mère l'est par son horrible commerce, la vente de snuff-movies. Le mal, la mort, rôdent autour de chaque étape. Avec Les Racines du mal (Série Noire n° 2379, plus de 600 pages), Maurice G. Dantec s'en prend au mal organique, celui qui tient au plus profond de son ventre Andreas Schaltzman. C'est un tueur avec une vision très déterminée du crime. Il n'aime pas pour autant qu'on lui colle sur le dos ceux qu'il n'a pas commis.

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Vous me demandez si j'ambitionne de faire sortir le polar des sentiers battus. Je ne sais pas trop quoi vous répondre. Je fais ce que j'ai envie de faire. Les résultats, les conséquences, sont difficilement calculables. Fais-je avancer le polar ? Il y a des gens qui disent que mon travail est une régression, une voie de traverse, une perversion. Pour moi, la séparation entre les genres a toujours été un peu artificielle. Le fait de traiter de la science dans un roman noir, cela ne me paraît pas absurde. Les Racines du mal se présentent comme un mélange de polar et de science-fiction. L'idée de mélanger les genres m'est venue spontanément. La prolifération des technologies est dans notre quotidien. En parler, ce n'est plus vraiment de l'anticipation. Le polar français serait bien inspiré de s'ouvrir à d'autres horizons que Pigalle ou la banlieue dans laquelle je vis. Il y aurait beaucoup à dire à propos du néo-polar, Jean-Patrick Manchette en premier lieu et de tous ceux qui ont formé le bataillon de ce qu'on pourrait appeler le néo-polar-gauchiste des années 70-80. Cette école a fini par devenir une caricature d'elle-même : tous les flics sont des pourris, tous les terroristes sont des mecs sympas. On en est arrivé à un manichéisme/marxisme qui était l'inverse du policier à la bonne conscience bourgeoise qui avait été en fait la cible de ces auteurs. Il me semble que la littérature ne peut survivre dans ce genre de conditions. Manchette vient de mourir. On ne va pas l'accabler. Mais il tient sa part de responsabilité même si par ailleurs il demeure un écrivain essentiel et surtout un analyste hyper-pointu du polar. À force de parler de rapport de production, d'avoir voulu à tout prix plaquer des théories marxistes, on en arrive à un dessèchement analogue à celui des années 60, époque de Tel Quel, du structuralisme. On ne pouvait plus écrire de récit sans avoir aussitôt une masse de théories qui vous tombaient sur la tête. J'ai emprunté la démarche inverse : j'ai mis la théorie à l'intérieur du récit.

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Comment avez-vous conçu le personnage de Schaltzman ?

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Je voulais en faire un personnage ambivalent, qui soit à la fois un assassin psychotique et une homme porteur d'une certaine vérité. J'ai envisagé ce personnage comme une espèce de messager de la vérité. La question que Schaltzman se pose est le suivante : les nazis n'ont-ils pas gagné la guerre ? Le mal ne domine-t-il pas la planète ? C'est la raison pour laquelle Schaltzmann commet une série de crimes. Moi, l'auteur des Racines du mal, je réponds oui, Schaltzman a raison. Je ne dis pas qu'il a raison de faire ce qu'il fait ; je dis que de son point de vue, il a raison. Sa folie touche du doigt une vérité. C'est ça  qui m'intéressait.

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La logique de votre Schaltzman n'a rien de commun avec celle des citoyens. Sa logique est terrifiante. Schaltzman appartient à une autre planète.

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C'est exactement ça. Il est une sorte d'extraterrestre. En même temps c'est un être humain comme un autre. La question que je pose à travers Schaltzman est la suivante : qui a raison, le type seul dans son coin qui remonte l'autoroute à contre sens ou le troupeau qui va soi-disant dans le bon sens. Qui a raison ? Si le troupeau va droit à la catastrophe, le fou qui remonte à contre-courant indique une autre direction : laquelle faut-il privilégier ? C'est la grande question. Le crime est un tel problème qu'il n'appelle pas une seule et unique réponse. Un type comme Schaltzman par ses crimes d'abord, par son parcours ensuite, s'élève sur la voie de la rédemption. À l'inverse, les autres criminels du roman, qui sont des gens normaux au départ, commettent des crimes qui les enfoncent de plus en plus vers l'animalité. Ce qui signifie qu'autour d'un même fait – le crime – il y a des destinées humaines qui sont radicalement différente, voire opposées. Je souhaitais que dans mon livre tout le monde fut criminel : Schaltzman, Darquandier, etc. Peut-on encore dans ce foisonnement de crimes trouver des traces de vérité ?

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Le monde ne devient-il pas de plus en plus difficile à cerner, notamment dans le domaine du mal ?

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C'est pourquoi je ne crois pas que le roman puisse se maintenir comme un objet clair, sensé, calibré, borné, précisément parce que le monde est devenu chaotique. Si la mission du roman est de donner une sorte d'instantané du monde, à un moment précis de son histoire, il ne peut, à mon sens, que représenter le chaos en étant lui-même une sorte de chaos. Pour moi, la seule manière de parler de la réalité, c'est de la faire sonder par quelqu'un dont le « cerveau est atteint ». Il m'a toujours semblé que c'étaient les fous qui étaient porteurs de vérité. Schaltzman est un criminel schizophrène. Il sait très bien que les nazis n'ont pas gagné la guerre ; qu'ils ne se sont pas partagés la terre en compagnie de sauriens venus de l'espace. Cela pourrait être plausible. Il n'est pas moins absurde que la plupart des images que l'on voit à la télévision. Si demain on apprenait que l'O.N.U. était dirigée par un nazi... D'ailleurs à une époque, l'O.N.U. était dirigée par un nazi lorsque Kurt Waldheim présidait aux destinées de cette organisation internationale. Si on y réfléchit bien, n'est-ce pas une sorte de victoire posthume, souterraine, secrète, du nazisme ? Si demain on apprenait soudain que le fantôme d'Hitler ou son clone continuait à exister et qu'en fait Boutres Boutres-Ghali n'est qu'un membre de cet appareil occulte, cela ne m'étonnerait pas, tenant compte des événements actuels en Bosnie.

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La Sirène rouge et Les Racines du mal, sont, l'un et l'autre des « romans de la fuite ».

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C'est tout à fait exact. Je n'ai pas d'explication pour ce phénomène. J'ai constaté cela après avoir mis la dernière main aux romans. Écrire n'est peut-être après tout qu'une fuite vers quelque part. C'est un peu comme si le roman cherchait à vous rattraper et que vous lui courriez après à la façon d'une poursuite chez les Marx Brothers.

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Pensez-vous que le mal s'incarne plus particulièrement dans les domaines des sciences et des techniques ?

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Je crois que mal et technique forment une même chose. Je crois aussi que la science et la technique sont absolument nécessaires. Je pense que le mal est absolument nécessaire. Le mal est absolument nécessaire au développement de l'humanité. Le mal possède autant de visages que l'humanité peut en prendre. Ce phénomène est indissociable de sa nature profonde. Prenons l'exemple des manipulations génétiques, elles nous permettent de combattre des maladies jusqu'alors jugées complètement incurables, de soigner des embryons, des foetus. Inévitablement les manipulations génétiques permettront aux pouvoirs en place ou à des pouvoirs occultes de continuer à dominer le monde... Il s'agit là d'un problème sans solution. Le roman doit s'intéresser aux problèmes qui ne sont pas résolvables, qui sont des affaires que l'humanité traîne avec elle depuis la nuit des temps ; j'aime être confronté à ce type de problème sans solution. Qu'est-ce que le mal ? Comment fonctionne-t-il ? Pourquoi l'humanité a besoin du mal pour avancer ? Pour quelle raison le mal, quand il prend certaines formes, menace l'humanité et de quelle manière ? D'une part l'humanité a besoin du mal et d'autre part le mal menace l'humanité. C'est cette dialectique qui m'intéresse.

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Qui est véritablement Schaltzman ?

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Il est l'expression de la vérité. Il ne la supporte pas, c'est la raison pour laquelle il tue. Le grand problème à l'heure actuelle, c'est l'impossibilité de faire la différence entre les Serbes et les Bosniaques ; on veut seulement qu'ils ne s'affrontent pas. On ne fait pas non plus de différence entre les Russes et les Tchetchènes. De même ne fait-on pas de différence entre Schaltzman et mon club de tueurs en série. Il y a pourtant une différence fondamentale : cette différence tient à la nature du crime. On ne peut pas mettre dans le même sac les résistants qui abattaient des soldats et les soldats allemands qui fusillaient des otages. Je persiste à dire que la folie pointe des vérités sur l'humain. C'est vrai qu'il y a aussi « une forme de normalité mentale et sociale » qu'on peut arriver à communiquer. Schaltzman n'arrive pas à communiquer avec l'extérieur. Il ne communique avec personne. Il est enfermé dans son idée et en même temps son idée possède une certaine authenticité.

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Votre roman n'utilise pas ce minimum de lyrisme, de tension, indispensables au roman traditionnel. Les Racines du mal se présentent comme un roman de constat. La force du livre tient à son écriture volontairement neutre mettant les événements à vif. Vous lorgnez ici et là du côté de la bande dessinée allant parfois jusqu'à une sorte de parodie de la science-fiction. Qu'en pensez-vous ?

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Dans La Sirène rouge il y a du pathos. Avec Les Racines du mal j'ai voulu tuer toute littérature, l'éroder complètement. Pour la première partie du livre, je me suis inspiré de tous les bouquins qui figurent dans la bibliographie, y compris les livres consacrés aux tueurs en série, livres de journalistes, de médecins, qui ont tous un ton extrêmement froid, où l'histoire n'est pas racontée avec des effets de style mais au contraire comme des descriptions cliniques. Pour que le bouquin fonctionne, je ne devais pas m'appuyer sur un style. Mon ambition était d'écrire un livre qui soit aussi froid qu'une banque de données, un acte médical. Il n'y a pas de description d'acte de violence ; les seuls actes de violence en sont les résultantes : les corps. J'avais envie de faire un bouquin incluant des morceaux de littérature médicale, scientifique, également la littérature des tueurs en série. Il me fallait ne pas rendre le style apparent. Je voulais qu'il n'y ait plus de moi.

eibel1995
foh1995

« Interview Maurice G. Dantec »

Propos recueillis par ?, FOH, n° 2308, 1995, p. 21.

​À 35 ans passés et avec seulement deux romans à son actif, Maurice G. Dantec est devenu l'un des fleurons de la fameuse « Série Noire ». Son succès, il le doit au fait qu'il n'a pas eu peur de mélanger allègrement une trame « policière » classique à des « décrochages » futuristes, déjà d'actualité. Entretien avec l'étonnant créateur du cyberpolar.

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Comment es-tu devenu un auteur de romans noirs ?

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Avant l'écriture, je faisais de la musique. En 1977, j'étais dans un des premiers groupes « punk » parisiens, ça s'appelait « État d'Urgence » ensuite je me suis orienté vers une musique plus techno avant même que ce soit la mode. J'ai galéré ainsi une dizaine d'années comme musicien. Pour gagner de quoi vivre, j'ai travaillé dans une boîte de pub et puis un jour je me suis retrouvé sans rien, plus de boulot, plus de chômage, plus de musique ! Alors je me suis fait un pari, écrire un bouquin. J'ai bossé toute l'année 1991 sur un gros manuscrit qui n'a été pris nulle part, mais Patrick Raynal, le directeur de la Série Noire, m'a conseillé d'écrire quelque chose de plus classique, un polar… Je me suis à nouveau donné six mois, pas un jour de plus, et ça s'est appelé La Sirène rouge. La Série Noire l'a édité et dans la foulée j'ai écrit Les Racines du mal, 600 pages… un bouquin assez hors norme, au point que j'ai failli ne pas le proposer à la Série Noire. Malgré cela, ils l'on accepté immédiatement.

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On a envie de t'apposer l'étiquette de « cyberpolar », pourquoi ?

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Il s'est trouvé que Les Racines du mal est paru l'année où Internet a explosé dans les médias, ce que je n'avais pas calculé, or mon histoire se déroule sur sept ans, de 1996 à 2000 et la dernière année est vraiment très cybernétique. je parle de la communication par réseaux, de la télé numérique, des univers virtuels, de l'intelligence artificielle…

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Ton mélange science-fiction et polar est relativement détonnant !

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Oui, mais attention, la science-fiction d'hier, c'est l'actualité d'aujourd'hui. Les manipulations génétiques, le séquençage du génome humain, la mise en place de réseaux de communication mondiaux, les progrès dans l'intelligence artificielle, c'était déjà hier !

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La Sirène rouge, ton premier roman, raconte une cavale à travers les pays de la Communauté européenne, qui prend pour base une histoire glauque de trafic de films pornos avec un héros qui en pince pour la Bosnie. Ne serais-tu pas le Paul-Loup Sulitzer du polar ?

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Je voudrais bien ! Tu te rends compte… (rires) ; non, mais faut bien voir que la France, c'est une régie de l'Europe maintenant. Bon, on peut encore faire des polars qui se passent à Melun ou à Châteauroux, mais on a quand même le droit d'aller voir ce qui se passe en dehors de nos frontières, non ?

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Justement, est-ce que tu aurais été capable de partir jouer les snipers en Bosnie ?

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Oui, oh, j'aurais pu aussi me retrouver dans une cantine là-bas ! (rires). C'est vrai que j'ai failli tout quitter pour défendre la cause de la Bosnie ; et puis… je me suis dégonflé. Des copains bosniaques m'ont dit : « Nous, du monde on en a ; ce qui nous manque, c'est des armes, une vraie volonté politique, un soutien de l'Occident, et qu'ils arrêtent de se pignoler avec les droits de l'homme ! »

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Ton écriture et ton inspiration tranchent avec celles de l'ancienne garde du néopolar postsoixante-huitard, c'est un nouveau conflit de génération ?

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C'est vrai qu'un auteur comme Frédéric Fajardie m'a traité de fossoyeur technopunk du néopolar… C'est vrai aussi que nous ne sommes pas de la même génération. À mon époque, (NDLR : la fin des années 70) la société du plein emploi n'existait plus, on était déjà en pleine crise économique, c'était « no future » ! On avait bien compris que les rêves de tous les intellos qui avaient applaudi à la révolution culturelle maoïste conduisaient aux camps de rééducation. Imagine un peu Philippe Sollers dans une rizière ? (rires).

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Tu aurais voulu être une sorte de mercenaire anar, comme Toorop, le héros de La Sirène rouge ?

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Je ne suis pas anar, car comme disait Dos Passos, je n'ai pas assez confiance en l'espèce humaine… disons plutôt libertaire, parce que je pense qu'à l'intérieur de ce chaos ambiant que sont les sociétés humaines, on doit garder un minimum de droits, de liberté individuelle ; je revendique un esprit critique.

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Chez Gallimard, les « grandes plumes » font attention à vous, les auteurs de romans populistes ?

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Chez Gallimard, la Série Noire est située à la cave, on est un peu comme des rats… on n'a pas trop l'occasion de croiser du monde dans notre trou ! Mais les choses sont en train de changer parce qu'on est en train de se rendre compte que la littérature noire est une littéraire à part entière.

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Et si Pivot t'invitait ?

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Là, c'est le dilemme, que ce soit Pivot, Le Cercle de minuit, l'émission de Tesson ou d'Edern Hallier ; soit je refuse, soit j'y vais, mais alors je sais pas ce que je ferai ; il s'agira de mettre les choses au point…

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À propos de quoi ?

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À propos de tout ! Comme je te le disais, on est en train de se rendre compte que le polar est un art, alors ils sont tous à l'affût, en train d'essayer de récupérer des morceaux du genre, de la mettre à leur service de leur littérature pseudo-psychanalytique et hermétique, et tout ça vient après une espèce de guerre de tranchée où il y avait la grande littérature et cette espèce de sous-littérature bonne à donner aux cochons. Moi personnellement, j'ai lu de tout, de la science-fiction, du roman métaphysique, de la poésie, …

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Les Racines du mal, c'est la fin du politique, le début de la folie ?

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Ouais, c'est un peu ça. Le retour du religieux, des nationalismes, l'explosion technologique…

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L'implosion mentale ?

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Oui, biologique, le corps lui-même est devenu le territoire de la guerre.

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D'où vient ton tueur en série ?

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Schaltzmann, mon héros, est le mélange de deux ou trois personnages réels. Des types qui avaient complètement pété les plombs mais dont le parcours m'intéressait parce qu'il me semblait qu'ils nous disaient quelque chose. La folie est une destruction internet qui a des provenances externes. C'est aussi un outil de création, de découverte, un peu comme la fiction, qui est un mensonge mais qui nous permet de découvrir une réalité, une vérité ; je dis bien « une » parce que la vérité avec un grand V a souvent été mise au service du mensonge.

« Maurice G. Dantec. Internet et le Chaos »

Propos recueillis par Michel Tournié, Club Internet, 1995.

​Maurice G. Dantec n'a pas d'e-mail... Et l'antique Mac LC sur lequel il écrit n'est pas raccordé à Internet. Pourtant Les racines du mal, son dernier roman, met en scène un univers de haute technologie où le réseau joue un rôle majeur. Maurice Dantec a une vision plutôt pragmatique de la "révolution Internet". Loin des utopistes béats ou des Cassandre bornés, il voit dans le développement du réseau l'avènement d'un monde complexe et chaotique. Pour le plus grand profit de l'écrivain.

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Cette interview va être diffusée uniquement sur l'Internet. Est-ce que vous connaissez l'Internet ?

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Oui, je connais. Je pratique en fait assez peu. Parce que je n'ai pas d'e-mail personnel. Mais je connais suffisamment pour en parler et savoir de quoi il retourne.

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Pour vous, c'est juste un loisir ? Un outil de travail ?

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Disons que je me retiens pour que ça ne le devienne pas. Mais je sais que je vais être obligé d'y passer dans les mois qui viennent. Parce que, effectivement, plutôt que de gérer ma documentation sur ordinateur ou sur papier, l'accès à des sites spécialisés est quand même vachement plus pratique, pour tout un tas d'informations de type technique ou scientifique.

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Vous ressentez ça comme une obligation ?

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Ah non. Ce n'est pas une obligation sociale si c'est ça le sens de la question. C'est vrai que j'ai été un peu obligé pour des raisons tactiques de reculer l'échéance. Mais ce n'était ni moral, ni esthétique...

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Et, a priori, vous vous servirez plus de l'e-mail ? du Web ?

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Je ne dis pas que je ne chercherai pas à communiquer avec d'autres gens. Mais, dans un premier temps, et dans la masse du travail que j'ai à faire, c'est plutôt l'accès à des bases de données qui m'intéresse.

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Vous connaissiez Internet avant d'écrire Les racines du mal ?

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Oui. Je connais Internet depuis le milieu des années 80, même si ce n'était que de nom. Mais pour moi ce n'est pas une source d'inspiration, c'est un territoire. Je pourrais dir que la France, ou n'importe quel autre territoire est une source d'inspiration, mais ça ne veut pas dire grand chose. Donc Internet est juste un territoire dans lequel des individus entrent en communication. Après la source d'inspiration continue à être les humains, et ce qu'ils font.

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Le polar est plutôt branché sur le réel et le quotidien. Est-ce que vous pensez qu'Internet peut, à terme, faire partie du quotidien de tous les polars ?

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Ah ça c'est une question un peu piège. Dans le sens où il me semble que, dans bien des cas, le polar ne s'intéresse pas au réel. Il s'intéresse à une image du réel. D'ailleurs, je serais tenté de dire que j'ai tort de prendre le polar comme bouc émissaire. Parce qu'en fait il représente un peu l'état de la littérature française. Donc je pense que la littérature française, pour parler plus généralement, ne s'intéresse pas au réel. Elle fait semblant de s'intéresser au quotidien pour justement ne pas s'intéresser au réel. Donc, ce qui risque de se passer, c'est qu'il y a plein de polars qui vont parler d'Internet. Mais, en fin de compte, ils continueront à parler de l'image, de la réalité simulée de la chose, pas de ce que c'est.

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Dans Les racines du mal, on voit surtout un aspect du réseau qui met en communication des gens sans qu'ils dévoilent leur véritable identité. C'est déjà possible sur Internet. Cela vous intéresse ?

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Oui. C'est ça qui m'intéresse. Le Net nous fait effectivement entrer dans une ère nouvelle de la communication. Mais pour autant je ne pense pas que ce sera, par principe, un avenir radieux. Ça n'a pas de sens. Ce sera une espèce d'utopie privée, cryptée, dans laquelle on communiquera sous des identités factices plus ou moins virtuelles. Ce qui évidemment ouvre la porte à toutes les dérives criminelles. Mais c'est justement ce qui m'intéresse. Je ne dis pas pour autant que le Net c'est mal parce que le crime peut se mettre à vivre dessus. Pour moi, le crime fait partie de l'humain. Donc à partir du moment où l'humain est sur Internet, le crime y est aussi.

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Le Monde a publié cet été une de vos nouvelles intitulée Là où tombent les anges. Cette nouvelle est maintenant disponible en ligne sur le site Web du Monde. Que pensez-vous de cette initiative ?

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À vrai dire, comme bien souvent, j'ai laissé faire. Quand la nouvelle a été publiée, Le Monde a mis en place un service multimédia et m'a demandé si je ne voyais pas d'inconvénient à ce que la nouvelle soit mise sur le site. J'ai répondu allez-y et puis c'est tout. Je ne m'investis pas dans ce cas là.

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J'imagine que le sentiment est différent lorsque l'on est publié en livre, dans un journal et sur Internet ?

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Non, pour moi tout ça est un peu pareil. À la seule différence que je ne crois pas aux textes sur Internet. Il me semble qu'il y a confusion des genres. Surtout dans ce pays où l'on veut toujours que ce type d'objets technologiques servent de manière évidente à la diffusion de la culture avec un grand C. Donc on veut y mettre des livres, ou des nouvelles en l'occurence. Mais franchement, lire un bouquin sur un écran, je ça monstrueusement fastidieux.

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On est tous d'accord là-dessus. Mais on peut supposer que la technique pourra un jour rendre cette lecture moins pénible.

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Oui. Mais quel intérêt de se connecter sur un réseau, de charger 100 ou 200 pages pour ensuite les imprimer, recto uniquement dans la plupart des cas, sur son imprimante ? On revient à avant Gutenberg ! Ça n'a pas tellement de sens. Le Net remet justement en question la structure et la manière dont fonctionne l'écrit. Pour le moment, tout le monde bidouille un peu. Donc je comprends que Le Monde ait pu mettre ma nouvelle en ligne. Mais il me semble que le Net, et les technologies qui vont en dériver, vont vers autre chose.

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Le Web est bâti sur l'hypertexte. Si demain vous deviez écrire quelque chose qui soit publié uniquement sur Internet, est-ce que vous envisageriez d'utiliser l'hypertexte ou une autre forme de narration ?

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Je ne crois pas à une utilisation exclusive du Net. Je préférerais mettre en place des liens hypertextes autour d'un livre. Le livre restant un objet autonome qui pour l'instant n'a pas trouvé de successeur compétitif. Dans le sens où le livre a été fabriqué pour qu'on lise, comme la voiture a été fabriquée pour qu'on roule. L'ordinateur n'a pas été fabriqué pour qu'on lise. Donc le but du jeu serait plutôt de fabriquer des livres qui auraient des relations avec des contenus présents sur le Net. Que ces contenus soient des textes, des images ou des sons. Mais la traduction brute du livre sur le réseau me laisse dubitatif.

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Et quelles pourraient être ces relations entre un livre et Internet ?

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Alors là, on rentre dans le domaine de la pure prospective, puisque tout est à inventer. Par un système de CD-ROM ou on line, le bouquin peut être relié à d'autres écrits ou d'autres types de contenus de type audiovisuel. Mais pour l'instant je n'en sais rien.

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C'est une envie ?

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Je suis plutôt du genre on verra bien plus tard. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas l'envie, mais il faut réunir un certain nombre d'éléments et avoir une vision assez claire de ce que l'on veut faire... Ça ne m'intéresse pas d'être sur le Net pour être sur le Net. Je préférerais voir quels types de nouveaux outils on peut essayer de créer.

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Et pourtant on vous voit beaucoup sur le Net francophone.

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Oui mais moi je n'y suis pour rien. On me demande, comme vous, de faire une interview qui va se retrouver sur un site. Je suis plutôt bon enfant vis à vis de ça. Par exemple, je connais bien les gens qui font Nirvanet, sur lequel il y a une interview. Mais je sais qu'il y a d'autres sites, que je ne connais pas, qui ont publié des choses sur moi. Mais c'est ça aussi Internet.

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Tout ceci vient sûrement des Racines du mal, de son image cyber qui a peut-être déteint sur vous.

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Oui. Ça ne fait pas l'ombre d'un doute.

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On trouve aussi sur Internet des romans interactifs.

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Ah oui... Alors... Les romans interactifs... Tu veux vraiment que je te dis du mal des romans interactifs ? (rire) Le problème est toujours le même quand arrive ce nouveau type de technologie. Il y a une espèce de vieux mouvement de fond qui consiste à dire tout le monde est artiste et peut faire des bouquins, de la peinture, du cinéma... Et on arrive à ne plus savoir exactement qui fait quoi. Et le roman interactif me semble être le point crucial. Je crois qu'aucun lecteur, ou aucun spectateur de film, n'a envie d'être constamment obligé de choisir entre différentes alternatives dans une histoire. Il n'a pas payé pour ça. Ça ne veut pas dire qu'il ne peut à son tour devenir producteur d'images ou de textes. Ce que le Net propose justement. Pour moi le livre est interactif puisqu'il s'agit de mettre en communication et en interaction deux cerveaux par l'intermédiaire d'une interface qui s'appelle le livre. Si à la fin de chaque page ou de chaque chapitre, on vous propose un choix soi-disant arborescent, je ne vois pas en quoi ça améliore le produit interactif qu'est déjà le livre.

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On trouve aussi un autre type de romans interactifs qui proposent une écriture à plusieurs.

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Pareil. Pour moi c'est de la régression. On se sert d'un objet technologique avancé pour revenir à ces vieilles lunes de l'écriture collective, interactive entre l'auteur et son récepteur. Tout ça me semble être d'un intérêt fort limité.

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Que pensez-vous du problème du droit d'auteur sur Internet ? Est-ce que cela vous inquiète ?

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Non, pas plus que ça. Comme toutes les structures en gestation, le Net fout le bordel. Mais il est évident que, d'ici quelques années, un nouvel ordonnancement va s'établir. Et de la même manière que les droits d'auteur sont apparus à la fin du XIXe siècle pour des raisons techniques et sociales bien précises, quelque chose qui correspondra sans doute aux droits d'auteur, qui sera sans doute géré de manière différente, peut-être de façon plus autonome par des gens eux-mêmes, va être obligé de voir le jour. En ce bas monde tout travail mérite salaire. Le problème reste posé, je ne sais pas comment il va se résoudre, mais il se résoudra, de toute façon.

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Internet a un aspect politique. Dans son élaboration, il y avait un esprit communautaire et égalitaire. Même si c'est en train de changer, que pensez-vous de cet aspect ?

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Les technologies sont toujours de l'ordre du politique, au sens étymologique : vie de la cité. Mais ce qui me pose problème c'est toujours le discours utopiste. Le Net va créer de nouvelles formes de communication entre les hommes. Oui sans doute, mais les anciennes ne vont pas pour autant disparaître. Il va plutôt y avoir hybridation. Les utopies égalitaires sont déjà confrontées à la dure réalité inégalitaire de notre humanité. Même si on a tous l'impression d'une vraie révolution, on n'en est qu'à la préhistoire du réseau. Le Net est quelque chose qui dissout les anciennes structures mais dans laquelle on finit par les retrouver quand même. Le Net est quelque chose de paradoxal qui est le produit du capitalisme mondial à son stade actuel. Communautaire, je veux bien, pour autant que le Pentagone forme une communauté soudée. Ce qui ne fait pas l'ombre d'un doute. Et ce qui m'intéresse justement c'est que le Net n'a pas été créé ex abrupto pour donner des solutions à des soi-disant problèmes. Ça ressemble plus à de la biologie, comme si un nouvel être vivant était apparu, par la sélection naturelle, dans la communauté humaine de la fin du siècle.

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Dans Les Racines du mal, on voit des gens, qui ont des activités criminelles et qui, grâce à un réseau de communication, parviennent à mettre en difficulté les autorités ou les États. Et l'Internet semble faire la même chose actuellement, c'est-à-dire poser des difficultés aux États.

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Il y a une dialectique. Il n'y a rien d'univoque. Effectivement, Internet pose des problèmes aux États nations. De fait, il s'agit d'un réseau transnational qui dépasse les anciennes frontières. Mais ça ne veut pas dire qu'il ne reconstruit pas d'autres frontières. Donc un discours consiste à dire qu'Internet nous libère ou nous fait dépasser les frontières géographiques. C'est clair. Mais il y a tout un tas d'autres frontières qui sont réintroduites, réinventées, par le Net.

Une ces nouvelles frontières est celle qui sépare les informations accessibles à tous de celles dont l'accès est réservée à certaines personnes. Le mouvement cyberpunk prône un accès totalement libre à toutes les informations. C'est un concept qui vous plaît ?


Oui ça fait partie de cette histoire qui se forge. Jusque très récemment les États nations contrôlaient la circulation de l'information. Ensuite ils ont trouvé une sorte de relais dans les grands groupes de presse ou de communication capitalistes éparpillés à travers le monde. Avec le Net, on arrive à quelque chose de nouveau, à savoir que chaque individu est sa propre entreprise de communication. Là ça pose d'autres types de problèmes aux États nations. Parce qu'on ne peut pas contrôler la circulation des digits téléphoniques ou autres sur le réseau mondial. Mais ça ne veut pas dire que les États ne vont pas continuer à vouloir instaurer des formes de contrôle. Ils vont peut-être même y parvenir. C'est cette dynamique qui est intéressante.

En tout cas, ça relance les choses ?


Oui au moins ça donne un peu d'air à un certain nombre de pensées alternatives. Celles-ci se rendent compte qu'elles ont la possibilité de ne pas rechercher à tout prix la prise de pouvoir frontale en prenant d'assaut les institutions. Ce qui n'a pas de sens et surtout pas d'intérêt. La solution semble être de créer des réseaux, justement, dans lesquels l'information circule et où des projets ou des contre projets peuvent voir le jour.

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Internet favorise également certains combats politiques très concrets, comme par exemple celui des dissidents chinois. Est-ce que vous avez l'impression que ça fait changer quelque chose ?


C'est toujours pareil. En Chine ou dans d'autres régimes totalitaires, des technologies comme Internet sont effectivement menaçantes pour l'ordre établi. Mais je crois que ce serait extrêmement naïf de croire que le Net va suffire à renverser les gérontocrates de Pékin. C'est sans doute un élément qui pourrait participer à l'effondrement, par exemple, du système communiste chinois, mais ça m'étonnerait qu'il soit suffisant. Si Internet ne donne aux chinois que la possibilité d'accéder à des extraits de films américains, à des publicités ou même à quelques textes vaguement subversifs, j'ai peur que ce soit loin d'être suffisant pour renverser les mecs qui ont le pouvoir à Pékin. Maintenant, si ça sert de tête de pont, d'élément parmi d'autres, d'une stratégie plus générale, là oui ça peut être intéressant.

Alors, ça favorise ce type d'action qu'on pourrait trouver noble mais, la technologie étant la même pour tout le monde, ça favorise aussi la désinformation.


Là on est exactement au centre du problème. C'est pour ça que je suis très loin de tous les gens qui ont la vision utopiste du Net. Comme toutes les technologies qui ont été inventées elle est au moins à double tranchant si ce n'est à multiples facettes. Il est évident que les pouvoirs d'État, les pouvoirs maffieux, les sectes ou les groupuscules politiques plus ou moins terroristes vont se servir du Net. Mais ce qui est intéressant c'est que la technologie Internet a toujours, malgré tout, une longueur d'avance sur les possibilités de récupération que les systèmes de ce type peuvent en faire. Là aussi les choses ne sont pas si simples.

Pour vous l'espoir est dans la dynamique du réseau ?


Non parce que je n'ai pas la vision d'une histoire qui s'améliorerait. Je suis très dubitatif par rapport à tout ça. Je pense qu'il y a une histoire qui se complexifie mais je ne pense pas du tout qu'on aille vers des jours meilleurs. À la limite, étant plutôt un partisan du chaos, je dirais même que ça risque de rendre plus difficile un certain nombre de choses. En l'espace de quelques années, la Net a multiplié par un facteur que je ne peux pas chiffrer la mondialisation en tant que phénomène inéluctable. On se rend bien compte aujourd'hui que la mondialisation crée d'énormes réactions épidermiques à son encontre. Donc le Net n'a pas fini de susciter des réactions contre lui, ou avec lui, ou moitié-moitié.

C'est plutôt une idée séduisante ?


C'est à chacun de tirer les conclusions pour sa philosophie personnelle. Pour moi, l'humanité améliore matériellement ses conditions de vie mais les sociétés ne sont pas conçues pour donner du bonheur. Je n'ai pas une vision de l'humanité à l'envers. Les problèmes ne font que commencer.

​

Quel genre de problèmes ?


C'est une chose que je n'ai pas eu le temps d'aborder dans une des toutes dernières questions concernant les rapports conflictuels entre les institutions politiques et les nouvelles technologies comme Internet. À mon sens, le Net n'est qu'un des facteurs. C'est un facteur stratégique parce qu'il est lié directement à la révolution technologique de l'information. Personne n'a bien saisi la chose mais l'informatique n'est pas un domaine industriel en soi. C'est plutôt quelque chose qui transcende l'ensemble des domaines de production industrielle ou intellectuelle. C'est une nouvelle manière de concevoir la mise en relation entre différents objets. On se rend compte que les institutions politiques de l'ordre ancien font tout pour essayer de contrôler la chose. Mais évidemment c'est peine perdue. C'est comme si on essayait d'arrêter l'eau d'une digue qui vient de céder avec ses petites mains. C'est un peu pathétique. Au moment même où l'Etat français se rend compte, sans doute avec 25 ans de retard, de la non-validité du modèle industriel français, il choisit ce moment précis pour mettre en place des structures comme le CSA qui ont pratiquement comme objet de faire perdurer le mythe français dans la tête de la population. Conclusion, le CSA n'hésite pas à censurer des auteurs comme moi quand ils passent sur les chaînes de télévision, à censurer des émissions sur les mangas, sur certains autres aspects de la science-fiction, sous le prétexte désormais reconnu par tout le monde de la violence. En fait, tout acte de création qui ne rentre pas dans les cadres institutionnels fait violence à l'ordre, moral ou social. Il y a bien une sorte de guerre civile larvée, qui ne dit pas son nom, qui est train de se mettre en branle. C'est un des trucs que Internet, sans le vouloir, a produit.

Mais est-ce que ce n'est pas un combat déjà perdu ?


Si bien sûr. C'est presque un bonheur d'avoir comme ennemis des gens comme Hervé Bourges ou le CSA. C'est un peu la bataille du Neandertal contre l'Homo Sapiens. Mais ça ne veut pas dire qu'il ne vont pas tout faire pour retarder l'échéance. Ça a toujours été comme ça dans l'histoire, que ce soit Hervé Bourges et l'espèce de KGB culturel qu'il dirige ou les autres institutions du même acabit, ou même, pire encore, des associations privées. Par exemple, Jean Dutour a mis en place une association dont le but est de pourchasser tous les gens qui, sur le Net, ne respectent pas les lois Toubon. Les lois Toubon elles-mêmes sont donc la pierre angulaire de ce système. Elles sont en fait l'équivalent des lois Debré. Tout le délire sur l'identité culturelle et la défense de la culture française, c'est bien exactement avec ces organes - les lois Toubon, le CSA, etc. - la même chose que les lois Debré vis à vis de la population humaine. D'un côté, on essaye d'interdire l'entrée d'images ou d'informations, de l'autre, on essaye d'interdire l'entrée d'êtres humains. C'est toujours la même politique. C'est sans doute l'ultime tir de barrage de l'État nation français avant son écroulement en tant que tel.

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Vous avez déjà été personnellement victime de la censure ?


Oui absolument. À la télévision. Je ne sais pas si légalement j'ai le droit de citer la chaîne. Une chaîne musicale dont la cible est plutôt adolescente, qui a une émission consacrée à Internet, m'a fait venir en tant qu'auteur de fiction pour parler du Net et visiblement un certain nombre de choses que j'ai dit n'ont pas plu. Et, pire encore que le CSA qui aurait pu prendre une décision "légale", c'est la chaîne elle-même qui a devancé la sanction et qui a demandé à ses journalistes de faire des coupes. On en arrive au stade où la sous-intelligence des censeurs est intégrée par ceux qui devraient être ses plus féroces ennemis, c'est à dire les diffuseurs d'images. Or, on se rend compte que les diffuseurs d'informations rampent littéralement devant ce comité anachronique.

Ça ne vous donne pas envie d'aller vous exprimer vous même sur Internet ?


C'est fait déjà. C'est pour ça qu'avec les gens de Nirvanet on a aussi cette collusion. Évidemment, je suis en train de préparer la contre-offensive, ça va de soi. Mais quelque part, c'est plaisant, parce que c'est pathétique, de voir Jean Dutour ou Hervé Bourges tenter d'arrêter une révolution qui pour moi est d'ordre anthropologique.

Vous ressentez ça aussi en écrivant ?


Ah non. Je n'ai pas de censeur, surtout pas dans ma tête. Au contraire, je suis pour la mort de tous les censeurs.

Vous avez un prochain roman en cours d'écriture ?


Oui c'est ça oui. (rires) Et c'est tout.

tournié1995

To be continued...

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