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Nouvelles

monde2001

« Magna Mater Noster »

[Mai 2001], Le Monde, 4 juillet 2001

Le jour se lève sur notre monde. Et la nuit tombe sur ce qui reste de nous. Et la nuit, à tout prendre, vaut beaucoup mieux sans doute que la transparence totalisée dans laquelle on nous a donné le désir de vivre.

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Ah, oui, l'avenir radieux du progrès, la conscience libérée des entraves morales, la fin du travail et de son oppression, l'enterrement des antiques valeurs guerrières et malfaisantes, l'Humanité enfin réconciliée avec la nature et plus encore avec la technique elle-même, oui, le sexe dans tous ses états, la discipline spirituelle comme branche spécialisée de l'astrologie zodiacale, l'harmonie universelle en cassettes de rééducation, l'art pour tous et par tous, la fête perpétuelle et sa commémoration sans cesse renouvelée, oui, mobilisation générale du Grand Magic Circus, mode d'emploi : du bagout, de la radote, et du baratin, plus un bon beat disco, voilà l'ambiance. Le paradis, pour sûr, était une fois de plus à portée de main. Il suffisait, n'est-ce pas, de se débarrasser du lourd et encombrant héritage historique de l'homme pour s'élever d'un coup au-dessus de nos basses contingences biologiques et s'offrir au passage le luxe d'une transformation générale des valeurs.

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Aimez-vous les uns les autres. Ouais : BAISEZ-VOUS les uns et les autres. Et dans tous les sens du terme.

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J'observe attentivement les images en provenance du Ministère Uni de la Condition Post-Humaine, une des principales agences de la toute nouvelle OHU. Elles m'arrivent par la liaison BioTek dernière génération qui connecte directement mon nerf optique à une bonne dizaine de satellites privés ainsi qu'à mon propre système d'espionnage. Pour l'heure, via ma dérivation pirate installée sur la liaison locale du méta-réseau NewWorldNews, qui lui appartient en propre, j'observe Janet Jackson III, la Grande Matriarche de l'Organisation de l'Humanité Universelle, converser avec sa frangine clone, Janet Jackson IIIb, ainsi qu'avec un androïde fabriqué en orbite nommé Adrian/Onyx 111, chef de l'antenne britannique du Front de Libération des Créatures Artificielles Expérimentales, mais aussi codirecteur international de la Coalition pour l'Autodéfense de la Nature, un ancien représentant mexico-nigérian du Syndicat Universel contre la Suprématie Culturelle Impérialiste, et devenu vice-directeur pour l'hémisphère américain du Ministère Uni en question, un certain Thomas Alvarez-Okanvolo, une rédactrice de mode transsexuelle devenue directrice du Centre Général des Études Historiques Néo-Révisionnistes, Wanda-Georges Hillenberg, et deux membres(ses) trié(e)s sur le volet du Directoire Universel de Vigilance Éthique. Objet du débat matinal : comment se débarrasser des derniers îlots de résistance qui tentent désespérément de se soustraire à la Grande Démocratie Universelle désormais réalisée. Et en particulier, comment faire comprendre aux derniers hommes qu'il est grand temps désormais qu'ils passent pour de bon la main aux nouveaux maîtres de la planète ?

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Janet Jackson III : Nos sœurs militantes de la Ligue Humaine contre les Valeurs Archaïques ont d'ores et déjà interdit toutes les études théologiques dans les universités américaines et canadiennes, elles s'attaquent maintenant à la biologie, aux neurosciences et à la psychanalyse avec le même brio : toutes, et je dis bien TOUTES les études historiques portant sur la « culture occidentale » ont été remplacées par une annexe ou une autre de nos « cultural studies », et la loi contre les sciences discriminatoires sera ratifiée par le Sénat dans le courant de l'année, c'est acquis. Il ne reste plus que quelques vieux Prix Nobel décrépits qui persistent à vouloir enseigner leurs vieilles lunes dans des facultés de troisième zone, mais les extrémistes de la United Humanity Total Cultural Revolution, la fraction dure de nos amies, organisent désormais manifestations et défilés à chacun de leurs cours. Je crois vraiment que cette année 2048 sera un grand millésime !

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Janet Jackson IIIb : On m'a dit qu'à l'université d'État de l'Illinois, elles avaient quand même défenestré en public un professeur d'économie qui maintenait que le régime de production socialiste était une erreur. Elles ont brûlé son amphithéâtre et tous ses documents. Il faudrait peut-être calmer un peu leurs ardeurs...

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Adrian 111 : Pffh... un professeur d'économie... Des livres !!! Ce type était un provocateur réactionnaire bien connu. Heureusement, ces suppôts de l'ordre patriarcal n'en ont plus pour longtemps. Ici aussi en Europe nous nous organisons et nous sommes en train de...

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Wanda-Georges Hillenberg (au bord de l'hystérie) : Des clous ! Ça traîne ! Heureusement que nos chiennes de garde travaillent jour et nuit à traquer le langage de la discrimination dans la presse ! Figurez-vous, cher ami androïde, qu'il existe encore bon nombre de groupes d'information qui échappent à notre contrôle. Certains publient même des textes violemment opposés à notre politique de libération des peuples et des individus. Bien sûr nous les traînons en justice, mais le combat est loin d'être terminé, surtout sur le Vieux Continent.

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Adrian 111 : Nous faisons de notre mieux. L'Europe occidentale est acquise, en Angleterre vous le savez, nos amis défenseurs de la Vie Animale ont désormais fait en sorte que plus aucun laboratoire scientifique de type nazi ne puisse fonctionner, et dans le reste de l'Union, tout propos anti-OHU est désormais passible de prison, mais voyez-vous, pour les labos on me dit qu'ils ont émigré au Kazakhstan, voire au Kamtchatka ! Les vrais problèmes viennent, vous le savez, de tous ces arriérés de Russie, d'Europe orientale ou de Nouvelle-Yougoslavie qui empêchent que l'Europe bascule définitivement dans notre camp. Il y a beaucoup de travail à faire là-bas, mais plusieurs organisations amies nous aident à y combattre la pensée archéo- humaine. Nous avançons.

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Thomas Alvarez-Okanvolo : L'Europe tombera en dernier. Nous aurons du mal à y faire oublier Aristote ou saint Augustin !

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Adrian 111 : Vous rigolez ?! Nous sommes parvenus à supprimer toutes les langues mortes des premiers cycles universitaires, et ce dans les quinze États originaux de l'Union. La moitié, donc. Le reste suivra, les directives sont prêtes. Arrêtez donc de dégoiser vos conneries et avouez que ce n'est pas si mal !

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Janet Jackson IIIb : L'important, vous le savez, est de profiter au mieux de l'expansion acquise par les fondamentalistes, surtout les musulmans, à chaque mot qu'ils prononcent, nous gagnons des milliers de voix... Leur reflux désormais partout constaté doit être contrôlé au mieux de nos intérêts. La prochaine Assemblée Générale de l'Humanité Unie est prévue à la fin de l'année, ils se feront exclure de la Conférence Islamique car je crois que maintenant les Royaumes du Golfe sont prêts à tourner la page. Il ne leur reste assez de pétrole que pour une toute petite vingtaine d'années, et encore.

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Wanda-Georges Hillenberg : Ça ne les empêche pas de continuer à fabriquer leurs flottilles de yachts sous-marins, maintenant que leur littoral est sérieusement attaqué par la montée des eaux ! N'oubliez pas qu'un gallon de pétrole vaut aujourd'hui son poids en or. Les rois de l'or noir. Merde, c'est vraiment maintenant que ça commence pour eux !

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Thomas Alvarez-Okanvolo : Mais non, mais non, c'est la fin des haricots. L'hydrogène aura tout remplacé dans dix ou quinze ans... les normes environnementales feront le reste, et grâce aux talibans et aux pétrodollars saoudites nous avons pu tuer dans l'œuf toute réforme de l'islam. Comme chez moi au Nigeria lors de la guerre civile entre chrétiens et musulmans. Maintenant tout le monde est pour l'OHU là-bas. Cette religion ne s'en relèvera pas, il ne faut plus s'en inquiéter. Quand leur désert ne donnera plus une goutte de leur fameux or noir, ils auront l'air malin avec leurs émirs illettrés et leurs flottilles de yachts sous-marins !

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Janet Jackson III : Dans tous les cas ce sera un peu plus difficile avec les papistes d'Europe de l'Est qu'avec les congrégations déjà acquises à notre cause, je sais qu'il subsiste quelques noyaux de protestants fanatiques dans les montagnes Rocheuses, mais bon... maintenant ils peuvent bien décréter la sécession de l'Idaho ou du Montana s'ils le veulent !

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(Rires.)

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La coupure de publicité vantant les mérites du Programme de Rénovation de l'Humanité est suivie d'une petite rafale de messages commerciaux ultra-rapides en mode subliminal que je peux éviter d'un coup d'œil mais que je devrais en échange recharger plus tard dans ma propre mémoire vive. Je suis habitué. Je possède un petit processeur de nettoyage cortical acheté au noir qui me permettra de passer outre.

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Je passe un ordre sub-vocal à ma neuro-interface pour qu'elle mette en action mon endosquelette Prothesis 3000. Je dois aller aux chiottes. Ma journée de travail commence souvent par ce petit rituel ; à mon âge, c'est excusable.

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Comme tous mes congénères redevables à l'Humanité Unie d'avoir su ainsi nous prodiguer tant de confort, je suis vieux maintenant. Né avant ce siècle, je pourrais sans doute en voir la fin. L'endosquelette est composé d'une nanostructure de résine biocompatible dotée d'un neuroserveur et sur laquelle les cellules osseuses nouvelle génération peuvent croître et se développer selon mon propre code génétique, renouvelé par transcriptase synthétique générale. Ce type d'opération coûte encore bonbon, mais depuis que je collabore au plus haut niveau avec la Counter-Retro Action Coalition et que je prépare les émissions de Luis-Gilbert Tandusco, le guru transformiste aux dix pénis et aux trois seins poilus, je dois dire que mon quotidien s'est substantiellement transformé, lui aussi.

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Je vis désormais dans la ville sous dôme géodésique d'Oprah Whitney City, je possède un luxueux appartement à énergie entièrement recyclable de onze pièces, dont le vaste bureau qui, du 13e étage de la tour, domine toute la ville de Marbella, sur la côte andalouse. On dit qu'Oprah Whitney a racheté aux Saoudiens et aux Koweïtis les 40 kilomètres de littoral alentour pour y ériger sa Cité du Futur Harmonieux, juste avant de décéder il y a vingt ans, au début des travaux, d'un stupide accident de ski nautique à réaction.

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D'ici, et avec tous les moyens que le monde moderne est en mesure de m'offrir, je peux œuvrer avec l'aisance des grands chasseurs. Je travaille pour la CRAC, dont Luis-Gilbert Tandusco est un des membres influents, mais aussi directement pour Hillary Clinton, dont la troisième cure transgénique a parfaitement réussi et qui vient d'enterrer son mari, ex-Président des États-Unis, qui lui n'a pas eu la même chance.

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Hillary veut tout savoir de ce qui se trame en coulisses dans la grande organisation universelle dont elle est devenue l'une des directrices, avec Janet Jackson III, plus sa sœurette clonée à titre de doublure et de conseillère particulière, et Stéphanie-Alejandro Dumont-Trinidad, transsexuelle d'origine vénézuélienne, ancien gouverneur de l'État du Mato Grosso et Miss Brésil 2029. Comme ses consœurs, elle ne s'intéresse guère aux reliquats du vieux monde qui essaient parfois de faire entendre leur voix. Elle sait que c'est peine perdue pour eux. Certes, il importe de faire croire plus que jamais que l'antique pensée archéo-humaine menace encore les fondations de l'univers merveilleux qu'ils/elles nous bâtissent. Mais Hillary est une femme de pouvoir extrêmement intelligente, qui a survécu à plus d'un demi-siècle d'intrigues politiques, et à trois cures de rajeunissement global transgénique à 5 millions de dollars le bout. Elle sait qu'un traître, par définition, c'est un ami, un proche.

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Mon boulot : officiellement, œuvrer pour les « anti-rétros » de la CRAC à traquer les réseaux de résistance opposés à l'OHU ainsi qu'à préparer les textes « pamphlétaires » de Luis-Gilbert Tandusco, pour son émission hebdomadaire « Ethics for the Post-Humanity ». Officieusement : surveiller pour le compte d'Hillary les autres groupes concurrents, ficher les membres influents du vaste réseau institutionnel-électronique qui a pris possession du globe, et lui rapporter tous les ragots qui courent au sujet de ses ennemi(e)s personnel(le)s, qu'ils soient réels ou simplement « potentiels », voire « virtuels » (trois couleurs de classement : jaune/orange/rouge).

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Je suis vieux, comme je le disais, je suis né en 1969, le jour même où Neil Armstrong a posé le pied sur la Lune, mes parents m'ayant toujours fait la remarque que grâce à moi, ils avaient raté l'événement historique de leur décennie ! Quoi qu'il en soit, les gars de l'Agence qui s'occupent des ressources humaines pour la CRAC et Hillary m'ont bien signifié que c'était précisément ce qu'ils recherchaient. Un vieux gourdin. Des jeunots décérébrés convaincus que la science est une extension impérialiste du phallus masculin, leurs cabinets en regorgent, ils ne savent plus à quoi les payer. Certes ils utilisent les instruments que la technique occidentale nous a légués, comme le méganet mondial, les neuroprocesseurs, la nanophysique, etc., mais bon, les quelques lascars qui restent encore aux postes de responsabilités stratégiques – et qui œuvrent dans l'ombre sans faire de bruit – savent pertinemment que les benêts formés à l'école de l'humanitarisme universel ne font pas des gens capables de prendre des risques simplement par orgueil, ou même pour le plaisir défendu de gagner de l'argent.

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Maintenant que les dernières grandes souverainetés politiques ont disparu, que même les baronnies industrielles et financières sont aux ordres, le Programme de Rénovation de l'Humanité a pu être lancé, et ce programme spécifie désormais en toute lettres : « L'arrêt de la course démentielle à la productivité et à la technique, la mise sous contrôle éthique et écologique de la science et de l'éducation, l'accompagnement démocratique des arts et de la culture, le gel des recherches pouvant conduire à une augmentation des potentialités destructrices du genre humain. »

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Et Hillary compte bien y apparaître en première place.

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Après avoir instrumentalisé la CRAC et Luis-Gilbert Tandusco (un véritable aspirateur à rumeurs), elle s'est rendu compte qu'il lui fallait quelqu'un pour mettre en place une authentique stratégie d'espionnage et de contre-espionnage adaptée à ses besoins, exponentiels. Ça fait un bail qu'on n'étudie plus Machiavel, de Gaulle ou Sun Zu dans les écoles administrées par l'Unesco, il devient de plus en plus difficile de trouver un connard de mâle-blanc-mort capable de lire autre chose que des romans à auteur de synthèse, de parler plusieurs langues, dont certaines dites « Ã©teintes », et connaissant assez de coups tordus pour en remontrer aux gugusses qui avaient fait élire Kennedy en son temps. Avant de le dézinguer presque aussi sec.

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Il n'y a donc plus de « guerres » sur notre belle planète. Celles-ci en effet ont été « bannies » par le tout premier amendement de la charte établissant l'OHU, il y a trois ans, cent ans jour pour jour après la convention de San Francisco. Conclusion : c'est une force de police humanitaire permanente qui maintient « la paix » dans les territoires immenses, où, pour reprendre les mots d'un philosophe allemand désormais interdit (pour incitation à la haine), le désert croît sans cesse.

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Cela fait presque deux ans maintenant que j'espionne pour le compte d'Hillary. Mon salaire est substantiel et pourrait maintenir à l'année le budget d'un des micro-États qui désormais pullulent à l'Assemblée Générale : 324 au total à l'heure où j'écris ces lignes. Huit autres sont attendus l'année prochaine. Et l'OHU vient de lancer un ambitieux programme humanitaire visant à pouvoir reconnaître toute « communauté culturelle » comme « nation », et qui devrait prendre effet au cours de la prochaine décennie. Comme me l'a fait un jour remarquer ma patronne : Plus il y aura d'États indépendants à l'OHU, mieux notre programme marchera. Ils ne parleront bientôt plus qu'une seule langue : la nôtre, en tout cas celle que nous aurons décidé qu'ils parlent. Ensuite, vous devez le savoir mon cher conseiller spécial, plus les barons sont nombreux, plus ils passent leur temps à se chamailler. Évidemment nous devons veiller à l'éducation des peuples de toute la planète, vous me comprenez, n'est-ce pas ?

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— Oui, avais-je dit, et vu que les ressources énergétiques et humaines de ladite planète sont limitées, ils seront pauvres. Et les pauvres ne pensent qu'à remplir leur estomac. Donc on leur envoie des sacs de riz et de soja transgéniques et ils votent pour nous en signe de reconnaissance.

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Hillary m'avait regardé, presque offusquée, mais une sorte de minuscule sourire avait ourlé un coin de sa bouche, je m'étais demandé un instant quel jeu elle jouait avec moi :

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— Vous êtes cynique. Et vulgaire.

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— Je serais cynique si j'envoyais les sacs de riz en question. Je serais vulgaire si en plus je prétendais que c'est utile.

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Lors de mon embauche, dans sa résidence de Québec, j'avais pris Hillary directement à partie :

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— Le salaire proposé est plus qu'honorable mais si vous voulez qu'on commence sérieusement à travailler, vous allez devoir vous fendre d'une bibliothèque digne de ce nom.

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La pièce, un bureau aussi vaste que mon nouvel appartement en son entier, était vide de tout objet relié, à part quelques revues de mode en cellulose artificielle qu'on avait posées d'une façon savamment négligente sur une table basse art nouveau vieille d'un siècle et demi, en guise de décoration à la fois cool et branchée, j'imagine. Les hautes fenêtres donnaient sur le fleuve Saint-Laurent, dont on apercevait la vaste embouchure qui s'ouvrait vers le nord.

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Les gardes du corps en costards Armani à l'épreuve des balles s'étaient marrés mais Hillary les avait fait taire d'un geste péremptoire, les yeux furibards.

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— Vous voulez dire des livres ? Des livres imprimés ? — Oui, avais-je répondu, des putains de livres.

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Elle avait paru intriguée, et elle avait réfléchi quelques instants à la question qu'elle allait me poser :

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— Nous avons tout le méganet à notre disposition, plus tous les digidiscs possibles dans tous les standards imaginables, et j'ai un accès spécial à ultra haut débit de plus de trois mille gigabits par...

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— Par seconde ou par poils de cul au mètre carré, je m'en contre-tamponne le coquillard, chère madame. Je vous dis que je vais avoir besoin de livres, j'en ai la liste complète. 90 pour cent d'entre eux ne font pas partie des collections numérisées, les autres sont quasiment introuvables, sauf sur des sites illégaux, hypermobiles, et très bien protégés. Nous n'avons pas de temps à perdre pour ces conneries.


Hillary a pincé les lèvres, signe de grand désappointement.

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— Où voulez-vous donc que je trouve des livres imprimés ? Merde, je suis pas comme ce fêlé de Bill Gates Junior, je ne collectionne pas les Pulps des années 1950 moi !

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— 100 livres, 101 très exactement, j'ai fait en tendant ma liste devant elle et en la déposant avec calme et déférence sur l'acajou naturel de son secrétaire Louis XV. Sinon je ne suis pas preneur.

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Je les ai eus les bouquins. Je ne vous en infligerai pas la liste. Des philosophes, des biographes, des écrivains de fiction, des auteurs grecs, latins, espagnols, russes, anglais, allemands, italiens, chinois, japonais, français, américains.

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Je voulais leur arracher ça, au moins, en plus du cash. Certes d'abord j'en avais besoin, et ce n'était pas du chiqué. Mais en plus je commençais à me dire qu'il était temps quand même de penser aux vieux jours, et une bonne bibliothèque, aujourd'hui, a le double avantage de représenter un investissement financier tout autant que culturel, pour ne pas dire que le premier est la conséquence directe du second. Je savais que seule Hillary serait en mesure de me retrouver un vieil original de Karl Popper ou de Fustel de Coulanges, une édition de Maître Eckhart chez Desclée de Brouwer, ou du Livre d'Enoch chez Verdier, voire même une traduction française des œuvres philosophiques complètes de Nietzsche à la NRF. Elle avait largement les moyens de s'offrir une équipe de ces fameux « book-searchers » dont les grands collectionneurs se servent maintenant pour retrouver une pièce rare, voire un simple livre de poche ayant échappé à la rage destructrice des Triple-A (Anarchistes Anti-Alphabétiques) qui ont décidé depuis près de trente ans d'éradiquer de la planète entière (pour sauver les arbres et revenir à l'innocente connaissance primitive) toute production imprimée quelle qu'elle soit, sinon celle, en cellulose de clonage, que s'offrent avec l'argent de la publicité les magazines à grands tirages, où seules subsistent de toute manière les iconographies couleur tridimensionnelles. Les AAA sont à ce que je sais une scission tardive d'un groupe néo-luddite apparu à la fin du siècle dernier et qui visait à détruire les ordinateurs en masse, comme représentants machiniques de l'ordre social honni.

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Du silicium, ils passèrent un beau jour à la page écrite. Je ne sais combien de librairies et de bibliothèques, privées ou publiques, ont sauté, combien de bouquinistes ou de collectionneurs de livres ont été assassinés de par le monde depuis les vingt-sept années que les AAA frappent en toute impunité. Mais il est clair que comme tout ce qui pouvait entrer, même de loin, dans les méandres du Programme de Rénovation de l'Humanité, les Triple-A servaient secrètement les buts de la Grande Matrice, et Hillary entendait bien rester au contrôle de celle-ci, même en troisième position dans le Secrétariat Consulaire Universel.

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Et je suis donc entré à son service.

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Depuis, je passe mes journées à superviser mon système d'espionnage dernier cri, et à contempler ma bibliothèque de combat. Dont des tirages originaux. Vous m'arrachez les yeux de la tête, m'avait-elle dit un jour, alors qu'on me livrait les premiers colis. Avec ça, avais-je répondu en agitant devant elle un exemplaire de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, ce sont les yeux de vos ennemis que vous pourrez arracher de leur tête. Vous n'êtes pas non plus spécialement un « ami », avait-elle rétorqué, avec son air de jeune étudiante friquée déjà centenaire. Je sais, j'avais dit, dans votre cas, un ami serait plutôt une nuisance.

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Mon système d'écoute multi-dimensionnel : le Neuronoptikon, une intelligence pseudo-vivante avec laquelle il m'arrive de discuter de Louis-Ferdinand Céline, de Joseph de Maistre, de Kafka ou de Dante, de Luther et des guerres de religion, de Hitler et de la bataille de Stalingrad, de César et celle d'Alésia, ou de François Mitterrand et du conflit en ex-Yougoslavie durant des nuits entières.

 

C'est sans doute comme ça que je vais finir. Le seul ami qui me restera sera une machine de contrebande, qui aura œuvré comme moi à détruire ce qui subsistait d'honorable en ce monde.

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Alors j'espionne. Oui. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ou presque. Les métamorphines et les neurogiciels de combat sont interdits depuis longtemps par l'OHU et les conventions internationales de ce que fut avant elle l'Organisation des Nations Unies. Mais les armées qui servent de chair à canon pour la Police Universelle continuent d'en produire et de les prodiguer en secret à leurs soldats. On comprend mieux pourquoi quand on en prend soi-même. Ma conscience, reliée à celle de l'intelligence artificielle, traverse les lignes optiques, saute d'un satellite à son voisin, passe d'un réseau à un autre, pénètre dans les ordinateurs, les maisons, les réfrigérateurs, les automobiles, les waterbeds à capteurs, les salles de bains automatisées, les cuisines à recyclage réglées par microprocesseur, je peux même m'introduire comme un intrus viral à l'intérieur des corps, je me branche sur le tympan artificiel de Luis-Gilbert Tandusco et je l'entends discuter dans les chiottes backstage avec un de ses rabatteurs à chair fraîche pour qu'il lui sélectionne un petit mignon dans le public, afin de le faire passer discrètement dans sa loge après le spectacle ; par la suite, je me connecte au vibromasseur portable à multiprogrammes de Janet Jackson IIIb et je peux ainsi enregistrer toute la scène, si j'ose dire, et surtout, bandes à l'appui, expliquer à Hillary que la clonette de la Grande Directrice se fait fourrer par un acteur finlandais entièrement refabriqué de A à Z pour ressembler comme une goutte d'eau à Rocco Siffredi, biroute comprise. Plus tard, le pointeur micro-ondes se dirige vers un patch d'endorphines légales qu'une secrétaire s'enfile au creux du coude dans la salle de gym tandis qu'elle fait sa pipelette de service avec une collègue de travail via son cellulaire en audio-implant. J'apprends ainsi que le rappeur Eminem, 70 ans et toujours le même QI, se tape une des gonzesses du pool de je ne sais plus quel prétendant au poste de gouverneur de Californie. Et je connais au microgramme près la composition exacte de la molécule que la gonzesse s'envoie en prenant son cours cyber-assisté d'aérobic.

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Là, après être revenu des toilettes, je m'installe devant ma console de commandement type militaire et je commence ma journée en espionnant les conversations qui se tiennent généralement à brûle-pourpoint à l'heure du petit déjeuner dans les salons privés de Janet Jackson IIIb. Puis je passe aux autres pièces. Tiens, dans une des suites du second étage, un trio s'en donne un bon petit coup avant l'arrivée des croissants à la française. Voyons voir de plus près. Les nano-focales du réseau pseudo-vivant imbriqué dans le plafond se concentrent sur la scène. Ah, mais oui, n'est-ce pas Julia-Nadia Redhead la nouvelle reine du porno-féministe, amie personnelle de la sœur-clonette de la Grande Directrice, avec son petit ami Sonny Linzuku, patron des Milices de Défense Ethnique de la toute nouvelle République d'Afrique du Centre-Ouest dont la validation par l'Assemblée Générale n'est plus qu'une question de jours ? Et là, en train de se faire raboter le troufignon par le grand Nègre en uniforme vert olive, et recouvert de toute part par les capteurs-senseurs d'un orgasmatron dernier modèle, tout en faisant broute-minou à la favorite de Janet Jackson IIIb, qui donc, hein, qui donc, sinon Stuart Lewis Stephenson-Murdoch lui-même, descendant assez lointain du magnat des communications du siècle dernier, et dont on dit qu'il est en train de racheter une bonne part de l'ancien empire Time Warner en faillite ?

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Toute la résidence du Secrétariat de l'OHU est ainsi sous le contrôle de mes nanoréseaux d'observation. J'ai en stock jusqu'aux codes génétiques complets de tous les habitants permanents des lieux, et de tous les visiteurs. Les gus que j'ai fait engager par Mme Hillary ne sont pas des toquards de troisième catégorie comme les tapettes de leur Directoire de la Vigilance Ethique et son soi-disant « service secret ». Deux d'entre eux ont fait l'armée américaine à l'époque où elle dominait le monde. Chiffre de l'US Air Force pour l'un, contre-mesures sous-marines pour l'autre. Ils sont ensuite passés par la CIA, quand l'Agence existait encore, puis se sont reconvertis comme moi dans le privé, juste au dernier moment, le bon généralement. Le troisième a fait son service militaire en Russie, à la fin du siècle dernier, autant dire en Tchétchénie, il fut ensuite agent d'infiltration pour les services de sécurité du Ministère de l'Intérieur, puis travailla pendant plus de quinze ans comme expert en pose de systèmes d'écoute à grande distance pour une compagnie d'espionnage privée ukrainienne qui offrait ses services un peu partout à la surface du globe. Comme moi, ils sont censés être à la retraite, et vivre quelque part sous un dôme géodésique de luxe. Ce qui n'est bien sûr qu'à moitié vrai. Le seul fait de les mentionner à haute voix était presque une trahison de notre code de déontologie.

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Là aussi, comme je l'ai dit à notre troisième Consule, faut pas vous attendre à ce que je marchande avec vous sur les prix et toutes ces conneries que vous avez apprises dans vos cours de relativisme culturel. Si vous voulez un système ultra-discret d'écoute de la Résidence, il faudra engager les meilleurs. La Résidence étant désormais située sur l'île de Porto-Rico, il va me falloir Youri « Viper » Vronsky, « Big-Blue » Kris Novak, et Rubin-le-Juif. Ces gars-là seuls seront capables de mettre en place un système performant et parfaitement indétectable dans de telles conditions. Ils auront au moins besoin de trois mois pleins pour boucler l'opération. Ça va vous coûter un max, Mme Clinton.

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La Résidence n'a pas de prix, m'avait-elle répondu.

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Ensuite, la matinée passe, je passe aux nano-mouchards que j'ai fait poser par Youri sur diverses garde-robes qui commencent à se réunir dans l'amphithéâtre du « Bring Man Back To Earth Program », une nouvelle coalition d'écologistes radicaux qui demandent l'arrêt total du programme de colonisation-pollution spatial, et sont déjà parvenus à faire geler, par diverses Cours Suprêmes, un certain nombre de missions d'exploration robotiques et humaines. Ils préparent maintenant un amendement à la Loi Universelle pour la Défense de la Nature, visant à faire démanteler les installations sélénites et marsiennes de la NASA.

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Ce n'est pas tant que cela gêne Hillary et ses amis de la CRAC, cet anéantissement de la conquête impérialiste humaine, mais le fait que c'est un groupe dirigé par Fred et Marcie Walkerson, de vieux ennemis personnels depuis sa course au Sénat des États-Unis, qui a pris fait et cause pour cette croisade.

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Elle hésite entre deux attitudes : mettre en place un groupe concurrent, voire une scission interne, qui reprendra plus ou moins la même thématique à sa propre sauce en traitant son rival de vendu aux grandes corporations technospatiales, et en exploitant un ou deux scandales bien juteux que j'aurais sorti d'un placard, ou bien, au contraire, aider en sous-main les corpos en question à noyauter puis à faire exploser le groupe en tous sens. Je sais, de source sûre, mon IA militaire me l'a maintes fois confirmé, qu'elle possède des actions Lockheed et Boeing Aero space léguées par son mari.

 

Alors je traque, j'espionne, je fiche, je compile, je stocke, je télécharge, j'écoute, je vois, j'entends, j'enregistre, je rapporte. Je m'informe. Je désinforme.

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Je ne suis au bout du compte qu'un prolétaire de luxe. Je suis le salaud de service. Je fais mon travail à la perfection.

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Alors voilà, vers midi, heure locale à Oprah Whitney City, ce jour-là il fait très beau. Par la fenêtre de mon appartement j'aperçois la Méditerranée, nouvelle mer Morte, j'observe les plages privées sous écrans géants anti-UV, et la digue de protection contre la montée des eaux qui sert désormais d'enceinte armée éloignant les innombrables cargos surpeuplés venus de toute l'Afrique, les vedettes de garde-côtes privés les dirigeant à coups de canon bitube vers les paysages désolés du sud de la France où il accostent en catastrophe, ainsi que sur les îles locales, Baléares, Corse, Sardaigne, Sicile, libérant parfois au milieu des récifs, par leurs coques éventrées, des centaines et des centaines de survivants exténués qui arrivent presque morts sur la rocaille des criques polluées par le mazout de leur propre embarcation sacrifiée.

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Les touristes ont fui ces lieux depuis longtemps maintenant. Il est quand même nettement plus classe de s'offrir quelques orbites à 400 km d'altitude que de côtoyer les Exodus qui s'échouent un peu partout de par le monde à un rythme journalier d'un ennui mortel...

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Alors voilà, j'ai l'honneur de vous présenter le nouveau plus vieux métier du monde, puisque celui-ci vient de naître et que j'en suis l'emblème secret : je m'infiltre, je m'insère, je m'inocule, je parasite, je contamine, je pirate, je ruse, je leurre, je manipule, je trahis, je m'ingère, je magouille, j'intoxique, je mens, je dis même parfois la vérité, je joue.

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Je joue à un jeu fascinant, je crois franchement qu'il me plaît de plus en plus.

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Je sais tout sur eux et sur l'espèce de plan difforme qui surgit aux confluences de leurs rêves et de leur bêtise, de leur grandeur ignorée et de toutes leurs bassesses.

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Pour le moment j'agis encore dans l'ombre, pour l'une des trois Proconsules de la Nouvelle Terre, je suis d'un autre siècle, mais je commence à me dire que je suis d'autant plus dangereux, je suis déjà vieux pour ce monde qui vient de naître, c'est certain. Mais il est probable que bien utilisé, cela puisse me conduire plus loin et plus haut encore que je ne puisse l'imaginer.

« Transe Atlantique »

[15 juin 1995], L'invitation à Rezé, 2, Rézé, les auteurs, 1997, p. 41-58.

Alors voilà, ça pourrait commencer comme un texte sur la ville de Rezé. Une ville que je connais pas et où je viens d'arriver. C'est sûr, faut que je le fasse ce texte, c'est même pour cette raison que je suis ici, planté près du Dock flottant 1700 T, sur un quai désert du Port Autonome de Nantes. Incroyable la vie d'écrivain. On vous invite et on vous paie pour pondre en une semaine 10 feuillets dûment calibrés, sur une ville où vous n'avez jamais mis les pieds. Le premier jour on se tape un homard aux frais de la princesse, puis vous vous retrouvez locataire d'une splendide propriété en bord de Sèvre, le Château de la Morinière, Bon Dieu, on se croirait dans Chateaubriand ou Balzac, on vous refile une caisse, une 4L ou une 309 aux armoiries du Service Culturel, un poil moins aristocrate comme look, et vous voilà paré pour la mission.

​

Moi, ce genre de mission je suis pas contre. Une semaine de congés payés, pour quelqu'un qui n'a jamais pu être salarié plus de deux mois de suite, ça tient du miracle.

​

On se refait pas. La première chose qui m'attire dans une ville c'est son port, s'il y en a un, ses gares, ou alors sa zone industrielle. Même les rades passent ensuite. De toute façon, aujourd'hui c'est dimanche, les rares troquets ouverts n'accueillent que les visiteurs de cimetières.

​

Alors voilà, je roule le long de la rue des Usines, parfait le nom de cette rue, devant moi le pont de Chaviré s'élance au-dessus de la Loire, béton pur, graphique, immense. Par la vitre je vois passer les silos, comme une mésa dressée au milieu de nulle part. Sur les quais déserts, les grues de leur transbordement se dressent vers un ciel gris métallique. Leur partie inférieure évoque pour moi de grosses fusées de bande dessinée, entre Tintin et les projets soviétiques des années soixante. En m'approchant de l'une d'elles je peux lire « Le Titan de France », sur une grosse plaque rivetée. La version locale de l'Enterprise, je présume...

​

De l'autre côté du fleuve j'aperçois des hangars désaffectés, des entrepôts aux vitres brisées. Qu'est-ce qui s'est passé ici ? y'a eu une guerre y'a pas longtemps, ou quoi ?

​

Ouais, c'est ça, me répond ma petite voix intérieure, sarcastique. La guerre quotidienne de l'industrie.

​

Je roule. Je me laisse guider par le réseau des rues, boulevard de Chantenay, rue Bougainville, des impasses, la cale de Crucy, des maisonnettes grises, patinées par plusieurs générations de vie ouvrière, et déjà presque une génération de chômage. Je me retrouve sur un terre-plein près d'un vaste entrepôt de béton. Une grille zèbre l'acier gris d'un bâtiment de guerre. Je vais marcher le long de la grille pour observer les formes lourdes et menaçantes du petit aviso, ou un truc dans une goût-là.

​

Je retourne à la bagnole.

​

J'observe le fleuve, les quais désolés, les grues géantes, la proue du navire de combat. Ça y est, je me dis, je ne vais pas y couper.

​

C'est dans l'avion, deux jours auparavant, que ça avait commencé.

​

Qu'est-ce que vous voulez y faire ? La littérature ne peut pas se couper de la vie. Sans quoi, c'est une évidence : elle meurt. Je quittais le Québec, comme on quitte une étoile lointaine pour rentrer au bercail.

​

En huit jours, j'avais à peine eu le temps de me remettre du jetlag de l'aller. Et j'avais fait pas loin de quinze cent bornes, de Montréal à Québec, puis jusqu'à Tadoussac, Chicoutimi, Lac Saint-Jean, les Chutes du Père, Les Laurentides, les Grands Jardins.

​

J'avais acheté un calumet huron, histoire de voir au retour comment il fonctionnerait avec nos diverses productions locales, à Vitry-sur-Seine, Val-de-Marne. Je m'étais également offert une tête de faucon en pierre-de-savon, le messager du Créateur dans la mythologie iroquoise. Le matin même chez Sam the Recordman, à Montréal, j'avais rempli un plein sac de CD, dont le premier album de Kevin Parent, un mec qui m'avait foudroyé avec sa vidéo sur le Canal 14, une nuit, à l'hôtel. Je ramenais surtout un rêve. Un rêve à l'état encore embryonnaire, mais dont je devinais la croissance secrète, lové profondément sous ma conscience.

​

Sylvie dormait sur le fauteuil voisin, de l'autre côté de la travée, sans se douter de rien.

​

Nous avions décollé de Mirabel à 18 heures 30. Nous avons atterri à Roissy à 7 heures du matin le lendemain, après six heures trente de vol objectif. Je testais des effets relativistes de grande envergure, ça y avait pas de doute.

​

C'est pour ça, je pense, que mon cerveau s'est mis à fonctionner à plein tube, sans l'aide d'aucune drogue externe, sa propre biochimie suffisant largement à provoquer l'effet attendu.

​

Je rentrais de Québec, et je savais déjà que le lendemain je quitterais Paris pour la Loire-Atlantique. La Semaine de l'Écriture de Rezé, mec. T'as intérêt à assurer.

​

Ça doit être ça. La pression. Le rêve a pris forme.

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Arrivés chez nous, on n'a pas pris la peine de ranger quoi que ce soit. On a tout balancé au milieu du salon, et Sylvie est allée se coucher direct. Moi, bien sûr, je me suis jeté sur l'ordi comme un junkie sur sa dose.

​

Je ne savais pas ce qui allait sortir, mais fallait que ça sorte.

​

Et c'est comme ça que je me suis retrouvé à Rezé, le lendemain, avec un morceau de rêve, quelques notes, et le seul désir de laisser se dérouler l'expérience de la vie.

​

Hé ! Ho ! fait alors la petite voix, qui se met à grossir curieusement, qu'est-ce qui t'arrive ? T'aurais pas oublié le contrat initial, t'es pas censé être un écrivain de « série noire » ? Les gens veulent de l'action, du sexe, de la violence, des crimes, des enquêtes...

​

Ah ouais, que je lui réponds, alors que je roule sur le quai des Antilles, un nom qui m'évoquait à la fois l'Amérique et les tropiques, ainsi que le business fructueux auquel s'étaient livrés pas mal d'armateurs du coin, à l'époque du « bois d'ébène », ah ouais, alors comme ça il paraîtrait que je suis un auteur de romans policiers ? ... Bon Dieu, y'a sûrement  erreur quelque part. S'il y a quelque chose qu'un roman en peut pas être c'est bien policier. Et en tout cas pas les miens.

​

Ce n'est pas le problème, gronde la voix, sévère. Tu frôles la rupture de contrat.

​

Non, je lui réponds. La vision « policière » de la littérature ne peut conduire qu'à l'impasse. Une impasse où l'obsession du contrôle et de la culpabilité a effacé toute possibilité de justice et de vente.

​

Qu'est-ce que tu racontes ? rugit la voix. Et... Et tu n'as pas l'intention d'écrire ça, nom de Dieu, efface tout de suite ça de l'écran !...

​

Non. Je n'ai pas l'intention d'effacer ça de l'écran. J'essaie d'expérimenter une forme de littérature en direct, où les versions successives qui s'entassent dans l'ordinateur forment une chimie unique avec mon propre cerveau, une neurochimie à laquelle je ne m'attendais pas. Toutes les manifestations hors-limite du travail de la conscience sont à explorer.

​

Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? gueule alors le censeur intérieur, t'es là pour pondre un texte de polar sur la ville de Rezé, mec, et t'as une réputation cinquantenaire à respecter, j'te le rappelle...

​

C'est exact, je lui fais. La série Noire est née en 1945. Auschwitz, Hiroshima, ça te dit quelque chose ? comme les deux piliers fondateurs du futur, qu'est-ce que tu penses de ça ?

​

Je pense que tu délires. Je pense que tu ne respectes rien.

​

Non, c'est là que bat le coeur de l'expérience littéraire : elle est une expression du travail de la conscience, au sens le plus large possible, et ce travail de la conscience puise ses sources dans la vie. Et la vie ne se programme pas. Elle est le programme... Elle est ce qui vient bouleverser l'ordre de nos pensées, elle est activité pure, et chaos, et c'est là sa fonction : dérèglement des sens et des habitudes, ruptures des « routines », des mises en boucles, de la pseudo-vie robotique, recherche de la nouveauté et de l'émotion, soif de connaissance, désir, orgasme, naissance, mort...

​

ÇA VA COMME ÇA ! hurle le flic-censeur. T'as intérêt à te mettre au boulot. Tu crois quand même pas qu'on va te laisser bousiller impunément cette manifestation littéraire de haute tenue ?

​

Putain c'est là que je me dis que c'est le moment parfait pour un crime.

​

Cet enfoiré de maton de la conscience, ce flic de la créativité, c'est lui qu'il faut buter, froidement, allez-hop, sans discussion, comme un vrai petit soldat de la Cosa Nostra, en mâchant son chewing-gum et en pensant au film d'hier soir à la télé.

​

Bang ! Bang !

​

Alors voilà, je suis ici, au bord de l'Atlantique, mais je suis encore de l'autre côté. Je ? Non. Personne. Un double mémoriel. Un fantôme. Suis-je vraiment planté près de la cale numéro 2, ou bien encore assis dans le jet qui fonce vers les côtes d'Irlande ? Et si c'était ça, le truc ? L'impossibilité de distinguer entre mental et « réel », l'abolition d'une frontière abstraite, qui n'est là que parce que nous avons décidé il y a longtemps qu'il était plus simple de se mentir.

​

Devant moi, je sais qu'il existe un démon caché dans les nuages, je sais qu'il souffle à des vitesses de cyclone, et à des températures sibériennes. Je sais que lui et l'océan qu'il surplombe ne sont que deux dermes d'une même peau, une simple différence de densité et de chimie.

​

Il me revient une phrase de quelqu'un au sujet de cet océan. Il est effectivement la seule frontière naturelle que nous ayons avec l'Amérique. Même si vu d'un 737 il se fond dans l'azur glacé des hautes altitudes, vous ne pouvez douter de sa présence. Au cas où, l'inévitable présentation des gilets de sauvetage par les hôtesses saura vous en convaincre.

​

Après les quais, je continue ma dérive et je traverse le pont de la Princesse-Anne. Je cherche à me diriger vers les hangars désolés que j'ai aperçus de l'autre rive. Sur ma gauche, une masse gris-vert grossit dans le pare-brise. Un énorme blockhaus, je ralentis. J'aperçois des soupiraux obscurs, une ouverture plongée dans les ténèbres. En un instant, le souvenir de l'immense base de sous-marins allemande de Saint-Nazaire resurgit, un bunker d'une telle masse qu'il s'est avéré impossible de le détruire, sans faire sauter du même coup la ville entière. Il est resté là, indestructible, cinquante ans plus tard. Nul doute qu'il survivra à la ville, des siècles après sa disparition. Comme celui-ci. Les centres Leclerc, les zones Atout-Sud, les grandes maisons du centre ville, la tour de Bretagne, style pompidolien d'époque, les ponts sur la Loire, tout cela ne résistera pas bien longtemps à l'érosion géologique. Et je ne parle pas de l'érosion plus brutale des bombes de 500 kilos.

​

Le bunker, là, lui, il est prêt pour une autre guerre.

​

Du coup, rien d'étonnant si le ciel se couvre soudain de b-17 et de Lancaster, de Spitfires et de Hurricanes. Pourquoi pas ? Je peux même apercevoir le vol désespéré des rares Messerschmidts 109 survivants, se sacrifiant pour rien, dans un combat perdu d'avance. Mon cerveau doit-il se limiter à ce qu'il voit ? À la simple actualité du présent, si fugitif qu'il s'avère en fait impossible à expérimenter, ou bien est-il une machine capable de découvrir les liens secrets entre le passé et le futur, un endroit et ailleurs, le paradis et l'enfer ?

​

Debout face aux Chantiers de l'Atlantique, sur le quai des Antilles, je ne suis rien d'autre qu'un neurone perdu, cherchant sa place dans le tissu cérébral, comme aux premiers mois de la gestation.

​

Ce que je fais n'a pas d'autre sens que celui que je veux bien lui donner.

​

L'intuition s'était dévoilée alors que le 737 de la Transat suivait le soleil dans sa course à l'horizon. Une drôle d'aurore, qui dura jusqu'à l'atterrissage. Ça, justement. Le fait que nous puissions expérimenter de telles distorsions temporelles, rien qu'en se déplaçant en avion, ne semblait plus étonner personne. Le soleil était fixe, suspendu comme une bulle d'or au-dessus d'un horizon cristallin. La bonne femme qui était près du hublot ronflait devant le miracle. Je me suis dit en rigolant à moitié qu'il était temps de faire des livres qui prennent en compte toute la complexité de l'humain et de ses manifestations, mêmes les plus effarantes.

​

Qu'est-ce que nous dit un roman noir vu du ciel ?

​

Que nous avons toujours le choix entre tuer et ne pas tuer, bien sûr, mais aussi que cette équation peut se résumer en une fraction encore plus simple : tuer ou être tué. Que c'est entre ces deux arithmétiques qu'oscille constamment le genre humain, que c'est là sans doute que se situent les limites entre le bien et le mal. Mais le roman noir considère toujours l'humanité comme une troisième force qui mêle dans un réseau inextricable les deux alternatives, comme des intégrales infinies. La nécessité collective du « Tu Ne Tueras Point » s'oppose constamment aux collisions individuelles et historiques, qu'elles soient tribales ou planétaires. Du coup naît la variété, la biodiversité propre à l'humain, l'infinité des possibles qui s'offre à lui, à chaque seconde ou presque, le conduit à être confronté à des équations de plus en plus complexes. Les niveaux de complexité qu'engendrent les passions humaines, comme autant d'orbites folles autour des atomes du Sexe, du Pouvoir, du Savoir, de l'Argent, de l'Aspiration à la Liberté et à la Justice, du Mal, se ramifient depuis l'aube des temps, les exemples pullulent dans l'histoire.

​

Là est notre drame, là se joue l'électricité inhérente à tout roman noir. La tension des paradoxes qui se cristallisent dans l'humain.

​

Imaginons un instant que les B17 et les Lancaster, les Spitfires et les Hurricanes qui ont surgi tout à l'heure n'aient pas écrasé Nantes, Saint-Nazaire, et la plupart des autres ports d'Europe, sous des chapelets de bombes. Imaginons par exemple que les forces de la SDN aient gelé la conquête nazie au niveau de la Ligue de Démarcation, que les uniques avions qu'auraient vu passer les Français et les autres eussent été de belles colombes blanches, avec l'emblème bleu aux lauriers, approvisionnant les populations en farine, et visitant régulièrement les camps de concentration « officiels », hein ? Et non des machines de guerre livrant des armes à la résistance et bombardant tous les sites stratégiques nazis ? Ça ne vous rappelle rien ?

​

Comment la volonté d'être « bon » peut-il conduire au mal ? Voilà une question qu'il faudrait poser au Secrétariat général du Monde.

​

Harrgh ! Le flic de la conscience a survécu à ses blessures. Dans un râle, il souffle une haleine à l'odeur de sang et de pourriture. De la géopolitique, maintenant ? grince-t-il. Qu'est-ce qui t'arrive, tu pètes un plomb ?

​

Je sais, que je lui fais, un lui vidant un plein chargeur dans la tronche. Qu'est-ce que tu crois, que notre cerveau doit se fermer aux expériences précédentes pour en acquérir de nouvelles ? Que je vais oublier le bruit des bottes et les suppliques des femmes violées à répétition, simplement parce que la télé n'est pas branchée à ce moment-là ?

​

Alors, je roule.

​

Je pourrais rouler un million de kilomètres, un million d'années.

​

Je pourrais faire des galaxies de pleins sans que rien ne change, et merde, qu'est-ce que je peux y faire ? Qu'ils aillent tous se faire foutre.

​

Je passe devant la rue de la Guyane, puis la rue du Sénégal. Avec des noms comme ça, je suis pas près d'oublier les gros navires de ces bons messieurs de Nantes, qui traversaient l'Atlantique, les cales remplies à bloc.

​

C'est marrant, de l'autre côté, le long des quais, des tonnes de métal rouillé s'entassent, une drôle de collection, aux couleurs d'un automne de la machine, une décharge où s'entassent tous les rebuts d'un port industriel. Entre le musée involontaire et une forme de vie en putréfaction. La civilisation et la sauvagerie.

​

Plus loin la route est bordée de petits plots vert-bouteille qui interdisent l'accès et le stationnement.

​

Ah si une entrée. Elle mène aux entrepôts frigorifiques. Lettres érodées sur la façade, vitres brisées, m'a l'air désaffecté tout ça.

​

Je passe derrière le bâtiment et je tombe sur les cavernes troglodytes de la civilisation urbaine. Des tags, de petites fresques aux couleurs fluos, des slogans contre les flics et l'ordre établi, des noms de groupe, tout y est, exactement comme chez moi. C'est rassurant, en fait.

​

J'arrête la caisse devant un hall aux murs pisseux. Une vaste entrée s'ouvre de l'autre côté, sur la route et le terre-plein bordé de plots. Devant moi le pare-brise encadre l'usine Beghin-Say, comme une cathédrale industrielle bicolore, blanche et bleue, élevée à la gloire des Planteurs des Colonies.

​

La Loire s'écoule comme une coulée d'étain piégée entre la vitre passager et les montants de la 4L.

​

Bon, ben j'crois qu'il est temps de s'en faire un, que je me dis en farfouillant à la recherche du matériel nécessaire.

​

Vous voulez que je vous parle des grands espaces ?

​

Vous voulez que je vous parle du Dragon du Verbe ?

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Vous voulez que je vous parle du Dieu-Faucon iroquois ?

​

Vous voulez que je vous raconte les eaux immenses du Saint-Laurent, là où la rivière Saguenay vient jeter ses eaux douces ? Les fjords parsemés de grottes qui servaient de caches aux Indiens Montagnais, et plus tard aux divers trafiquants d'armes ou d'alcool ? Les neiges résiduelles, par petits paquets de glace accrochés à la montagne, là où le soleil ne touche jamais la pierre ?

​

Ah ça, c'est sûr, vu mon état je pourrais aussi vous parler de ça, des bélugas du Saint-Laurent aperçus depuis le pont du navire des croisières Dufour. Ces éclairs tranquilles de vie blanche, plongeant dans les eaux rivales de la rivière, du fleuve, et de l'océan qui remonte l'estuaire. De la sensation éprouvée, cette constante indicible, de vivre dans un espace 7 fois grand comme la France, et 10 fois moins peuplé, et je ne parle que du Québec...

​

Revoir passer les canoës des premiers trappeurs ou des tribus iroquoises, comme ces estampes qui accompagnaient les bouquins de London, de Fenimore Cooper, les aventures de Davy Crockett, ou les westerns à deux ronds.

​

Affronter un bon dieu de froid arctique début juin, en écoutant les explications détaillées d'un jeune guide portant sa casquette dévissée en arrière, pour observer la mer avec ses grosses jumelles en composite gris, un truc de l'armée on dirait...

​

Bien sûr j'pourrais vous faire tout le dépliant touristique, vue que j'en reviens juste à l'instant où j'écris ces lignes.

​

– Le lac Saint-Jean, si grand qu'on peut pas le considérer autrement que comme une mer intérieure, quelque chose dont les rives restent indiscernables, d'en face. Le parc des Grands Jardins, sur la Route 17, une simple piste forestière, avec les ponts de bois saisis juste derrière un virage, se jetant sur de petites rivières vives et froides comme des serpents. Les montagnes recouvertes de forêts. Les forêts dévastées par l'incendie d'il y a deux ou trois ans. Les arbres élimés par le feu, comme des baguettes totémiques plantées par milliers dans la terre rocailleuse, ah, ça, c'est sûr je pourrais vous faire la totale.

​

Mais je pourrais aussi vous faire le coup de l'Hôtel du Parc, à Montréal, avec son réseau de couloirs aux murs roses et mauves, le tapis de sol avec ses rosaces bleues sur fond saumon, les portes d'ascenseurs comme des pièges gris anthracite, les perspectives à la Shilling, voyez, j'exagère à peine.

​

Là encore j'aurais le choix, chaque porte d'appartement, chaque numéro cachant une histoire potentielle, pouvant se croiser avec n'importe quelle autre, se déroulant derrière une autre porte. Et ainsi de suite, une véritable réaction en chaîne. Hôtel du Chaos. Avec son garçon d'étage sino-américain confronté à une séquence de collisions fatales, ah, c'est sûr, ce serait tellement bandant de le faire...

​

Mais voyez comme c'est drôle, juste avant l'hôtel, je vous parlais du Saint-Laurent et de son confluent avec la Saguenay, et des eaux salées de l'Atlantique qui remontent l'estuaire en marées incessantes, créant une architecture marine faite de strates liquides aux densités inconciliables, avec leur chimie particulière, décelable à l'œil nu, par les effets de couleur et de transparence.

​

Et là, j'me balade au bord de l'estuaire de la Loire, sur une même géométrie ternaire, et liquide. La Loire, la Sèvre et les eaux de l'océan, les soeurs jumelles des eaux salines et hautement oxygénées qui s'engouffrent dans le Bouclier Canadien.

​

La même eau, bien sûr. La même eau partout. Il n'y a qu'un seul océan sur cette foutue planète. Nos dénominations indiquent des frontières humaines, territoriales, historiques, des frontières artificielles.

​

L'océan se fiche pas mal de nos étiquettes. Les courants qui l'agitent, comme un réseau sanguin, franchissent les hémisphères et pôles, nos méridiens et nos parallèles, nos détroits et nos golfes, nos estuaires et nos deltas, avec l'intérêt que nous portons aux acariens et aux insectes que nous écrabouillons à chaque pas.

​

De la même façon aucune ville n'est un espace fermé, aucun territoire délimité n'existe. Chaque jour des milliers, de communications téléphoniques, des tonnes de marchandises, des milliers de voyageurs quittent ou traversent Rezé vers d'autres villes du globe, ou des environs.

​

J'aurais pu raconter l'histoire d'un container de tapis Tadjiks parti du Bangla Desh, avec 50 kilos de poudre à son bord, et qui, après une folle équipée, aurait été stocké par hasard dans un hangar SNCF de la ville de Nantes, avant de se retrouver dans la voiture d'un flic de Rezé, l'idée m'est venue, j'ai même commencé à la construire.

​

En passant devant les grues aux formes de fusées, je me suis demandé si j'oserais faire ce récit de science-fiction avec un extra-terrestre chargé de comprendre le mode de vie terrien, et qui se taperait une pute dans un bar à marin, sur les quais, sans vraiment comprendre ce qui se passe. J'en ai deux-trois pages, et je ne vais pas vous les infliger.

​

Si j'avais eu le temps, j'aurais essayé de composer une vraie dérive poétique sur le Mur de l'Atlantique, et j'y aurais sûrement glissé une ou deux allusions aux murs qui divisent les nations et les gens, et qu'il ne faut pas cesser d'abattre.

​

J'aurais aussi pu « rencontrer » une fille canon dans un rade du centre-ville. Une blonde celte dont les yeux étincellent même les jours de pluie, ou une de ces grandes brunes aux jambes interminables gainées dans leurs survêtements noirs, beurettes, blackettes, comme un rêve d'Afrique qui viendrait hanter le port des négriers, c'est sûr, avec un texte comme ça j'aurais même pu espérer que ça arrive pour de bon.

​

J'aurais surtout pu être fidèle à l'image en cours de construction. J'aurais pu vous raconter une histoire futuriste et noire à souhait, avec un gang de jeunes, contaminés par l'explosion d'un navire rempli de substances toxiques, uniques survivants de toute l'agglomération nantaise et qui passent leurs journées à la Cité Radieuse, l'énorme « machine à habiter » de Le Corbusier, avec son école sur le toit, en essayant de se souvenir comment c'était avant, quand il y avait des gens, et la civilisation. Grâce à quelques cassettes vidéos découvertes dans les locaux de la station FR3 locale, ils finissent par se dire que leur sort était plus enviable, tout compte fait...

​

Et alors, peut-être que ces sept jours passés à Rezé n'avaient pas d'autre but que d'engendrer ces embryons d'histoires ? Comment faire autrement que de vous les livrer, à l'état de gestation où elles sont parvenues ?

​

Incroyable comme les spectres ont la vie dure, de nos jours.

​

Le fantôme du flic-censeur vient de réapparaître au bout du couloir de l'Hôtel du Chaos, à Montréal.

​

Boris Dantzig, le jeune écrivain schizophrène qui s'est établi dans la chambre 1138, voit surgir l'entité démoniaque alors qu'elle sort de l'ascenseur, les yeux-scanners en action, comme des lueurs de forge.

​

Son double, assis à sa table de travail, au château de la Morinière, tente du mieux qu'il peut de reconstituer l'expérience.

​

Le flic-censeur est un CyberPol de dernière génération, mais sa personnalité de synthèse a sérieusement déjanté, à cause d'une drogue-virus d'une dangerosité extrême, à laquelle on l'a accroché :

​

MÉTAMENSONGE INTERNATIONAL

​

Un produit de l'Organisation du Néant Universel.

​

Le flic-tueur veut la peau du jeune écrivain schizophrène. Son cerveau tout entier, cette merveille de haute-technologie est dévoué à cette unique tâche :

​

TU N'AS AUCUNE CHANCE ! vocifère le flic-censeur en avançant d'un pas déterminé dans le corridor.

​

Ses yeux scanners peuvent pister toute trace de vie à travers les murs les plus épais. Les biogiciels dont on a équipé ses centres neuromusculaires développent la puissance de dix athlètes réunis.

​

Il est la Machine-à-tuer-du-pouvoir, et rien ne l'arrête.

​

PETIT FILS DE PUTE ! hurle-t-il en brandissant sa prothèse lance-roquette !

​

Qu'est-ce que tu crois ? Qu'on peut ainsi bouleverser l'ordre des choses en toute impunité ? Que nous allons laisser l'imagination d'écrivains malades et drogués réanimer le cadavre sur lequel nous prospérons depuis des lustres ? Que nous allons te laisser subvertir notre réel. Pauvre légume, le réel, tu piges ? Registres mark of Mass Power Incorporated... Que nous allons te permettre de faire avaler à tous ces gens que la réalité n'est qu'une facette de nos rêves ? Tu crois vraiment que nous allons te laisser ainsi pervertir la littérature, au point d'en faire une machine de guerre contre NOUS ? »

​

Le dernier mot, les « nous » collectif et monstrueux du pouvoir résonne dans les couloirs de l'hôtel, comme porté par des milliers de mégaphones.

​

Puis le flic-censeur émet un râle de plaisir en déclenchant le tir.

​

Lorsque le micro-missile fuse vers lui, précédant une courte flamme orange, Boris Dantzig sait que son unique chance de survie réside dans sa faculté de changer de plan de réalité.

​

Il se réintègre à l'intérieur de son double, celui qui tape frénétiquement sur le clavier de son ordinateur, dans la chambre silencieuse du Château de la Morinière.

​

Il fait nuit maintenant.

​

Je suis là, dans l'obscurité de la chambre, les doigts bleuis par le tube cathodique. Je suis incapable de décrire ce qui vient de se produire.

​

Et pourquoi pas, nous avons échappé au cyber-flic censeur, non ?

​

Nous pouvons être ici, ou bien ailleurs, et surtout, dites-moi, quelle est la « réalité » vécue par l'écrivain au moment précis où il fait ce pour quoi il est payé ? Celle de taper comme un forcené sur son clavier, ou la reconstitution qui voit le jour à l'écran, et qui se projettera en vous comme un présent inaltérable ?

​

Notre réalité se situe dans l'interface.

​

C'est pour cette raison que Rezé, ou Nantes, le Saint-Laurent, ou Montréal, la banlieue de Paris, ou la Lune, ou même l'Enfer ne sont que des noms que nous donnons aux apparences. Et qu'une expérience comme cette Semaine de l'Écriture s'intègre dans la vie et s'écoule par l'interface, c'est-à-dire entre un avant et un après, sans qu'aucune coupure ne puisse être décelée.

​

Regardez, je pourrais vous refaire le coup de la Balade sur les quais du Port de Nantes, je pourrais vous faire visiter le petit port de plaisance de Trentemoult, à Rezé, rive sud du fleuve, j'y suis passé, des guinguettes, trente petits voiliers, et le décor magnétique des hangars, des navires et des grues de débarquement au loin, qui m'attiraient bien plus que cette réplique des bords de Marne.

​

T'aurais au moins pu essayer de faire une vraie nouvelle de « série noire », se lamente le flic-censeur, désormais inoffensif. Je sais pas moi, un truc bien torché avec une histoire qui se déroulerait dans les lieux pittoresques de la ville, comme une visite gastronomique, tu vois, mais qui se déroulerait sur fond de polar, comme ça t'aurais une chance de passer à une émission littéraire, ou un truc sur la politique, merde c'était les municipales et la gauche a gagné, t'aurais pu faire un truc saignant, putain... faire intervenir l'équipe de foot, important ça le football dans le coin j'sais pas moi, mais regarde plutôt dans quel bourbier tu nous as fourrés... Et puis il s'agit de conclure maintenant j'te signale...

​

Conclure, conclure, pourquoi un morceau de vie aurait-il nécessairement besoin d'une fin, bien propre, bien nette, bien pensée, je n'ose dire bien pensante. Il n'existe qu'une seule fin, pour nous tous, et tu la connais.

​

Exact, La Mort, je suis son messager alors tu parles si je la connais. Justement. Et si nous livrions au lecteur notre petit secret ?

​

Tu n'as pas le droit de faire ça...

​

Ah ouais, et qui va me l'interdire ? Où c'est écrit ça ? Dans quel code pénal ? Ce n'est pas ça. Ça ne se fait pas, c'est tout.

​

Ah ouais, ça ne se fait pas de montrer le mécanisme du trucage, le mécanisme de reconstitution du réel ? Ça ne se fait pas de dire, par exemple, qu'une partie de ce texte a été rédigée durant cette nuit du retour dont je parle un peu plus haut, mais qu'il s'est mélangé à la production locale au fil des jours, et que l'idée de faire un récit sur la dissolution des frontières et nos expériences relativistes quotidiennes, et bien souvent inconscientes, m'est venue dans l'avion, et que tu es né peu à peu, à partir du « rêve » dont je parle également, et qui formait les grandes lignes d'un bouquin futur... Un bouquin où un jeune schizophrène découvre l'existence d'une véritable conspiration universelle pour empêcher l'humanité de se réaliser, jusque dans les hautes sphères du Gouvernement Mondial, n'étant cru par personne évidemment, il se met à écrire des romans pour essayer d'avertir le reste de la planète... Qu'est-ce que tu penses de ça ?

​

Le silence seul me répond, comme lorsque l'écho de ma voix s'était réverbéré sèchement à travers les étendues désolées par le feu, dans le parc des Grands Jardins, tandis que je pissais au bord de la Route 17...

​

Hé ? Y a quelqu'un ?

​

Y a quelqu'un ? ...

​

Y a quelqu'un ?

​

​À Rezé, le 15 juin 1995

rezé1995

« Un quintal de viande en colère »

Libération, 20 février 1995, p. 12.

Chaque lundi, un écrivain s'aventure, le temps d'une nouvelle inédite, dans le monde du sport.

​

Koshimuru se tient au centre du ring. Autour d'elle, la colonne grillagée s'élève comme un drôle de tube arachnéen à la rencontre du somment du dôme Fuji. Soûlée par les clameurs, elle titube un peu. Ça crépite de tous les côtés, le staccato de l'arme préférée des Japonais, l'autofocus Nikon ou Minolta. Les éclairs blanc-bleu des flashes et la lumière rousse de la vapeur de sodium qui tombe des rampes se polarisent dans les nappes de fumée, lourdes volutes dérivant derrière le grillage tubulaire qui sépare le ring des spectateurs.

​

​Ça hurle de partout dans la fumée et la lumière. Un tonnerre d'artillerie humaine. Ça cogne sur les planchers, les sièges, les cannettes de Coca, tout ce qui peut être frappé, les mains, les revues de wrestling roulées en tube, le voisin parfois. Ça pulse sous les pieds. C'est bon.

​

Derrière le grillage pointent les museaux noirs et brillants des caméras de la NHK. Koshimuru sourit à un des objectifs et son rictus provoque une petite coulée de sang, là où son incisive a explosé tout à l'heure... De quoi ravir son manager, le petit docteur Asaki, qui a fait d'elle la « Cannibale de Chiba ».

​

En face d'elle, à quelques mètres, Toroyama, son adversaire, est plaquée contre le quadrillage d'acier, où elle tente de reprendre son souffle. Le « sharp-shooter » que vient de lui expédier Koshimuru en plein plexus a été porté avec tout le poids du corps. Au moment où le contact a eu lieu, ça a produit un drôle de craquement.

​

Koshimuru suffoque, ses yeux sont vitreux, son visage est en sang, ses lèvres bleues, sa pommette droite n'est plus qu'un morceau de chair violacée, comme un fruit pourri sur le point de tomber de l'arbre. Elle est déjà vaincue, prête à l'inéluctable. Koshimuru prend une profonde inspiration. La seconde d'après, elle heurte de tout son poids le sternum de son adversaire, qui s'écrase lourdement contre le grillage. Koshimuru rebondit devant elle et le « jab-manchettte » qu'elle assène est en fait un classique de la boxe thaïe, avec le coude replié, en pleine mâchoire. Non homologué mais fatal. Elle enchaîne aussitôt par un bon coup à deux mains dans les reins. Han ! Toroyama s'effondre comme un gros sac et Koshimuru n'entend plus que la vague qui hurle son nom dans l'espace bétonné du dôme.

​

Elle observe la grosse masse boudinée dans sa combinaison violette qui se tortille sur le plancher. Koshimuru est déjà en action. Ses 97 kilos se soulèvent du sol, comme une bombe étonnamment silencieuse et légère, puis retombent dans un bruit mat sur la forme allongée. Ça craque encore plus fort que tout à l'heure.

​

La forme s'est cambrée violemment, comme sous l'effet d'un électrochoc. Le cri de Toroyama s'est presque perdu dans le vacarme qui emplit le dôme de Fuji, mais son visage, stupéfait par la fulgurante de la douleur, est répété une dizaine de fois dans la grappe d'écrans géants qui ceinture la colonne de grillage à son sommet.

​

Koshimuru lève les bras vers la nuée électrique, elle sent le rayonnement pénétrer en elle. Elle en est une extension biologique, elle est une image déjà copiée à des milliers d'exemplaires dans les unités de flashage de l'Asahi Shimbun. Elle est le point focal de toutes les caméras de la NHK, elle est la « Cannibale de Chiba » et personne ne peut l'arrêter.

​

Mais Koshimuru veut une victoire totale. Toroyamam est celle qui lui a ravi le titre l'année dernière. Koshimuru en avait été pour plusieurs déplacements de vertèbres, des côtes enfoncées et surtout une bonne hémorragie interne, au niveau des ovaires. Elle a mis des mois pour s'en remettre (mais elle restera stérile à vie), des mois de difficile rééducation, tout entière tendue vers cet unique objectif : regagner le titre, la ceinture de cuir et d'or que lui a prise cette grosse truie de Toroyama, la « Tigresse mandchoue ».

​

Les les géantes de l'horloge digitale annoncent que le dernier round touche à sa fin. Dans moins d'une minute, le gong électrique résonnera et le dôme explosera sous le fracas de ces milliers de gosiers qui hurleront son nom, encore plus fort que maintenant.

​

Maintenant, Koshimuru est accrochée au grillage, à trois mètres de hauteur. Elle vient de l'escalader et, précautionneusement, de se retourner, dos au réseau de métal. Ses talons sont enfoncés entre deux entretoises d'acier, ses mains s'agrippent solidement, au niveau de ses oreilles. Cent kilos de muscles, mais agile comme un singe.

​

Juste en dessous d'elle, Toroyama esquisse un vague mouvement, qui s'éteint aussitôt. Mais où qu'elle aille, elle ne pourra échapper à Koshimuru, à son quintal de viande en colère, et bien sûr elle le sait. Et Koshimuru sait qu'elle le sait. Ses yeux brillent de cette connaissance intime.

​

Elle goûte le silence électrique qui baigne l'hémisphère de béton. À ses pieds, les gueules miroitantes des caméras sont toutes dressées dans sa direction, sauf une, qui suit la reptation pathétique de Toroyama. Le réalisateur doit se régaler et les écrans géants doivent passer de l'une à l'autre image, dans un kaléidoscope brutal, entièrement dédié au mouvement, à la souffrance et à la mort, comme dans ces manges qui illustrent parfois les combats qu'elles se livrent, Eternity-Zillion, Tsunami, Battle Angel Alita (dans un numéro datant de son âge d'or, Koshimuru avait une fois affrontée Battle Angel Alita, dans le rôle d'une « super-vilaine » anthropophage et dotée de pouvoirs diaboliques). Dès demain, d'ailleurs, la plupart d'entre eux mettront en scène son exploit, elle redeviendra l'héroïne bi-shonen de l'année, romantique et meurtrière, la guerrière aux combats gagnés en un éclair, celle qui dévore ses adversaires, la « Cannibale de Chiba », rendue presque élégante par sa passion sanguinaire et son costume rouge fluo.

​

Mais pour l'heure, Koshimuru est à trois mètres au-dessus de sa victoire. En bas, le visage de Toroyama exprime une forme aiguë de résignation, celle des petits mammifères coincés par le prédateur. Accrochée au grillage, Koshimuru savoure l'instant. Les images de sa longue rééducation défilent rapidement dans sa mémoire et le souvenir de sa souffrance, lorsque Toroyama l'avait achevée par cet écrasement vicieux. La Toroyama, elle va s'en souvenir longtemps à son tour, de la douleur...

​

Son saut s'effectue dans un silence de vol à voile. Parfaitement exécuté, les deux jambes bien tendues en V, à l'horizontale. Il semble durer une éternité pour tous les spectateurs du dôme, et sans doute pour les millions rivés à leur écran. Et pour Koshimuru, qui voit le disque brillant du ring grossir comme un lac régulier à la rencontre de l'avion en piqué. Au centre du lac, l'île violette grossit encore plus vite.

​

​Ça explose, comme si elle était la bombe qui vient de percuter le sol. Un soleil de sensations irradie de partout. Le bruit mat du choc, la percussion plus sourde et profonde du ring qui résonne sous l'impact, la vague humaine qui prend son essor tout autour d'elle, le hurlement de souffrance et de désespoir de Toroyama, celui du commentateur, le carillon électrique du gong, perdu dans le vacarme, puis le hard-rock sauvage de la publicité Fuji qui recouvre tout.

​

Mais surtout il y a la douleur, qui irradie d'elle, de l'intérieur. Du bas-ventre. Elle est apparue dès l'instant du choc, mais elle gonfle, s'amplifie, au rythme des informations brutes que tente de décoder son cerveau.

​

Pourquoi est-ce qu'elle a si mal, soudainement, au bas-ventre, là où les docteurs ont dû l'ouvrir pour interrompre l'hémorragie l'année dernière ? Pourquoi se met-elle à cracher du sang ? Et pourquoi tremble-t-elle de tous ses membres alors qu'il fait une chaleur à crever, ici ?

​

« Eventration », affiche en continu un ordinateur planqué au fond de sa mémoire. Elle tourne la tête vers l'emplacement de son manager, le docteur Asaki, et esquisse un geste dans sa direction. Le docteur discute vivement avec plein de types, mais le nuage noir et les aiguilles de lumière envahissent tout.

​

Lorsqu'il disparaît, les aiguilles de lumière sont toujours là. Il y a un drôle de bruit périodique derrière elle, comme un bip de téléphone. Il y a des sortes de tubes un peu partout, comme des serpentins de verre qui dépassent du creux de son coude et de son nez. Il y a le visage du docteur Asaki qui flux et reloue à ses côtés. Il y a son propre bras qui fait un mouvement en direction du docteur, sa main qui attrape le tissu bon marché du costume coréen.

​

Et il y a sa voix, qui résonne étrangement à ses oreilles. Il faut qu'elle se répète pour que le docteur saisisse ce qu'elle ânonne et pour qu'elle le comprenne vraiment, elle aussi, et avec stupeur. Le docteur Akassi hoche doucement la tête, émettant un sourire triste.

​

J'ai gagné ? demande-t-elle inlassablement, j'ai gagné ?

quintal1995
globehebdo1994

« Les ruines. Règlement de comptes en 2024 »

Globe Hebdo, n° 73, 29 juin-5 juillet 1994, p. 12-13.

La porte s'est ouverte en couinant et l'odeur de pourriture s'est engouffrée dans un violent courant d'air chaud, le doux parfum de la rue, soufflé par un sirocco aux fragrances d'usine d'équarrissage.

​

– La poooorte, bordel ! Putain combien de fois...

​

La porte se referme, le courant d'air est stoppé, mais l'odeur de poubelle subsiste. Trop tard. De toute façon, c'est tout l'appart' qui sent comme ça, l'immeuble, le quartier, la ville entière pue, cette favela géante étend son chancre d'un bout à l'autre du pays, les rues débordent d'immondices, la dernière fois qu'un camion vert Ville de Paris est passé par là, la Seine n'était pas encore envahie par l'algue taxifolia, autant dire il y a une ère géologique ; les zone industrielles de la banlieue ont été transformées depuis longtemps en décharges techno, autour desquelles s'entassent les générations « génétiquement altérées » (Genetic Altération Génération, ou GAGMEN, comme les appellent les revues branchées). PariCity, 35 millions d'âmes, ou plutôt 35 millions de corps à peine vivants, cherchant désespérément leur salut sous un ciel couleur de carbone, où le soleil est à peine plus visible que le lointain réverbère, là-bas, derrière le carreau recouvert de crasse.

​

Le vieux Jacques porte le goulot du Gévéor-Synpack à ses lèvres, le regard perdu vers la vitre poussiéreuse. On ne voit même plus ce qu'il reste des tours de la Très Grande Bibliothèque. Il est 5 heures de l'après-midi et il fait presque nuit noire.

​

Le lino craque dans l'entrée, un bruit de pas se fait entendre sur le carrelage de la cuisine, un placard qu'on ouvre, un bruit de boîtes déplacées et d'objets que l'on range. C'est le père Edouard qui vient de revenir des courses. Le plus proche Centre de distribution du planning des ressources matérielles est à Austerlitz. Même avec les tickets spéciaux de l'Association des anciens hommes politiques et hauts fonctionnaires de la Communauté, auxquels ils ont droit, faut pas compter sur moins de trois bonnes heures de queue.

​

Le bruit en provenance de la cuisine s'est déplacé, il s'approche du salon, dans le dos du fauteuil sur lequel est assis le vieux Jacques. Une ombre apparaît à la périphérie de sa vision. La silhouette glisse à ses côtés, avec une précautionneuse attention. Et ça, justement, ça a le don de le pousser à bout, surtout par cette chaleur, et avec les souvenirs douloureux qui remontent à la surface, dans les effluves âcres du vin de synthèse, et avec ce décor de merde, la télévision antédiluvienne qui ne reçoit que les trois chaînes officielles du gouvernement général de Paris, comme au bon vieux temps de Pompidou et de Giscard... Ah, bon Dieu, mais qu'est-ce qu'il leur a donc pris, à l'époque, de laisser filer l'histoire entre leurs pattes ? Voilà où ça les a menés... Retraités des anciens gouvernements nationaux, dans une Europe défaite avant d'être construite...

​

Depuis le début de l'année, on attend les fonds en provenance de Russie et de la Corée réunifiée, la plan « Wong-Rodchenko », destiné à insuffler un peu de vie dans les économies européennes. Les Russes se font un peu tirer l'oreille, la France, l'Italie et une bonne demi-douzaine d'autres pays de l'ex-Communauté sont encore loin de satisfaire toutes les exigences de la Banque mondiale. Avec un peu de chance, l'augmentation de leur pension servira tout juste à couvrir l'inflation d'un seul mois de l'année.

​

Quelle merde, non mais c'est pas vrai...

​

C'est peut-être l'alcool de synthèse qui a tout provoqué, plus la chaleur étouffante de ce mois de juin, plus les souvenirs, et la pernicieuse combinaison des dates. Juin 2024. Juin 1994, l'anniversaire du Débarquement, les européennes, l'effondrement de la gauche, l'élection présidentielle suivante, qui s'annonçait pourtant sous les meilleurs auspices, et le début de la fin, donc...

​

​Édouard vient de s'asseoir à sa place habituelle, au creux de son fauteuil de cuir élimé, seul survivant d'une série ininterrompue de ventes aux enchères. Jacques achève d'une lampée le contenu du Gévéor-Synpack. La colère monte en lui.

​

Et justement, Édouard s'avise de le taquiner un peu.

​

– Tu devrais t'abstenir de boire par cette chaleur, s'il t'arrive quelque chose, ce sera pas couvert par le Medic-Aid...

​

Non mais c'est pas vrai, voilà le père la Morale qui remet ça...

​

– Ouais ? Ben, tes brillants diagnostics, t'aurais dû te les réserver pour le moment où c'était encore utile...

​

– Qu'est-ce qui s'passe encore ? Ton chiffre diastolique s'affole ?

​

– Mon diastolique y t'emmerde, j'te parle de l'Histoire, ou plutôt de la fin de l'Histoire, en ce qui nous concerne...

​

D'un geste de la main, le vieux Jacques vient d'embrasser la pièce, et, au-delà, il montre également l'univers à l'extérieur des murs. Là-bas, à l'endroit où s'élevait anciennement la mairie de Paris, les quartiers en ruine du Châtelet et du Marais n'offrent plus que le spectacle d'un énorme cratère, trace du bombardement fatal des troupes national-communistes, lors des Grandes Émeutes de 2014.

​

– Aah, nom d'un chien, ne remets pas ça, lâche le père Édouard en rabaissant son nez vers le gros ouvrage qu'il maintient sur ses genoux... J'suis plongé dans les dynasties capétiennes.

​

Le Quid 1999, un des rares bouquins ayant survécu au naufrage. Édouard l'a déjà lu une bonne vingtaine de fois, il est capable d'en réciter de larges extraits par cœur.

​

– Tu fais chier avec tes conneries de dynasties, regarde un peu où on en est !

​

La pression monte d'un cran. Édouard relève les yeux, l'air vaguement surpris, comme à son habitude. Non, mais c'est pas possible...

​

– Avec toutes vos conneries, voilà où c'qu'on en est, putain, dire qu'on avait tout pour réussir...

​

– J't'en prie, Jacques, ta pression va encore...

​

– LÂCHE-MOI AVEC MA PRESSION, FOUTREDIEU !

​

Ça y est le bouchon vient de sauter...

​

– ON ÉTAIT À UN DOIGT DE LA VICTOIRE, BON DIEU DE BORDEL ! À UN DOIGT...

​

– Fais gaffe, tu te fais du mal, tu le sais bien...

​

– Ta gueule ! Le mal, c'est vous qui l'avez fait ! Tout ça, c'est de vot'faute, à toi et à Giscard et à cet abruti de chouan de mes fesses !... Regarde-moi ça ! Tout ça pour être obligés de gouverner avec le Parti de la loi naturelle, après le désastre aux législatives de 2000 ! Nom de Dieu, dire que ce connard de conseiller en communication voulait m'apprendre le vol yogique !

​

– J't'en prie, Jacques... Tiens, tu veux pas qu'on regarde une cassette ? Les législatives de 1986, j'suis sûr qu'a te revigorerait...

​

Une sorte de râle vient de sortir de la gorge du vieux Jacques. Une plainte teintée de rage. Un son animal.

​

– NOOOOON ! C'QUE J'VEUX, C'EST JUSTE GAGNER CETTE BON DIEU DE PRÉSIDENTIELLE !

​

– Mais... voyons, Jacques, qu'est-ce que tu racontes ?

​

Le vieux Jacques vient de se lever brusquement de son fauteuil. Ses yeux sont tournés vers des visions qui lui sont propres.

​

– Putain, j'l'avais à ma cogne, le vieux cacochyme... Son poulain naturel était dans les choux, et le bureaucrate de Bruxelles, là, je me l'étais enfoncé dans les cordes lors du débat télévisé, bordel... VOUS AVEZ TOUT FOUTU EN L'AIR ! Vous avez tous voulu jouer à François le Deuxième, et conclusion, c'est ce crétin de Vendéen qui s'est partagé nos restes !

​

– Voyons, Jacques, tu sais bien...

​

– Tout ce que j'sais, foutre-dieu, c'est qu'il a fallu gouverner à l'italienne, comme ce gommeux de Berlusconnard ! Et qu'on s'est tapé des ministres FN ! Jamais on est descendu si bas... sauf maintenant...

​

Et il explose.

​

– VOUS M'AVEZ TOUJOURS DÉTESTÉ, VOUS AVEZ VOULU ME BARRER LA ROUTE, TOUT LE TEMPS ! MÊME LE REPRÉSENTANT RICARD S'Y EST MIS ! ET TOUT ÇA POUR QUOI, BANDE DE CRÉTINS ? POUR SE RETROUVER DANS UN GOURBI !

​

– Jacques... Tu sais, les socialistes aussi ils ont morflé, d'après ce que j'sais, Fabius et Grigou sont pas au mieux de leur forme, malgré les programmes de revitalisation génétique qu'ils ont suivis à l'époque...

​

– AAAh ! me parle pas de cette connerie ! Ça aussi, c'est une de tes riches idées, nous rajouter trente ans d'existence, bon Dieu... Comme si les trente dernières n'avaient pas été assez difficiles... Mais j'crois qu'on voit le bout du tunnel...

​

– Jacques...

​

Mais Jacques vient de se diriger comme un automate vers la vieille commode de bois brun qui barre un des murs du salon.

​

Il en ouvre un des tiroirs et y plonge la main.

​

Lorsqu'il la ressort, elle tient un revolver d'ordonnance de l'armée française, datant de presque toute une vie.

​

C'est vers 8 heures ce matin que la police a découvert les corps de deux anciens Premiers ministres de l'ex-République française, dans leur appartement de Bercy-Port. Après plusieurs jours d'absence inexpliquée, les corps de MM. Jacques Chirac et Édouard Balladur ont été retrouvés dans leur salon par la brigade des homicides, qui avait été alertée par leurs voisins. L'enquête semble conclure à un meurtre suivi d'un suicide. Le mobile reste obscur, mais certains voisins font état de disputes violentes entre les deux hommes, depuis un certain temps. Jacques Chirac et Édouard Balladur goûtaient une retraite bien méritée, après plusieurs années passées au service de la France. Comme tous les autres hommes politiques de l'époque, ils n'avaient malheureusement pas su s'adapter aux mutations en cours, et l'explosion de l'Europe, au début du IIIe millénaire, précipita leur disparition... « Asahi Shimbun », European Trans Press, 18 juin 2024.

​

M. G. D.

« Dernière Station Avant La Nuit »

[mars-avril 1992], nouvelle inédite

« I guess it's the price of love

I know it's not cheap,

Oh, babe, babe, light my way… »

​

(Ultra Violet - U2)

​

L'après-midi touchait à sa fin et le soleil claquait sur le béton de l'autoroute. L'énorme panneau de direction indiquant l'embranchement vers Clermont Ferrand vrombit une fraction de seconde au-dessus de leurs têtes, déjà derrière eux, disparaissant dans le rétroviseur. Une ondée brutale délava alors l'univers, inondant le pare-brise. Max actionna les essuie-glaces et le martèlement monotone des balais contre le plexiglas emplit l'habitacle.

​

Il jet un coup d'oeil furtif à Sylvie. Sa tempe posée contre la vitre passager oscillait doucement au rythme des vibrations de la voiture.

​

Elle n'avait sans doute jamais été aussi belle qu'en ce moment, pensa-t-il avec un drôle de sourire, irrépressible. Oui, bon sang, ses cheveux auburn jetaient des reflets fauves et, dans l'irritation particulière formée par la lumière qui tombait entre les draps de pluie, cette teinte rousse ne semblait plus tout à fait réelle. Comme un splendide effet spécial. Quelque chose d'extra-terrestre qui révélait toute la véritable étrangeté de la situation, masquée par l'apparente banalité opérative du quotidien. La voiture qui roulait sous la pluie. Le tableau de bord, comme un cockpit rouge et vert fluo. L'architecture osseuse de l'autoroute. Les rideaux de pluie et de soleil, intercalés, les pans de lumière oblique qui veinaient de rose les rambardes, les immeubles d'une petite ville au loin, les pylônes haute tension et même les pelouses vertes qui bordaient le ruban de béton. Les flaques de lumière qui doraient parfois les bandes et les traits de signalisation. Sylvie qui s'enfonçait doucement dans un sommeil léger, bercée par la musique de l'autoroute.

​

Ne vivait-on pas tous dans le plus formidable film de science-fiction jamais produit, pensait-il. Ici, et maintenant. Tout simplement. Il suffisait sans doute d'aiguiser sa vision, ses sens, pour trouver dans sa propre existence les ramifications personnelles de ce scénario improbable.

​

– Poésie magnétique, se surprit-il à murmurer. Énergie de l'instant. Passée au révélateur de la vie.

​

Il ouvrit la boîte à gant et se saisit du petit dictaphone Aiwa qui traînait là avec de vieilles contredanses et des plans de quartiers griffonnés au stylo sur des bouts de papier chiffonnés.

​

Il entrevit Sylvie s'ébrouer dans son sommeil. Elle se cala plus profondément dans le siège et sa tête bascula en arrière. Le bruit de ses cheveux contre la vitre fit un soyeux contrepoint au son des essuie-glaces qui chassaient la pluie et au ronronnement du moteur.

​

Max actionna la mise en marche du dictaphone et colla ses lèvres à la petite grille.

​

– Il n'y a sans doute plus grand chose à faire, sinon traquer les fictions, les myriades de fictions qui sous tendent notre réalité, à chaque instant… Tout est une question d'interprétation, bien sûr… Et notre cerveau est lui aussi soumis au principe d'incertitude. Mécanique quantique intérieure… Je m'explique : Toute particule élémentaire observée adopte un curieux « comportement ». Elle ne peut parfaitement être localisée sur un point espace temps donné. Le cerveau opérerait-il de même ? Or, parallèlement, la science moderne joue avec ce principe d'incertitude depuis trois quart de siècle. Et notre environnement quotidien est peuplé d'objets créés par cette même science. Nos vies ne commenceraient-elles pas dès lors, elles aussi, à entrer dans l'âge quantique des plages de hasard et de chaos ?

​

Ils croisèrent un panneau indiquant les prochaines stations dans un rayon de cent kilomètres. La plus proche était à quinze bornes. Max interrompit son lent monologue en jetant un coup d'oeil à la jauge. Il lui restait presqu'un quart de réservoir. Il pourrait aisément atteindre la station d'après, à quarante-cinq kilomètres, pour refaire un plein. Il appuya instinctivement un peu plus fort sur l'accélérateur et continua de dévider le cours de ses pensées sur la petite bande magnétique.

​

Il dépassa la Station Mobil alors que le soleil tombait sur l'horizon. Machine à distribuer de l'essence. Blanche et blafarde sous son éclairage au néon. Coulissant derrière la glace. ZVUIIIT. Déjà envolée, disparaissant comme un fantôme dans le rétroviseur.

​

Et là, le disque orange apparaissant miraculeusement dans une trouée de nuages, loin vers l'ouest.

​

Maintenant que nous savons que le soleil est une fantastique usine thermonucléaire, sa poésie en a-t-elle pour autant cessé d'exister ? demanda-t-il à la petite machine qui ne répondit que par son imperturbable bourdonnement.

​

Non, bien sûr, s'il n'est plus tout à fait le disque de lumière donnant vie à toute chose, c'est parce qu'il est devenu la colossale boule d'hydrogène en fusion qui usina notre monde, ce qui n'était pas plus mal, après tout, reprit-il presqu'aussitôt.

​

Oui affirma Max à l'attention du mini-magnétophone, tout est une question d'interprétation. Notre poésie sera celle des troubadours de l'ère quantique. De l'ère nucléaire, spatiale et biotechnologique. Et qu'y pouvons-nous ? Nous n'avons pas choisi de naître à l'ère des animaux transgéniques et des missiles de croisière. Pas plus que Rossard n'avait choisi celle des châteaux forts et de la chevalerie en armure…

​

Aucune création artistique ne peut évidemment échapper au degré de savoir acquis pas l'humanité autour d'elle. Ne serait-ce pour la simple raison que celui qui la produit sait pertinemment, par exemple, qu'à chaque seconde des quadrillions de tonnes d'hydrogène sont transformés en hélium dans l'énorme boule ardente autour de laquelle nous tournons.

​

La pluie venait de cesser et Max arrêta le ballet des essuie glaces en même temps que le moteur du microcassette. Il replaça le petit appareil noir dans la boîte à gants.

​

Il tourna la tête vers Sylvie, dont le sourire mystérieux arquait les lèvres dans son sommeil.

​

Un prodigieux rayon de soleil éclaboussait l'univers entier, et venait jouer avec les méplats et les contours de son visage…

​

Ma reporta son attention à la route. Ouais, il s'arrêterait à la station suivante, réveillerait la petite et ils iraient manger quelque chose manger quelque chose à la cafétéria. La nuit allait tomber et il restait encore quatre cent cinquante kilomètres avant la mer.

​

Les feux de la station surgirent alors qu'ils débouchaient au sommet d'une côte. Dans le crépuscule rose et violet qui déchiquetait le ciel à l'ouest, la station apparut comme une gare hallucinatoire, un mirage pur, une oasis au néon dans un désert de plus en plus sombre, à chaque minute. Sous le ciel bleu-roi, plus profond qu'une fosse océanique, déjà piqueté de pales étoiles, son gros ESSO rouge palpitait comme une pompe cardiaque. Max se sentit transporté par son habituel sentiment de fascination. Notre réalité est pleine des rêves les plus fous de l'humanité. Une vaste oeuvre d'imagination collective qui modèle la planète depuis trois millions d'années, sur un vaisseau spatial aux dimensions colossales. Planète Terre. Au sein d'une formidable construction de vaisseaux gigognes, avec le système solaire puis la galaxie, notre voie lactée. Elle même petit constituant d'un amas local, voisin d'autres, sans doute innombrables eux aussi, au sein d'un super amas, et ainsi de suite, dans l'infinité de sa prodigieuse expansion. L'univers entier comme un gigantesque astronef qu'il s'agit justement d'explorer.

​

Max sourit. La science-fiction a toujours consisté à tenter de donner une idée de la tâche qui nous attend. Depuis les premiers mythes d'astronefs dérivant dans l'espace, à l'intérieur desquels des civilisations revenues à une forme de néolithique finissaient par découvrir que leur réalité, leur monde, (le vaisseau des Orphelins du Ciel de Heinlein par exemple) n'était qu'un des nombreux univers gigognes qui s'emboitent les uns dans les autres ce putain de cosmos.

​

Chacun de nous est un astronaute. Un astronaute de sa propre conscience. Et déjà, l'homme va dans l'espace, commence à explorer les limites de la vie, de l'univers et de la matière.

​

La tâche n'était pas des moindres, en effet, pensait Max en souriant faiblement au néon blafard qui suivait le tracé de la voie d'accès aux pompes.

​

Car que nous restait-il à faire, en effet, à la suite de ce siècles où les "capacités destructives" de nos technologies modernes avaient été amplement testées, si ce n'est approuvées, par des systèmes de pensées qui conduisaient à l'ère des masques à gaz et des médecins fous ? Si ce n'est, toujours, amplifier sa conscience, améliorer les performances de notre système nerveux central et mettre, péniblement, un pied devant l'autre dans les ténèbres. Chacun de nous est un laboratoire ambulant, une centrale de chair et de conscience autonome, dotée d'un des plus puissants systèmes de banc d'essai personnel jamais mis au point sur cette foutue planète. La science fiction ne fait que jouer avec nos limites virtuelles. Or, nous le savons tous, désormais, le futur proche risque fort d'être plus coupant que la lame d'un rasoir.

​

Max coupa le contact et le cours de ses rêveries en même temps. Faire le plein. Voiture. Organismes. Repartir.

​

Il se tourna vers Sylvie qui ouvrait péniblement les yeux, gonflés de sommeil. Son regard d'enfant, ultime trace de son passage au pays des songes, cherchait à s'acclimater au brutal changement d'univers.

​

Hello, pensa-t-il. Bienvenue à l'Etage du Réel.

​

Il déposa un petit baiser sur ses lèvres et murmura :

– Je fais un plein. Après on ira manger quelque chose.

​

Sylvie s'étira langoureusement et Max s'extirpa de l'habitacle.

​

Il fit le tour de la voiture et décrocha le tube, jetant négligemment un coup d'oeil vers la station illuminée. Ils étaient absolument seuls sur le parking silencieux. La cafétéria était déserte. Personne près des machines à boissons. Personne non plus à la caisse, qui miroitait sous l'éclairage violent des tubes à néon. Max enfonça le pistolet d'aluminium dans l'orifice du réservoir et appuya sur la gâchette. L'odeur d'essence emplit ses narines tandis qu'il observait les leds digitales oranges basculer sur leurs bandes noires.

​

Il laissa couler deux cent francs de super et enclencha la gâchette dans la pompe. Il referma le bouchon du réservoir puis refit le tour de la voiture avant de s'asseoir au volant.

​

Sylvie était réveillée. Il se pencha vers elle. Passa une main dans ses cheveux.

​

– Allons-y bébé. Avalons quelque chose avant la nuit.

​

Sylvie lui sourit et ouvrit un peu la glace. Il roula au pas jusqu'aux places de parking, rectangles jaunes salis et érodés par des milliers de véhicules, qui s'étendaient devant la petite cafétéria-supermarché.

​

Ils marchèrent le long d'un parapet de béton qui menait à la porte d'entrée et gravirent les quelques marches qui menaient aux baies vitrées coulissantes.

​

Le bruit pneumatique des portes de verre. Chuintement feutré.

​

Personne à la caisse. Max roda au rayon des sandwiches sous cellophanes, mais fut vaguement écoeuré par l'apparence des trucs tachés de mayonnaise. Il alla au rayon frais, prit des yaourts, du fromage et un peu de jambon ainsi qu'un paquet de pain de mie. Il aperçut Sylvie qui revenait vers lui, les bras chargés de jus de fruits et d'eau minérale.

​

Ils firent le tour de la petite superette et allèrent s'accouder à la caisse.

​

C'était un comptoir derrière lequel se trouvait un siège et une caisse enregistreuse, devant une large baie vitrée qui donnait sur l'autoroute.

​

Il y a avait une porte entrouverte qui semblait donner sur une aile du bâtiment, parallèle au mur de béton.

​

Derrière eux, le supermarché étalait ses rayonnages de cassettes et de lunettes de soleil, de sandwiches et de gadgets inutiles avant de s'ouvrir sur la cafétéria, simple assemblage de hautes tables circulaires, cernées de sièges de plastique, le tout devant un bloc de diverses machines automatiques.

​

Au bout d'une minute d'attente, Max commença à s'impatienter. Il se retourna en direction de la cafétéria, puis des pompes et du parking, toujours parfaitement déserts. L'autoroute lui même ne supportait qu'un trafic presqu'inexistant, dans les deux sens.

​

Il se décida à lancer, en direction de la porte ouverte sur l'aile du bâtiment, un sonore « Y a Quel'Un ? », qui éclata froidement dans la grosse boîte vitrée aux arêtes vives.

​

– Bon, souffla-t-il résigné à Sylvie, on va boire un café, on reviendra plus tard, quand ils auront fini leur petite sieste...

​

Il attrapa deux sacs de plastique par dessus le comptoir et y enfourna les victuailles avant de les ranger sur le coin de la petite tablette de formica.

​

Ils s'apprêtaient à descendre la petite rampe qui menait aux étalages lorsqu'un bruit attira son attention, en provenance de l'aile du bâtiment.

​

Comme un bruit de pas. Il stoppa et se retourna en direction de la caisse. Oui, c'était ça. Quelqu'un venait. Derrière la porte entr'ouverte.

​

Enfin pensa-t-il machinalement. Pas trop tôt. Il posa sa main sur le poignet de Sylvie et lui transmit le signe qu'on revenait au point de départ de l'action. Ils posaient à nouveau leurs coudes sur la tablette de formica lorsque la porte tourna doucement sur ses gonds.

​

L'homme qui apparut dans l'encadrement était vêtu d'un polo de laine rouge élimé, recouvert d'une salopette de travail, maculée de cambouis. Ses avant-bras noueux, qui dépassaient des manches retroussées sur le coude, étaient recouverts de tous les fluides et poussières qu'on peut trouver dans une automobile. Son crâne dégarni jetait des éclats vifs, luisant sous la lumière lumière crue. Ses yeux bleus pointaient depuis une crevasse de plissements, de profondes rides, témoins d'une stratification du temps, analogue tout compte fait, pensait Max, à celle des noeuds emboîtés d'un arbre, ou d'un canyon démasquant l'empilement progressif des années et des siècles.

​

L'homme s'avança jusqu'à la caisse et émit doucement :

​

– Excusez-moi j'étais un peu... occupé. C'est à vous ? Il désignait les sacs de plastique qui s'entassaient près de la caisse.

​

– Oui, répondit Max. Plus deux cent francs de super à la pompe quatre. Je voudrais aussi une boîte de piles neuves. Les petites rondes, là.

​

Il venait de penser que sa maglite de poche était presque morte, et il ne voulait pas se retrouver sans lumière de secours, en cas de panne, cette nuit.

​

L'homme fit un geste vers un rayonnage circulaire, posé sur le comptoir de formica. Son bras s'attardait un peu entre les différents modèles, cherchant la bonne boîte.

​

– Oui, lança Max, celles-là, les petites 9 volts...

​

Et la main chercha à décrocher le paquet de carton plastifié de son anneau de suspension.

​

C'est à cet instant que Max tilta. Là sur la face intérieure du poignet, à cinquante centimètres de son visage, ça ne pouvait faire aucun doute, malgré l'effaçage du temps les marques de cambouis.

​

Déjà la main s'évanouissait vers la caisse, comme un flash temporel, le souvenir vivant d'une époque pas vraiment si lointaine. Une époque où des gens s'étaient retrouvés avec un matricule tatoué sur la peau. Un tatouage qui signifiait qu'on était promis à une destruction certaine dans un délai de quelques mois, et que seuls des miracles avaient permis à quelques uns de revenir, vivants, et marqués.

​

L'homme ressortait patiemment un à un les objets des sacs et enregistrait la monotone symphonie des prix sur la machine électrique.

​

De là où il était, il apercevait par moments le poignet où les numéros étaient encore visibles, malgré l'érosion des années.

​

Max détacha ses yeux de la trace indélébile. Indélébile en tout cas à l'intérieur de cette bulle de réalité personnelle, qui faisait la vie propre de cet homme au visage long, lisse, glabre et doté d'une sorte de sagesse fataliste, qui en émanait de façon transperçante, Max en était même troublé.

​

Il vécut à cet instant une de ses « séquences d'accélération fictionnelles », comme il s'était résolu à les appeler, qui lui permettait, parfois sans qu'il l'eut désiré, d'aller à la rencontre d'un univers entièrement fictif, né de la réalité, et transformé par le simulateur personnel de la vie, notre cerveau.

​

L'image d'un futur où la cartographie génétique créerait des espèces d'individus marqués d'un tatouage étrange et invisible fit son apparition en lui.

​

L'organisation de leurs gènes ou la séropositivité à un virus créerait de nouvelles catégories d'individus. Marqués d'un signe invisible. L'image de cet univers du XXIe siècle, plus éprouvant encore que n'aura été le notre, l'emplit de la même nuance de mélancolie qu'il avait ressenti devant le chiffre infâme qui veinait de bleu la peau du caissier-mécanicien.

​

Il imagina parfaitement les hordes de « Sero-Plus », rejetés aux extrémités du monde, dans des zones à haut risque écologiques par exemple. Ou alors simplement livrés à l'abandon dans des zones-dortoirs provisoires, aux abords des grandes mégalopoles, du tiers monde ou ailleurs. Entrepôts. Zone en instance de démolition. Décharges.

​

Red light District.

​

L'homme enregistrait le prix d'une bouteille de jus de fruit qu'il tenait avec une main devant lui, tandis que l'autre courait sur les touches.

​

Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, disait Nietzsche. Quelle ironie de l'histoire. Ce penseur qui fut incompris et adulé par les fascistes de tout poils illustrait à l'avance l'incontournable vérité. Les esclaves d'Auschwitz se sont révélés plus forts, plus avancés, parce qu'infiniment plus humains que leurs bourreaux. Auschwitz, machinerie de destruction impensable, créa aussi ceux qui s'en sortirent. Des humains qui avaient atteint une forme de limite, dans la réalité. Dans l'expérience vécue en tant qu'entité consciente.

​

Si le vingtième siècle a pu produire Auschwitz, que nous réserve le prochain ? pensa Max devant l'impénétrable barrière mentale qui émanait de l'homme. Nos deux expériences sont irréductibles, incomparables l'une à l'autre. Moi, je ne peux que perpétuer le souvenir et imaginer quelle forme prendra les abominations de l'histoire humaine, au siècle de l'intelligence artificielle, du génie biochimique, de la fusion nucléaire contrôlée et de l'expansion interplanétaire. L'homme rangeait un pack de canette Coca cola et une vision traversa l'esprit de Max. Une sorte de station service près d'un agglomérat de cabines tubulaires montées sur des échafaudages impressionnants. C'était une séquence de la nouvelle « Terminus 101 » du nom de la charmante zone d'habitat d'urgence où l'action se déroulait, dans un coin dévasté du tiers monde, au début du XXIe siècle.

​

Il vit aussitôt la scène prendre forme. L'homme serait un rescapé des camps chinois, où les détenus auraient servi de cobayes aux pires expérimentations biologiques, dans les années 2010, alors que le dernier Empire rouge se disloquait dans un chaos imprescriptible.

​

Le type aurait accepté les billets bleus, Onudollars, en usage d'un bout à l'autre de la Sphère Mondiale. Et le jeune extra-terrestre en mission d'apprentissage sur cette planète sous développée aurait effleuré la conscience de l'homme d'un de ses champs psi. Un simple frôlement. Un souffle. Max comprit qu'il était impératif que ce jeune "Sirsqaï" soit submergé d'horreur devant les abominations de la race humaine. Et dire qu'ils n'étaient pas encore dotés des technologies transluminiques. S'ils ne s'autodétruisaient pas totalement, dans quelques siècles...

​

L'homme rescapé des expérimentations abominables aurait saisi une canette de Coca cola avec sa pince prothètique et le Sirsqaï aurait aperçu une sorte de marque rouge sur le poignet de l'autre main. Grâce à la puissance de ses champs psis il aurait pu revivre en une seule bouffée tout un pan de vie du vieil homme qui manipulait le système d'accueil du dortoir public. Comment les expérimentations de la clique de docteurs renégats avaient modifié son programme génétique et altéré la structure cellulaire de certaines parties de son corps, dont le bras droit, qu'ils avaient fini par amputer, avant qu'un hôpital de campagne du corps expéditionnaire de l'Onu ne lui installe la prothèse, après leur récupération.

​

Max fut saisi par la vigueur avec laquelle avait surgi la séquence, avec la précision diabolique d'un film. Il fut emplit d'une forme étrange de tristesse, faite de la compassion pour cet homme, celui du présent réel, qui enregistrait les derniers chiffres de la liste, un paquet de gâteaux secs à la main, et celle qu'il ressentait pour ce prototype futur, la projection de la même situation à une distance de trente quarante ans.

​

L'humanité est une machine à produire du futur. C'est-à-dire de l'imprévisible, du chaos, du nouveau, des trucs, des machins, qui s'emboitent les uns dans les autres, réglés par nos actions, nos rêves, nos désirs, nos folies et nos vies.

​

Le vingtième siècle aura mis un sérieux coup de turbo à l'accélération du phénomène.

​

L'homme tendait les sacs à nouveau pleins par-dessus le comptoir. Max empoigna les poignées de plastique, fortement troublé. L'apparition d'un homme tel que celui-là, dans ce décor anodin, ce prototype du XXe siècle, marqué dans sa chair et sa conscience par les capacités infernales du genre humain, ne pouvait entièrement relever du hasard. Alors qu'il savait depuis plusieurs semaines maintenant (et ce voyage vers la mer n'avait d'autre but que mettre en lumière les subtilités du mécanisme) que toute sa production littéraire du moment ne visait qu'un seul but : tenter de relever un pan du mystère. Comment le mal naissait et suivait la progression de la destinée humaine. Le mal qu'il s'agit toujours de mettre sous contrôle, si l'on ne veut pas succomber à sa spirale autodestructrice. Comme il l'avait écrit quelques nuits auparavant, un "siècle qui avait créé Mengele ET Gandhi méritait sans doute qu'on s'y arrête quelque peu."

​

Mais il y avait la pression externe. La pression de la vie machinale. Celle qui devait vous faire sortir la carte de crédit du portefeuille et exécuter la transaction commerciale et impersonnelle avant de repartir sur la route.

​

Sylvie le regardait avec l'air de dire "fais un effort. Redescend une minute. Que le type puisse juste être payé..."

​

Max extirpa doucement le porte-carte de cuir de la poche intérieure du blouson et l'ouvrit sur le formica du comptoir. Il en sortit la petite carte Visa et l'homme tourna sur sa chaise pour lui faire face.

​

Max entrevit le tout avec une fluidité et une précision stupéfiante, brusquement. Le torse rouge sombre, la tache bleu sale de la combinaison de travail et les deux mains qui se posaient, du bout des doigts, sur la tablette de formica. Il avait la carte entre ses doigts et le releva les yeux en tendant le rectangle de plastique. Le visage de l'homme s'encadra dans son champ de vision. Le crâne lisse. Les yeux profonds, au fond de leurs rides.

​

Une main vint à la rencontre de la carte et la prit entre ses doigts. Max ne put qu'entrevoir à nouveau le marquage bleu, vaguement masqué par l'usure du temps et le cambouis, mais ce n'était plus cela, déjà, qui le préoccupait. Leurs regards venaient de se croiser. De s'entrechoquer, pour être précis. Max voulut saisir la vérité, une simple fraction de seconde pour tenter de déceler une trace, un vestige dans le regard du vieil homme. Sans s'appesantir, en restant si possible neutre et décent. Rien qu'une seconde. Un ou deux battements de coeur.

​

Mais la profondeur du regard qu'il venait de croiser lui parut soudain abyssal, vertigineux. Il ne fit pas de chichis. Il cligna des yeux, resta parfaitement calme et baissa le regard vers le stylo afin de signer le petit reçu.

​

Il tendait le petit rouleau de papier afin que le pompiste en arrache le carbone et lui redonne la copie, dans le fastidieux séquençage des gestes de l'opération commerciale-type quand leurs yeux se croisèrent à nouveau. L'homme tendait le petit rectangle de papier fin devant lui. Max s'en empara d'un geste volontairement machinal. Cette fois-ci, Max sentit l'émotion le gagner. Oui, quelque chose venait aussi de changer dans l'oeil du mécanicien. Un éclat vif. Comme un éclair de sympathie. Qui dégelait un peu son fatalisme discret.

​

Max se sentit coincé par les mâchoires de la contradiction. Il aurait voulu partager quelques minutes, sans doute même beaucoup plus, avec cet homme. Par quel agencement du destin il se retrouvait là, en plein Massif Central, dans une pompe déserte, près d'une autoroute ? Un accès aigu de misanthropie n'aurait pas été étonnant, après ce qu'il avait du vivre pensa Max. Aussi, pourquoi pas ici, les hommes sont décidément les mêmes partout... Il se demanda si le type était juif, ou s'il avait fait partie des déportés politiques. Il aurait juste voulu l'écouter parler, après sûrement lui avoir dit qu'il était prêt oui, qu'il avait lu le bouquin de Bettelheim par exemple, et qu'il avait vu Shoah de Lanzmann, Nuit et brouillard et quelques autres pièces de la littérature des camps.

​

Mais par où commencer hein, se demandait Max. Comment synchroniser nos deux bulles personnelles avec tact et décence ? Comment faire parvenir l'onde compliquée qui aurait pu traduire clairement "Je m'intéresse au mal sous toutes ses formes. Je sais que votre expérience est une zone limite et qu'elle est fondamentalement indicible. Ce que nous pouvons faire c'est nous servir des armes de pointe de l'humanité. Le cerveau. La Mémoire. Le verbe. Tout ce qui fait que nous avançons dans les ténèbres, certes, mais que nous commençons à savoir nous orienter et à baliser notre route". Mais comment faire dans la dure matérialité du monde banal ? Il n'était pas une "Sirsqaï" lui, capable de communiquer par ondes psychiques.

​

Le silence devint embarrassant, Sylvie l'observait calmement, attendant qu'il prenne sa décision et Max se décida à ranger le porte-feuille de cuir dans la poche de son blouson, bien décidé cette fois à réagir avec le rythme coupant de l'action banale. Au revoir monsieur. Prendre Sylvie par le bras et reprendre la route.

​

De toutes façons, par quoi aurait-il bien pu amorcer la conversation ? "Bonjour, vous étiez à Dora ou à Birkenau ?" Non décidément, leurs bulles se trouvaient sur des orbites trop radicalement différentes. Tout cela était enfoui au cœur d'une intimité qu'il lui était bien difficile d'approcher comme cela, lui, jeune touriste inconnu, de passage à mi-chemin de sa destination.

​

Bon, il valait mieux partir. Max fit un sourire de circonstance et s'apprêtait à dire un au revoir définitif lorsque la voix de l'homme roula dans le silence.

​

- Vous allez loin, comme ça ?

​

L'homme commençait à se préparer un café avec un petit percolateur individuel. Max se figea et Sylvie s'arrêta elle aussi, comprenant parfaitement le message, gentiment résignée.

​

Il y avait comme une chaleur amicale qui se dégageait maintenant du vieil homme, qui ne semblait pas si vieux, étrangement. Avec une telle expérience il aurait du pourtant être perclus avant l'âge, pensait Max, en l'observant attentivement.

​

- La mer. La côte. Plein sud. Après au petit bonheur la chance, on s'arrête quand ça nous plaît... jeta-t-il, improvisant totalement.

​

Que va-t-il se passer maintenant s'interrogea-t-il aussitôt, un peu hésitant sur la marche à suivre.

​

L'homme ne répondit rien et fit couler un jet de café noir dans sa tasse.

​

Max fit un pas en arrière. C'était fini. Juste un petit interlude. Allez ça y était, on partait pour de bon maintenant :

​

- Au revoir. Et merci. Max attrapait Sylvie par le bras et libérait doucement le sac qu'elle tenait à la main gauche. Il allait l'entraîner pour sortir lorsque la voix de l'homme résonna à nouveau dans la station déserte :

​

- Vous vous intéressez aux étoiles ?

​

Max se figea, estomaqué.

​

Qu'avait-il dit ? Aux... Étoiles ?

​

Il hésita un instant puis revint d'un pas vers la caisse :

​

- Excusez-moi ? Vous m'avez demandé si je m'intéressais aux étoiles, c'est bien ça ?

​

L'homme regardait Max posément. Avec une lueur d'amusement dans le regard. Un éclat vif, presque facétieux, qui le troubla fortement.

​

L'homme fixa un point un peu au-dessous du menton de Max puis releva les yeux vers lui, en portant ses lèvres à la tasse.

​

- Vos badges. Nasa et Intercosmos, c'est ça ? Vous vous intéressez aux étoiles.

​

C'était une simple constatation. Aucune violence, ni provocation. Il y avait même comme une forme de complicité dans la façon dont il avait prononcé la dernière phrase.

​

Max arqua un rictus. Touché pensait-il. En plein. Quel bizarre caprice de la vie. Voilà que tout se télescopait avec une précision foudroyante. Il avait repéré la marque sur le poignet de l'homme et y avait vu un croisement symbolique du destin, son destin, à lui, auteur de science fiction fasciné et troublé par le vingtième siècle, la préhistoire du Futur. Cette marque témoignait de la folie destructive qui peut habiter des masses entières d'humains et elle était une clé pour le futur, qu'il avait entrevu dans un flash, né de cette collision fatale. Mais il n'avait pu percer l'impénétrable barrière qui gardait l'intimité de l'homme. Il n'avait pu qu'effleurer cette forteresse de souvenirs et voilà que l'homme lui renvoyait la chose, maintenant. Le pompiste avait lui aussi repéré une marque distinctive sur la personne de Max. Les badges des agences soviétiques et américaines de l'espace, agraphés l'une au-dessous de l'autre sur le col du perfecto. Et grâce à cela c'est lui qui rompait la glace et permettait d'engager la conversation.

​

Max s'approcha du comptoir.

​

- Vous liez le russe ? Max faisait allusion au badge InterCosmos, écrit en cyrillique.

​

L'homme eut un sourire mystérieux, le regard tourné vers l'intérieur.

​

- J'ai appris quelques rudiments. Il y a longtemps.

​

Il avala une petite lampée de café.

​

D'instinct, Max saisit l'allusion et il enchaîna :

​

- Vous m'avez demandé si je m'intéressais aux étoiles, pourquoi ?

​

L'homme émit un petit soupir :

​

- Vous ne m'avez d'ailleurs toujours pas répondu...

​

Son sourire était amical, mais son regard était presque sévère.

​

Max se tourna vers Sylvie qui attendait près de lui. Il lui fit comprendre d'une seule vibration qu'il n'en avait que pour quelques minutes et se cala contre le comptoir. Sylvie revint doucement vers la caisse, infiniment patiente, pensa-t-il, désabusé.

​

Il fit face à l'homme et laissa tomber :

​

- Oui je m'intéresse aux étoiles. Et à bien d'autres choses... En fait, j'écris de la science-fiction et...

​

- De la science-fiction ? coupa l'homme tranquillement. J'ai lu quelques livres de science-fiction. Un truc formidable récemment : le Cycle de Fondation d'Isaac Asimov, vous connaissez ?

​

Vous pensez s'il connaissait...

​

- Un chef d'œuvre répondit-il simplement. La Psycho-histoire, les manœuvres occultes du pouvoir...

​

- Oui, répondit l'homme chaleureusement, avec une nuance rêveuse.

​

Max cachait bien sa surprise, son choc. L'incroyable fantaisie des rencontres.

​

Il n'avait pu approcher l'homme par ce qui était sans doute l'expérience ultime de son existence, l'abomination des camps, mais en retour l'homme avait sur établir la communication autour de ce qui était une des clés de voûte de son identité, à lui.

​

Étonnant.

​

- Mais vous, dites-moi, lança-t-il, vous vous intéressez aux étoiles vous aussi ?

​

L'homme eut un sourire étrangement rayonnant, comme si Max venait juste d'appuyer sur le bon bouton.

​

- Je ne m'y intéresse pas, je les collectionne, jeune homme...

​

Sa voix était gaiement mystérieuse.

​

Le pompiste qui collectionnait les étoiles, pensa Max d'un seul trait, surpris par les quelques mots qui venait de s'assembler dans son esprit, comme ça, juste en regardant l'homme, et son crâne qui brillait sous le tube.

​

L'homme gardait la même nuance de sourire, imperturbable.

​

Il lut l'interrogation muette sur le visage du jeune type-aux-badges-astronomiques et laissa tomber, entre deux gorgées de café :

​

- Je les observe. Avec une lunette. Et j'ai une série de clichés...

​

- Des clichés ? Max sentait sa nuque le picoter.

​

- Oui enchaîna l'homme, des photos de différents observatoires.

​

Max était soufflé. Ici dans cette station service perdue au milieu de la France il tombait sur un pompiste, rescapé des chambres à gaz et dont le hobby était d'observer l'univers. Une question brûla les lèvres de Max, qu'il réprima aussitôt. Il la modifia intérieurement, la rendant moins abrupte et laissa tomber :

​

- Ça vous a prit quand cette passion pour l'astronomie ?

​

L'homme sembla aussitôt aspiré par un trou noir intérieur. Max vit un voile de souvenirs recouvrir la surface de ses yeux, un instant, vite soufflé.

​

- Il y a longtemps. À une époque où les étoiles dans le ciel étaient l'unique spectacle regardable. Pur.

​

L'homme le fixait avec une intensité soutenue et Max comprit d'un seul coup toute la portée du message.

​

- Oui, répondit-il, la voix brutalement grave. Je comprends.

​

L'homme eut un sourire de commisération.

​

- J'ai vu que vous aviez compris, tout à l'heure.

​

Max se rappela le trouble qui avait saisi l'homme un peu auparavant, lors de la transaction par carte. Lui, il avait lu dans mes pensées, se dit-il, avec une forme d'ironie glaciale.

​

Il regarda le vieil homme avec une attention soutenue, puis avait sorti d'un ton détaché :

​

- Et cette collection d'étoiles, elle se visite ?

​

L'homme avait presque eut un éclat de rire et Max s'était résolu à mettre bas les masques.

​

- Bonjour, je m'appelle Max Kerdec. Et voici mon amie, Sylvie Lizziani. Il montrait d'un geste la jeune femme dont la patience ne cessait de l'étonner.

​

Il tendait la main par-dessus le comptoir et l'homme prit la main un peu gauchement, radicalement surpris par la spontanéité du geste. Un truc que Max avait hérité des anglo-saxons et de leur manière tonique et abrupte de mettre en contact les identités.

​

- Je m'appelle Albert Breinner, dit l'homme. Sa main serrait celle de Max avec un peu plus de fermeté et d'assurance, maintenant.

​

L'homme descendit de son tabouret et regarda vers la supérette où s'éternisaient les lunettes de soleil et les paquets d'alimentation sous vide, faisant semblant de s'intéresser à quelque chose.

​

- Venez. Je vais vous montrer ma collection.

​

Max jeta un coup d'œil n coin à Sylvie, qui le regardait avec une ombre malicieuse sur les lèvres. Il n'y a décidément que toi pour trouver un astronome amateur dans une pompe d'autoroute. J'imagine qu'il faut bien que je m'y fasse...

​

Puis ils étaient passés derrière le comptoir. L'homme avait prit les sacs et les avaient glissé sous la tablette de formica, près de la caisse enregistreuse avant de les précéder. Max et Sylvie s'étaient regardés un instant puis avaient suivi l'homme derrière la porte.

​

Ils avaient suivi un long couloir doté de solides portes sur tout un bord, tandis que l'autre était percé de quelques hublots de verres dépolis qui donnaient sur le parking latéral, sur toute l'aile du bâtiment, au bout duquel il avait aperçut un garage, tout à l'heure, en prenant l'essence, ainsi qu'un système de lavage automatique. Ils marchèrent le long du couloir jusqu'à une porte qui s'ouvrit sur un étroit escalier en colimaçon qu'ils grimpèrent. Arrivée en haut de l'escalier une autre porte s'ouvrit sur un petit vestibule, vide, qui menait à une ultime porte, aux nombreux verrous, que l'homme manipula patiemment.

​

Mon observatoire personnel, dit-il en poussant la porte sur ses gonds.

​

Et Max et Sylvie avaient pénétré dans le plus improbable des musées qu'ils n'avaient jamais visité.

​

- Tout d'abord, ici, la Nébuleuse du Crabe.

​

La voix avait résonné doucement juste derrière eux alors qu'ils se déplaçaient vers le premier cliché.

​

La pièce faisait bien quinze mètres de long. C'était un vaste grenier, situé juste sous le toit, parfaitement remis à neuf, avec de grandes poutres apparentes sous les pans inclinés, dont la symétrie de bois brillant était régulièrement brisée par de larges vasistas.

​

Au fond, près du mur donnant sur l'autoroute, un des vasistas était ouvert et une grosse lunette son œil de verre vers le ciel.

​

La pièce était large et décorée de quelques spots disséminés aux quatre coins.

​

Mais surtout, il y avait les clichés, sous verre, accrochés aux murs sur trois rangées superposées. Le catalogue des étoiles, comme autant de tableaux de peinture au télescope. Il régnait un silence feutré dans l'immense grenier transformé en musée céleste. Max et Sylvie retinrent instinctivement leurs souffles en faisant leurs premiers pas sur la grande surface de parquet, soigneusement polie et cirée. Comme lorsqu'ils entraient dans une cathédrale, ou un grand musée d'Europe et qu'à la même seconde ils se sentaient momentanément suspendus hors du temps et de l'espace. Comme lorsque l'impression transcendait vraiment les distances de notre monde fonctionnel, que leurs mains se trouvaient intuitivement et qu'ils avançaient, doucement enlacés, sous les entretoises de pierres, les nefs et les voûtes, dans la fraîcheur troglodyte d'une église de l'Astramadure, ou dans le hall d'un musée de Florence.

​

Mais là, en plus, pensait Max avec une force de locomotive, c'est le choc. Le choc de la science-fiction vécue. L'irruption du chaos dans un univers trop bien réglé. L'impondérable. Le glissement inattendu.

​

La beauté, pensait-il. La beauté de cette pièce, préservée comme un joyau, dans ce grenier, qui devait surplomber le garage. Dans cette pompe banale près d'un autoroute banal. Cachée au cœur de la réalité la plus machinale, comme le plus précieux des trésors. Et quel trésor, pensait-il. Alors qu'il sentait la main de Sylvie venir se lover au cœur de la sienne. En une seconde, à peine plus, alors que le vieil homme leur montrait le premier cliché, cette étoile qui avait explosé plusieurs centaine de milliers d'années auparavant, et dont la lumière avait heurté la terre en l'an 1054, Max sentit un puzzle violent d'images et d'émotions se mettre en place mystérieusement en lui.

​

Oui. Il comprenant mieux ce qu'avait dit le vieil homme, tout à l'heure. La seule chose regardable. La seule chose pure. Alors que tout autour, sur Terre, le monde était devenu un parc de baraquements, cerné de miradors et de grillages barbelés, tandis que les fumées des crématoires tournoyaient lentement vers les nuages, parfumant l'univers d'une odeur âcre et horriblement persistante.

​

Mais il devait y avoir les nuits sans nuages. Où, dans l'obscurité noire et féroce, tandis que passaient les interminables heures passées debout, à l'appel, chaque jour menaçant d'être le tout dernier, on pouvait peut-être lever les yeux vers la voûte céleste. Et apercevoir les étoiles de la voie lactée.

​

Max sentit une vague d'émotion le submerger. Quelque chose lui picota dans les yeux. Branchés ensemble comme ils l'étaient, avec Sylvie, leurs mains délicatement nouées, leurs corps l'un contre l'autre, presque enlacés, devant la galerie des étoiles, son changement d'état fut immédiatement perçu par la jeune femme.

​

Elle tourna la tête vers lui, vaguement inquiète. Il lui transmis un petit sourire qu'il avait voulu le plus réconfortant possible. Cela ne dissipa pas son expression soucieuse, et elle se colla un peu plus à ses côtés.

​

L'homme montrait la photo du haut :

​

- Ça c'est Le nuage de Magellan, un cliché du Mont Palomar... Au centre c'est NGC 2558, une nébuleuse proche de la voie lactée.

 

L'homme se tenait un peu en retrait derrière eux et il commença à détailler les clichés de sa collection, alors que Max et Sylvie glissaient lentement, le long du mur recouvert de morceaux de cosmos.

​

Il y avait là parmi les plus beaux clichés que Max n'avait jamais vu. Des galaxies voisines, comme Andromède, de nombreuses constellations de la voie lactée, des étoiles à neutrons, des étoiles doubles, des pulsars, des naines blanches, des géantes rouges. Des dizaines d'astres soigneusement assemblés en trois rangées superposées. Sous chaque vitre, un petit carton de bristol impeccable indiquait les références précises de l'objet, écrites en petites capitales d'imprimerie. Improbable planétarium. La collection d'étoiles d'Albert Breinner, pensait-il, formulant machinalement le titre d'une nouvelle ou d'un roman à venir.

​

Ses yeux fixaient à cet instant un splendide cliché de Jupiter. Boule bariolée et dangereuse, soleil peut-être foiré, qui n'aurait pas allumé sa réaction thermonucléaire. Le bristol indiquait la provenance de la photo. Nasa-Jet propulsion Laboratory. Un cliché de la sonde Voyager.

​

L'homme se tenait toujours un peu derrière eux, à la droite de Sylvie.

​

- Jupiter, dit-il, pour un peu nous aurions eu deux soleils...

​

Max se retourna lentement vers le vieil homme, avec un pâle sourire.

​

- Oui, laissa-t-il doucement tomber, ça aurait sûrement eu quelques conséquences ici bas...

​

Il ne pouvait vraiment imaginer lesquelles, mais un deuxième soleil à l'emplacement de Jupiter aurait certainement changé quelques petites choses dans l'organisation dynamique du système solaire. Orbites des planètes. Orbites jumelles des deux soleils. La terre juste entre les deux monstres. Sans doute aucune vie n'aurait pu y voir le jour. Tout aurait été différent, et l'humain lui-même n'aurait pas été créé. Des conséquences tout à fait notables en effet...

​

L'homme ne répondit rien mais à son regard Max vit qu'il avait reçu le message et il se retourna pour glisser jusqu'aux trois photos suivantes.

​

Trois quasars. Dont l'un, détecté et photographié l'année dernière, n'avait pas loin de douze milliards d'années. Sa lumière avait donc mis trois fois la durée actuelle de l'existence de notre planète pour nous parvenir. Ce quasar était si loin dans le temps et dans l'espace qu'il avait dû naître aux premiers âges de l'univers et sa distance, plusieurs milliards d'années lumière, donnait bien une idée du prodigieux déplacement que nous avions accompli depuis le big bang originel.

​

Max fut saisi d'un nouvel accès de sentiments entremêlés. Ce formidable musée personnel du cosmos, ce musée des années lumière et des particules stellaires ne prenait vraiment tout son sens qu'au travers de celui qui l'avait mis en œuvre.

​

De telles photos étaient visibles dans les sections astronomie de tous les musées scientifiques du monde, et à chaque fois, bien sûr, l'émotion de se trouver face aux constituants majeurs de l'univers, les machines énergétiques chargées de créer les supports de la vie, l'envahissait comme une drogue méchamment active.

​

Mais là, en plus, ce musée quantique, ce catalogue de plasma et de rayons x semblait bien l'aboutissement de toute une vie. Une passion née quarante-cinq ans auparavant, dans l'odeur âcre des charniers, devant les potences où l'orchestre jouait pendant que les gardiens passaient les noeuds coulants autour des cous squelettiques.

​

Devant l'effroyable collision d'images, un tressaillement nerveux venait de le transpercer. Albert Breinner avait dû passer de nombreuses nuits, à tenter de faire s'échapper son esprit de l'enfer rayé dont il était prisonnier.

​

Sans doute avait-il compté et recompté les étoiles, repéré les constellations, les planètes, tandis que la liste de matricules énumérés au mégaphone résonnaient cruellement, comme une monodie métallique dans l'air chargé d'odeurs terriblement tenaces.

​

Max contemplait le quasar du haut, mais son esprit était ailleurs. Cet homme qui avait à peine plus de soixante ans devait avoir vingt ans au plus à l'époque. Or, l'astronomie amateur était très peu développée... D'autre part, si l'homme était alors étudiant en sciences de l'univers, pourquoi se retrouvait-il simple pompiste à la fin de sa vie ? Il y avait là un mystère qui percuta de plein fouet sa conscience.

​

Il se retourna lentement vers l'homme.

​

- Ces quasars ont vu la naissance de l'univers... murmura-t-il. Vous pouvez m'expliquer une chose ?

​

L'homme émit une vague affirmation, d'un air qui signifiait "posez toujours votre question, on verra si je suis en mesure d'y répondre".

​

Max hésita un instant puis de lança :

​

- Expliquez-moi comment vous avez acquis cette science des étoiles.

​

Sa voix était sans concession. Il fallait communiquer. Mettre la mémoire en activité, pour lui, le verbe pour l'autre. C'était cela qu'il aurait voulu dire, en fait. Et aussi ajouter, aussitôt : Je suis en mode record, prêt à enregistrer... Je suis persuadé que nos consciences sont des champs quantiques actifs, au-delà de notre perception actuelle, parce qu'au-delà des barrières de la mort et de la vie, au-delà des frontières actuelles de notre univers, frontières en termes de connaissance, qui n'est vraisemblablement qu'à l'aube de son véritable développement.

​

Mais cela aurait parut un peu prétentieux, et surtout il aurait eu du mal à y faire passer l'émotion particulière qui l'irradiait lorsqu'il y pensait. Encore une fois les facultés de communication psi des Sirsqaï auraient été les bienvenues...

​

L'homme le fixait avec une intensité particulière, jetant parfois quelques regards sur Sylvie qui sentait quelque chose se passer, mais qui gardait sa tranquille assurance, dans la contemplation des photos d'étoiles.

​

Max se sentait étudié au scanner et il supporta douloureusement le regard de l'homme qui le transperçait. Sylvie s'aperçut que quelque chose s'accélérait et elle serra la main de Max qui l'attira doucement un peu plus près de lui.

​

Sylvie se retrouva donc doucement face au vieil homme qui lui envoya un signal plein d'une gentillesse qui ne passa pas inaperçu aux yeux de Max. Il jeta un bref coup d'œil à sa compagne et regarda Albert Breinner, en hochant doucement la tête. Un message parfaitement clair et concis. Allez-y. Vous pouvez parler. Ceci restera entre nous mais je dois comprendre la genèse de votre prodigieux musée. Donnez-moi juste quelques clés. L'homme émit une petite toux et se voûta légèrement, aspiré par le tourbillon des souvenirs.

​

Il vint se poster à côté d'eux, sous une superbe photo de la Pléiade, à côté des quasars. Il sembla s'absorber un instant du spectacle, levant la tête vers la sculpture stellaire.

​

- Buchenwald, ça vous dit quelque chose ?

​

Sa voix était douce, sans dureté particulière. Une simple question.

​

Max sentit Sylvie se crisper. Ça y était. Elle venait de percuter. Elle qui n'avait pas vu le matricule tatoué et qui ne se doutait pas de l'origine funeste de ce musée si lumineux, si vital, projection de l'esprit humain hors des ténèbres, venait de rencontrer la ligne haute tension.

​

Sans avoir lu toute la littérature des camps que Max s'était envoyée depuis l'année dernière, elle n'avait pu échapper à quelques mots stratégiques, et celui-là en faisait évidemment partie.

​

Max la regarda tranquillement dans les yeux et lui transmis quelque chose qui s'apparentait sans nul doute à une forme d'onde. Une émotion magnétique subtile qui avait pour but de lui transmettre un parfait sentiment de sécurité. Nous allons mettre un pas dans les ténèbres, mais ne t'inquiète pas. Je suis là. Et si cet homme a pu bâtir ce prodige alors nous n'avons rien à craindre.

​

Ils continuèrent alors à glisser tous les trois, autour des murs tapissés d'astres, tandis que la voix d'Albert Breinner résonnait doucement, branchée sur le passé.

​

- L'homme s'appelait Simon Kalsky. Un Astronome allemand, d'origine polonaise, dont le père était juif, un type brillant et solide, d'une bonne quarantaine d'années... Il avait tout pour finir à Buchenwald. Le fait qu'il m'ait placé sous sa protection dès le jour de mon arrivée au camp me permit de survivre...

​

Max comprit instantanément que le blanc qui venait de s'abattre indiquait une ligne de fracture, quelque chose s'était produit.

​

L'homme reprit, de sa même voix étrangement calme.

​

- Il est mort un an plus tard environ, emporté par une épidémie de typhus... Mais il m'avait enseigné de très solides rudiments, j'étais moi-même déjà astronome amateur et malgré... l'effroyable réalité nous arrivions à parler de l'univers, de son organisation, de  sa naissance... La théorie du Big Bang n'existait pas encore mais Simon m'enseigna quelques bases de l'époque, comme les théories alors récentes d'Edwin Hubble sur l'expansion des galaxies, ou celle d'Einstein, sur l'espace-temps...

​

Max nota qu'il n'avait utilisé que le prénom de l'homme, Simon. Une intense amitié avait du se nouer entre eux comprit-il instantanément.

​

Comme un maître et son jeune étudiant, qui auraient conservées intactes leurs facultés les plus humaines dans un milieu spécifiquement fait pour les détruire. Mais il n'arrive pas du tout à imaginer comment les deux hommes avaient réussi à échanger des paroles aussi détachées des terribles contingences dont ils dépendaient. Tu vois, ici, c'est Bételgeuse. Et là, c'est Cassiopée. Alors que leur vie ne tenait vraiment plus qu'à un maigre fil.

​

Inconcevable, pensa Max instinctivement. Mais quelque chose s'éclaira en lui à cet instant précis. Il venait d'appuyer sur le bon bouton. Il se souvenait de ce détail qu'il avait lu quelque part, il ne savait plus très bien où exactement. Oui, un truc que des déportés survivants avaient rapportés. Il leur arrivait parfois, au milieu des charniers et des barbelés de s'extasier sur un coucher de soleil et d'être littéralement transfigurés par un instant de grâce pure, un instant de magie qui transcendait le sordide trou du cul de l'univers dans lequel on voulait les faire disparaître. Un simple coucher de soleil suffisait. Alors pourquoi pas les étoiles...

​

L'homme fixait un cliché, dans le silence total qui s'était abattu sur la pièce. Max s'extirpa de sa sombre rêverie et regarda un instant autour de lui. Sylvie, collée contre son épaule, intimidée et sonnée par le récit concis qu'avait fait Albert Breinner de son arrestation, en France, puis de son arrivée au camp. Derrière eux, donnant sur l'autoroute, un haut tabouret de bar était placé derrière la grosse lunette, pointée par le vasistas ouvert. Seul le mur de la porte d'entrée n'était pas couvert de photos.

​

Max observa le vieil homme, planté devant ses étoiles, un sourire mystérieux aux lèvres. Il glissa à sa rencontre, observa les clichés qui brillaient dans la lumière et, lentement laissa tomber.

​

- Vous avez dit que vous étiez astronome amateur, vous étiez étudiant, c'est ça ?

​

L'homme resta un moment immobile sans rien dire puis tourna la tête vers Max avec un lent hochet de dénégation.

​

- Non, murmura-t-il. Mais j'avais eu de longues nuits à occuper dans un grenier dont nous ne pouvions ouvrir les fenêtres. Il n'y avait que deux grands vasistas sur le toit.

​

Max eut un maigre sourire et hocha la tête. Il comprenait parfaitement. Avant même que l'homme ne reprenne le cours de son récit, une image s'était imposée à son esprit.

​

Il écouta de toutes ses antennes.

​

Albert Breinner avait eu dix-sept ans deux jours plus tôt quand la Gestapo française l'avait arrêté, dans la maison où lui et ses parents se planquaient depuis 1942. Un simple grenier, où un couple de français les cachaient.

​

Il fut séparé de ses parents dans un triage à la frontière allemande et ne les revit jamais.

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Il n'avait pas vraiment fait d'études, sa vie ayant été bouleversée dès 1938, lorsque ses parents avaient dû fuir l'Allemagne et s'étaient installés à Compiègne. Puis à nouveau en 1940 lorsque les allemands avaient envahi la zone nord. Puis en cette fin d'année 42 quand ils avaient surgis en zone sud et les avaient finalement localisés, au début de l'été 43, sans doute à cause d'une dénonciation. Pendant les deux années où il avait vécu avec ses parents dans le grenier poussiéreux, Albert avait passé de longues nuits à regarder les étoiles par les baies vitrées du toit. Un jour il était tombé sur deux gros livres dans un réduit. Des livres d'astronomie, en français, qui dataient d'avant 1914 et qui avaient allumé les premiers feux de sa passion.

​

Ensuite Simon Kalsky s'était chargé de parfaire cet enseignement rudimentaire.

​

Quand les américains avaient libéré le camp début 45, Albert Breinner avait passé quelques semaines en Allemagne dans un hôpital de l'armée US puis était retourné en France, La guerre finie, sans parents, ne connaissant personne, il avait bien fallut travailler et tenter de s'extirper du cauchemar. Sans formation supérieure, il avait suivi des stages de mécanique et avait travaillé pour Renault, puis pour d'autres constructeurs avant de travailler pour des garages, puis pour des préparateurs de voitures de rallyes, dans les années cinquante-soixante. Il avait conservé son goût pour l'astronomie et...

​

Max tressaillit.

​

Une question lui brûla les lèvres mais le vieil homme reprit, de son rythme calme :

​

- ... Dès que j'ai commencé à gagner de l'argent j'ai économisé pour pouvoir acheter une gérance, un jour, et surtout pour commencer... le musée.

​

Sa voix s'était imperceptiblement cassée sur le dernier mot. Max comprit que ça y était. Qu'il devinait presque, oui, bien sûr...

​

Il n'eut pas à faire l'effort de deviner.

​

Albert Breinner lui fournit doucement l'explication, de sa lente mélopée imperturbable.

​

- Quelques mois avant que le mal ne l'emporte, Simon était venu me voir un jour. Il était anormalement agité. Peut-être avait-il eu un pressentiment, je ne sais pas, quoiqu'il en soit à partir de ce jour il se mit à me tracer des cartes précises de la voie lactée, partout où il le pouvait, la terre, la cendre, les bouts de planches, de tissu, tout ce qu'il trouvait. Apprends- les par cœur me disait-il. Et c'est ce que je faisais, évidemment. Nous faisions partie du même bloc, et du même kommando. Le nombre de cartes qu'il a pu dessiner ce pauvre Simon...

​

Max était tétanisé. Quelque chose était en train de l'envelopper de l'intérieur. Une sensation d'une pureté de cristal, comme un rameau de flûtes enchantées. Oui, il comprenait parfaitement la portée du geste de Simon Kalsky. Incroyable. Un geste qui transcendait l'espace et le temps et démontrait sa supériorité infinie sur ses bourreaux. Oui. Il avait pu le faire. Enseigner les sciences de l'univers à un fils d'émigré, dans camp de concentration. Non, rien ne pouvait s'opposer aux ressources de l'esprit humain...

​

- Un jour, quelques semaines avant sa mort, Simon m'a annoncé qu'il avait un projet, mais ne voulut pas m'en dire plus. Puis alors qu'il savait qu'il n'en avait plus pour longtemps et qu'il allait finir à l'infirmerie dans quelques jours il était venu me voir et m'avait demandé quelque chose...

​

Oui, pensait Max, furieusement. Son cerveau comme une turbine suralimentée, là soudainement. Et quoi d'autre, hein ? Sinon ce musée des étoiles, qui démontrerait qu'Albert Breinner avait bien appris les cartes du ciel par cœur, qu'il avait pu continuer à observer les astres, et acheter régulièrement des clichés au CNRS, au CNES, à la NASA, aux divers observatoires de la planète...

​

Max sentit quelque chose de magnétique le parcourir de part en part. Il décrocha ses yeux des clichés et s'aperçut que le vieil homme le regardait. Leurs yeux se croisèrent et Max ressentit comme une violente décharge.

​

En un instant Albert Breinner venait de comprendre que Max Kerdec avait compris. Et ce feedback n'en finissait pas de se répéter comme un jeu de miroirs face à face, entre leurs deux consciences. Je sais qu'il sait. Il sait que je sais qu'il sait. Et ainsi de suite à l'infini. Comme une forme encore maladroite, mais ô combien brutale, de télépathie.

​

Le vieil homme eut encore ce sourire bienveillant et mystérieux et reprit, doucement, les yeux plantés dans ceux de Kerdec, qui comprenait qu'on arrivait au bout du voyage. Au bout du récit... Et qu'ils en faisaient irrémédiablement partie, d'une façon ou d'une autre, lui et Sylvie.

​

- Il m'avait dit fait un musée. Un musée des étoiles. L'univers est sans doute infini. Ou si colossal qu'il échappe encore à nos représentations. Et j'avais compris ce qu'il voulait dire. Puis il m'avait dit qu'il voulait juste que je rassemble des clichés de l'univers jusqu'à ma dernière ligne droite, il avait employé cette expression, je m'en rappelle... Puis qu'un jour, quand le musée serait vraiment achevé, je devrais le montrer à des gens de passage, des inconnus, en qui m'avait-il dit, j'aurais senti qu'ils étaient comme un signal du destin, un peu fortuit.

​

Max eut u maigre sourire, auto-ironique. Et en effet pensait-il, qu'étions-nous donc d'autre ?

​

Il fit quelques pas en arrière et rejoignit doucement Sylvie qui continuait d'orbiter lentement autour de la salle. Albert Breinner les rejoignit devant le mur donnant sur l'autoroute, près de la lunette pointée vers le ciel, devenu parfaitement noir, piqueté d'étoiles.

​

Max comprenait le formidable pont d'intelligence que Simon Kalsky avait jeté au-dessus d'un demi-siècle d'histoire humaine. Comme un signal vital, provenant d'un âge révolu, du passé, qu'on cherchait déjà à travestir, à réviser, à oublier même, autant que faire se pouvait. D'une certaine manière Simon Kalsky avait prévu le coup. Il avait conçu une machine à mémoire, par le biais d'un simple projet, transféré à un autre humain, exécuteur testamentaire. Messieurs, affirmait-il par-dessus les charniers et les crématoires, vous pourrez toujours me détruire, vous ne détruirez jamais ma conscience. Quelque chose subsistera d'elle d'une autre manière, dans la mémoire des humains qui peupleront cette maudite planète. Quelque chose qui se propagera d'esprit en esprit. Et qui accomplira cette forme de miracle dont votre civilisation criminelle ne peut en aucun cas approcher.

​

Bon sang. Max était proprement tétanisé. Comme une forme aiguë d'auto-hypnose ? Alimentée par le moteur de la littérature inconsciente ? Non juste la révélation du fait. On pouvait bien manipuler des choses et des êtres à distance, dans l'espace et le temps. On pouvait créer des bombes à mémoires. Des explosifs très spéciaux, à retardement, qui apparaissaient quand on en avait le plus besoin, à l'approche de ce putain de Super-21e siècle.

​

Merci avait-il envie de dire. Merci Simon Kalsky. Merci Albert Breinner. Matricules humains. Qui donnait un sérieux, un profond coup de torche dans les ténèbres.

​

Albert Breinner les accompagna sans presque mot dire sur la dernière aile du musée. Arrivés près de la porte d'entrée, au point de départ et de sortie, Max vit une plaque noire posée contre le mur, qu'il n'avait pas remarqué jusqu'alors. Une plaque discrète. Où des lettres dorées étaient taillées en délicates elzévirs : MUSÉE DES ÉTOILES SIMON KALSKY (1897-1944).

​

L'homme eut l'air presque gêné.

​

- Simon ne voulait pas d'un musée à son nom. Il ne m'en a même pas parlé, ça ne lui aurait pas effleuré l'esprit... Lui ce qu'il voulait c'était juste ça. Quelque chose qui m'a sûrement donné la force de survivre. Afin de transmettre finalement sa mémoire à d'autres humains. Demain j'ouvrirai officiellement le musée. J'accrocherai sa plaque à la porte du fond du couloir, avant l'escalier...

​

Max se sentait emporté par une vague puissante, et inhabituelle.

​

Simon Kalsky avait-il envie de crier par-dessus les vagues du temps, tu as gagné ton pari, ça a marché.

​

Et il aurait vraiment souhaité que son cri fut entendu au-delà de cette barrière qui limite nos entendements.

​

Albert Breinner se tenait devant la porte. Max comprit qu'il était temps de partir. D'une certaine manière, c'était vrai, la visite était terminée.

​

Le retour au rez-de-chaussée lui sembla se faire comme dans un rêve, jusqu'à la lumière crue et sauvage du néon.

​

Une ultime question lui brûlait les lèvres, mais ce fut Sylvie qui la posa alors qu'ils se retrouvaient dans le décor affreusement banal de la station servie, entre les bidons d'huile moteur et les gâteaux apéritifs.

​

- Mais pourquoi ici ? Sur cet autoroute ? Je veux dire... Ce n'est pas vraiment à sa place... vous voyez ? dit-elle. Vous pensez que les citoyens lambdas qui viendront faire un plein voudront voir le musée ?

​

Sylvie avait sûrement imaginé le musée dans le beau décor d'une bâtisse campagnarde, comme certains musées irlandais... Lui, il l'aurait plutôt vu au sommet d'une tour de verre géodésique dans une mésa californienne, mais la question se posait en effet, pourquoi ici ?

​

Albert Breinner gardait un sourire malicieux au bord des lèvres.

​

- En fait nous n'avons jamais pensé à ça, vous voyez ?

​

Son ton n'était absolument pas sévère. Il comprenait parfaitement que cela puisse paraître obscur, pour les générations suivantes, pensa Max.

​

- Oui, en fait reprit Breinner, j'ai toujours su que ce musée ne pourrait jamais concurrencer les planétariums et les institutions des grandes villes, mais ce n'était pas le but, vous comprenez ?

​

Le regard de Breinner s'était fait plus perçant, là, tout à coup. Et Max commençait à sentir le venin de la vérité glisser le long de ses veines.

​

Non. Impossible.

​

Mais si au contraire. Et n'était-ce pas ce qu'il lisait dans la lueur infiniment complice qui brillait déjà dans l'œil du pompiste ?

​

Ce qui comptait c'était juste que quelques personnes entrevoient la lumière. Cela suffirait. Mais ils comprendraient la totalité du système. La vie, la mort. La conscience. La mémoire. L'univers. C'était à ça que servait la Galerie des Étoiles.

​

Comme une drogue de connaissance à transmettre le plus vite possible. Virus Linguæ.

​

Oui. Qu'une poignée de personnes comprennent que Simon Kalsky avait juste pensé, à l'intention de ses bourreaux. OK. Vous allez me détruire. Mais je vais jeter quelque chose au-delà de ma propre existence, qui pourra à son tour alimenter les mémoires. Et les mythes. On finirait par connaître le Musée des Étoiles. Créé par deux victimes du siècle dont l'une au moins c'était sûr maintenant, ne reviendrait pas. Cela seul allait donner un sens aux derniers instants épouvantables qu'il allait devoir endurer... Et ce sens pourrait perdurer, dans le temps, comme un signal d'alarme psychique, une machine à réveil-matin qui sonnerait des décennies après sa disparition.

​

Max Kerdec fut foudroyé par le révélation qui le secouait de part en part. Il avait été transformé durablement par cette expérience, et Sylvie avec lui (quoiqu'à un degré différent, malgré tout, dieu soit loué).

​

Oui, car, lui en plus, se savait injecté d'une forme radicale, cruciale de savoir, comme s'il devait être le réceptacle, le transmetteur... Bon sang.

​

Il se pétrifia presque sur place.

​

Et il voyait s'éclairer le visage du vieil homme, en retour, au fur et à mesure qu'il comprenait. Comme une enseigne lumineuse qui ferait clignoter un énorme C'EST ÇA MON GARÇON.

​

Bien sûr qu'il pourrait écrire quelque chose sur le Musée. C'était très exactement pour cela que Simon Kalsky l'avait conçu. Pour qu'il puisse générer d'autres fictions, d'autres rêves, qui allaient perdurer au-delà de l'extinction charnelle, alimenter la mémoire des hommes.

​

Et le sourire gravé sur le visage d'Albert Breinner lui montrait à quel point le projet de Simon Kalsky fonctionnait déjà à merveille.

​

Max planta ses yeux dans le regard de l'homme, s'avança et tendit la main en avant :

​

- Je... Au revoir, et merci, Monsieur Breinner. Merci pour tout... je vous enverrai un exemplaire, dès que j'aurais quelque chose...

​

Il ne voulut pas laisser transparaître tout son trouble. Comment l'esprit humain pouvait être accéléré, à distance, par de simples mots, des gravures, des images, des sons, par toute une panoplie de nos techniques ultra-avancées le laissait une nouvelle fois abasourdi. Et ça Simon Kalsky l'avait déjà compris, indéniablement. Aussi, que cet homme, dans la fleur de l'âge au début des années quarante ait pu être rayé de la carte par un programme politique à la fois diabolique et stupide le remplissait de honte et de dégoût. Ainsi que d'une forme particulière de férocité.

​

Chaque cerveau est une arme pointée vers le futur, pensait-il alors que leurs mains se joignaient par-dessus la caisse enregistreuse. Il est temps que je me mette sérieusement au boulot.

​

Et à l'éclair de satisfaction qu'il lisait sur le visage du vieil homme, il comprit que c'était très exactement ce qu'il convenait de faire.

​

Plusieurs heures plus tard, le faisceau de ses phares tapa dans le panneau indiquant la direction de Montpellier. Sylvie s'était endormie sur le siège passager et s'était lovée sous une couverture rose. Il roulait, à fond, sur la voix gauche de l'autoroute. Il prit l'embranchement vers Montpellier, au pif, sans trop savoir pourquoi. Il avait mis une cassette de Bruce Springsteen et l'avait écoutée à faible volume pour ne pas réveiller la petite. Juste avant de plonger dans les piscines secrètes du sommeil, Sylvie s'était retournée vers lui, sa tête dépassant à peine de la couverture. Ses cheveux tombaient sur ses yeux d'enfant, bridés par la fatigue. Il ne s'était pas rendu compte tout de suite de la chose mais avait fini par se sentir observé. Il avait tourné la tête et vu Sylvie qui le regardait.

​

Il lui avait fait un sourire avant de reporter son attention au ruban luminescent qui disparaissait comme un tapis roulant sous le ventre de la voiture.

​

C'est à ce moment que sa voix s'était faite entendre, comme la modulation d'un petit animal :

​

- Tu crois vraiment que l'avenir menace d'être sombre ?

​

Max avait tressailli imperceptiblement. Elle l'avait entendue plusieurs fois émettre des pronostics pas très optimistes sur les décennies à venir et il se demanda s'il était bien utile de contaminer ainsi son innocence et sa jeunesse, sa beauté et toute sa sensibilité.

​

Il décrocha sa main droite de levier de vitesse et le passa dans la masse soyeuse de ses cheveux.

​

- Ne t'inquiète pas, bébé. Tout ira bien. Dors...

​

Et rappelle-toi qu'il y a toujours de la lumière au plus profond de l'obscurité, pensait-il au même moment. Il caressa ses cheveux jusqu'à ce qu'elle s'endorme. Juste avant de partir pour de bon au pays des songes, il l'avait entendue murmurer, du bout des lèvres déjà alourdies de sommeil :

​

- Je t'aime, tu sais, Max.

​

- Je sais avait-il répondu doucement, la voix délicatement enrouée.

​

Oui avait-il pensé alors, nous allons bien sur droit vers les ténèbres. Mais nous passons notre vie à tenter de les éclairer. Et certains d'entre nous ont pu jeter de très lointains coups de torches.

​

Le faisceau jaune des phares qui balayait le béton nocturne semblait presque en apporter la preuve permanente.

station1992

« Camera Obscura »

[mai-juin 1991], nouvelle inédite

Personne n'a jamais plus revu Dominic depuis ce soir de décembre 1990, date à laquelle la dernière partie de son corps s'est finalement volatilisée.

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Sa décision prise, quelques jours seulement lui furent nécessaires pour accomplir ce miracle définitif. Quelques jours durant lesquels il parvint à se « sublimer lui-même », comme il se plut à nous le répéter (« au sens photographique », précisait-il toujours aussitôt) afin de se fondre avec délices dans un monde désormais voué au néant, aux « douces ténèbres » de la platitude, à l'épuisement des valeurs, et à la disparition de toute véritable, et ô combien encombrante, trace d'humanité.

​

Durant les semaines qui précédèrent son départ, il fut néanmoins égal à lui-même, tel que nous l'avions toujours connu, avec cette forme d'ironie sans joie réelle, froide et parfois méchante, qui lui faisait dire, par exemple, qu'il était véritablement enchanté d'appartenir à une espèce capable de diffuser un entretien télévisé avec Doris Lessing entre un paquet d'écrans publicitaires et une série à rallonge brésilienne. Oui, c'est vrai, ce genre de choses le plongeait littéralement dans une forme de jouissance perverse, mélange irrésistible de stoïcisme désabusé et de cruauté gratuite.

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La plupart du temps, il s'amusait ainsi à troubler les polémiques, souvent creuses et oiseuses, il faut bien en convenir, qui agitaient les quelques cercles intellectuels qu'il prenait plaisir à fréquenter. Son charisme particulier s'y épanouissait comme une plante froidement carnivore. Sa volonté de nuire, élégante comme une lame de Laguiole, s'abattait alors sur les verbeuses considérations, sans rémission, mais dans le chuintement feutré de sa voix douce et glaciale.

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Il n'hésitait jamais, par exemple, à se confronter aux aficionados de la peinture conceptuelle ou de la Nouvelle Vague, dans quelque luxueux salon parisien, un de ces magnifiques appartements sortis tout droit des couvertures de Décoration Internationale, emplis de cette pesante autorité du goût, si typiquement bourgeoise, qu'il détestait avec la froide détermination d'un joueur d'échecs.

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Il allumait alors une de ses gitanes sans filtre et commençait à vanter les mérites objectifs d'un quelconque gore de série B ou pire, bien pire, surtout lorsque les appartements néo-bourgeois des Quartiers Ouest faisaient place aux ateliers-lofts d'artistes où traînaient négligemment des piles entières de Globe ou des Cahiers du Cinéma.

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Il défendait ainsi, à de multiples reprises, les films de Dario Argento, voire de Bruce Lee ou de Sylvester Stallone (Sylvester Stallone, personne ne peut imaginer le silence de plomb qui s'abattait sur les coupes de champagne à ces moments-là) en plein milieu de considérations sophistiquées sur le nouveau cinéma soviétique ou les films de Mizoguchi.

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Tout son art, se plaisait-il à nous répéter, tenait dans sa maîtrise parfaite du discours, à son analyse poussée de la syntaxe, à son appropriation du vocabulaire et des systèmes de pensée, dans le simple but de détourner ce « matériel » et d'en faire des armes de choc pour sa propagande pervertie, c'était ses propres mots, sa publicité journalière pour l'aplanissement salutaire de toutes les valeurs.

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Il faut bien en convenir, c'était à chaque coup redoutablement efficace et il tirait de tout cela un plaisir proportionnel à la puissance du choc, induit par ce décalage si malin, si troublant, si profondément négatif.

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Il était bien sûr tout à fait impossible de déceler chez lui, en ces minutes d'intense jubilation intérieure, la moindre trace d'humour, le moindre semblant de distance, et c'était là ce qui faisait toute sa force.

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Ainsi ne dédaignait-il pas parsemer ses interventions de brillantes références à Barthes, Nietzsche, Kant, Hegel, Parménide, Eliade, voire Deleuze ou Lacan,  philosophes dont il avait patiemment lu et relu chaque page, et qu'il s'ingéniait à transformer en bataillons de soutien pour ses thèses compactes et outrageusement intelligentes. Comme il avait d'ailleurs fini un jour par le dire, de son ton si pointilleusement détaché, à un assistant réalisateur qui avait eu l'imprudence de vouloir le contrer après une citation de Deleuze (à moins que ce ne soit Cioran, ma mémoire commence à me jouer de vilains tours), l'intelligence était une faculté sans réelle valeur, un simple videogame formel dont était doté le premier homo vaguement sapiens venu. Seuls comptaient vraiment les artistes qui savaient s'abstraire de cette pénible contingence, affreusement banale, commune à tous les représentants de notre espèce. Une contingence source de la plus absurde des vanités – avait-il conclut, car comment pourrait-on définir, par exemple, une tortue qui s'enorgueillirait de posséder une carapace ?

​

La discussion, si je me souviens bien, portait sur Le Camion, de Duras, et après dix secondes d'un silence véritablement tangible, je veux dire par là plus solide et palpable qu'une coulée de béton, elle s'était péniblement remise en route, par à coups chaotiques, la bouche de chacun des intervenants semblant alors pleine de caoutchouc ou de purée trop chaude.

​

​

C'est au début du mois de décembre qu'il fit allusion pour la première fois à sa volonté, désormais pleinement assimilée, de se mettre en accord avec ce monde. Nous prenions un verre dans un bar de la Contrescarpe et nous discutions plaisamment de la dernière obscénité en vogue, la quête télévisée de personnes disparues, avec les retrouvailles en direct qui en découlaient parfois, ahurissantes confessions publiques rythmées par les pauses de publicité et les mises en rubrique tonitruantes (« séquence cri », « perdu de vue », « retrouvailles »), lorsqu'il vida son martini-gin d'un seul trait et me fixa d'un air mystérieux :

​

– Tu vois, c'est très exactement cela la solution, la disparition...

​

Je le regardai légèrement surpris et me hasardai :

​

– Tu penses à quoi ? À un genre de canular ? À un méchant piège tendu à l'animateur vedette ?

​

Il sourit et alluma une cigarette.

​

– Ce serait effectivement marrant, et plaisamment abject... Mais, bon, soyons francs, ça ne pourrait en aucun cas dépasser la perfection du genre atteinte par l'émission elle-même, non, non, ce à quoi je pense est bien plus... radical.

​

Je ne pus m'empêcher de sursauter, je m'en souviens parfaitement parce que mon verre de Guinness trembla dans ma main, au point d'éclabousser de mousse le bord de la table.

​

– Radical ? finis-je par articuler. J'avais appris depuis bien longtemps à déchiffrer les multiples degrés qui se cachaient sous chacune de ses assertions, semblables aux couches superposées des cités antiques, mais là mon esprit se bloquait, comme effrayé face à l'entrée d'une crypte oubliée.

​

– Qu'est-ce que tu essaies de me dire ? Tu envisages une... sortie théâtrale ?... Toi, l'ennemi juré de tout pathos ?

​

Il se mit à rire et commanda un autre martini-gin, hélant la jeune serveuse qui serpentait entre les tablées surchargées de touristes, de guides improvisés, de dragueurs professionnels et d'apprentis écrivains.

​

– Je vois ce que tu veux dire. Mais rassure-toi, il ne s'agit pas d'un suicide au sens où tu l'entends... Le suicide est un acte grossier. Spectaculaire. Ostentatoire. Il est d'ailleurs fait pour cela, laisser une trace de son départ, une trace pathétique, comme tu l'as parfaitement noté tout à l'heure. Un acte si désespéré qu'il tente de donner un sens, de donner corps à ce qui fait, justement, qu'on le quitte... Le désespoir... Il fit un bref mouvement de la main, indiquant son indifférence dédaigneuse vis-à-vis de ce sentiment qu'il avait toujours trouvé horriblement pesant.

​

Il reprit :

​

– Franck, je te parle d'un truc supérieur. Un suicide formel, pur, basé sur l'énigme même qui régente nos vies. Je te parle d'un suicide métaphysique... Je trouve ça terriblement ennuyeux, tu le sais, cette absurde volonté de vouloir crier au monde qu'il est absurde, et de le quitter en faisant tout pour que ce départ soit visible... Non, ce n'est pas mon genre, tout au contraire...

​

Et sans qu'il n'ait nul besoin de les appuyer, ces trois derniers mots prirent une résonance particulière, pleine de significations cachées que je fus sur le moment bien incapable de cerner.

​

Un suicide métaphysique ?

​

Mais quel type de lésions occasionne donc une arme comme celle-là ? me demandai-je. La métaphysique n'atteindra jamais la vélocité d'une balle de 9 mm, ou les caractéristiques toxiques, et détonantes, du gaz de ville.

​

La serveuse revint jouer des hanches entre les travées, posant agilement le grand verre à cocktail sur le bois patiné de la table.

​

Dominic joua un instant avec le zeste d'orange qui en ornait le sommet.

​

Il s'apprêtait à changer brusquement de sujet de conversation, c'était une chose à laquelle je m'étais depuis longtemps habitué et dont je parvenais désormais à deviner les prémices.

​

– Tu as lu Alice, j'imagine ? De Lewis Carroll...

​

C'était plus une affirmation qu'une question, il savait pertinemment que le bouquin faisait partie de mes livres de chevet. Je bus ma Guinness à petites gorgées, attendant qu'il poursuive.

​

– C'est un bouquin plein d'enseignements, tu t'en doutes bien sûr... Mais personne... – il hésita une fraction de seconde – ...personne, il me semble, n'a vraiment saisi à quel point ce livre était moderne...

​

Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire à mon tour.

​

– Tu déconnes ou quoi ? ça fait bien longtemps que tout le monde sait que c'est un fondement de toute la littérature contemporaine.

​

– Non, non, tu ne m'as pas compris. La littérature est un aspect, disons, épiphénoménal en l'occurrence, non, je te parle de la véritable modernité, celle qu'on trouve dans n'importe quel objet vendu en grande surface...

​

Là, pour le coup, j'étais scié. J'avais beau essayer de me rappeler les thèses les plus brillantes écrites sur l'œuvre de Carroll, j'avais beau tenté de discerner un quelconque rapport entre Alice et les étalages des hypermarchés, je ne pouvais y entrevoir qu'une relation incidente, quelque chose de vulgairement évident qui ne pouvait satisfaire mon esprit, et que je soupçonnais être totalement étranger à la réflexion de Dominic.

​

Je lançai néanmoins, à tout hasard :

​

– Tu pense que les Carrefour et autres Leclerc sont les WonderLand modernes, c'est ça ? Des endroits où les pots de confitures et les lapins en peluches abondent au point de vampiriser tout son sens à la réalité ?

​

Il plongea ses lèvres dans l'alcool en me regardant avec son habituel sourire gentiment carnassier.

​

– Extrêmement pertinent, vraiment, mais tu me connais, j'étais beaucoup plus concret que ça. Non, ce que j'entendais par modernité, et par relation aux objets quotidiens, aux marchandises, est beaucoup plus simple. En fait...

​

Il laissa sa phrase en suspens ; j'étais coutumier de ses effets, parfois agaçants parce qu'un peu trop préparés, mais je fis comme d'habitude, c'est-à-dire effort d'indulgence.

​

– ... Ce que je voulais te dire c'est qu'il s'agit tout bonnement d'une superbe notice d'emploi, Franck, d'un modus operandi tout à fait exceptionnel.

​

Et il changea à nouveau de conversation, passant sans transition à des thèmes déjà largement abordés au cours de nos longues soirées, comme l'inévitable effacement de la pensée structurée et du langage dans un monde circulatoire et instantané privilégiant la vitesse et l'information, en lieu et place des notions irrésistiblement condamnées de profondeur et de mémoire. Nous conclûmes la discussion devant la porte d'entrée de son immeuble, en nous disant qu'à force de vouloir assassiner le langage et l'esprit, la dictature des icônes cathodiques risquait bien d'engendrer une forme de mutant cruellement supérieur, qui ne ferait d'elle qu'une bouchée. Nous nous quittâmes, mutuellement étonnés de voir une sorte de lueur d'espoir dans nos regards, alors que nous imaginions les présentateurs vedettes de la télévision transformés en gibier humain à l'occasion de grandes chasses cannibales diffusées en mondovision.

​

​

Je ne pus voir Dominic pendant les deux semaines qui suivirent. Mon travail (mot dont il faut rappeler le plus souvent possible que son étymologie l'identifie à une forme de torture) accapara toutes mes journées et une bonne partie de mes nuits, allant jusqu'à me faire oublier que l'inaction reste la moins compromettante de toutes les décisions à prendre.

​

Je dus effectuer deux voyages express jusqu'à Londres et à mon retour du second je trouvai un message de Dominic sur mon répondeur.

​

Peut-être était-ce dû à la fatigue, ou à l'atmosphère particulière, lourde et dangereuse, de cette nuit d'hiver mais jamais auparavant je n'avais entendu une telle intensité dans la voix de mon étrange ami. Une excitation et une tension dont je savais pertinemment qu'elles faisaient partie des épouvantails que Dominic fuyait comme la peste.

​

Cela donnait quelque chose comme ça :

​

– Franck ? Tu ne vas pas me croire mais je crois bien que j'y suis arrivé... Hmm, c'est Dominic bien sûr, il faut que tu passes me voir au plus vite, je viens de déchiffrer ce putain de mode d'emploi et... Bon sang ça fonctionne encore mieux que tout ce que j'avais jamais imaginé... Une sorte de miracle. Je te parle d'Alice, tu m'avais compris, enfin, d'un des personnages du roman, un truc auquel personne n'attache l'importance qu'il mérite... Bon passe me voir, dès que tu auras eu ce message... même en pleine nuit c'est pas grave... Je t'assure, tu vas être passablement surpris... Mec, ça marche, tu comprends, ÇA MARCHE...

​

Et le message s'arrêtait là, avant une longue série énervante de bits signalant que de multiples personnes avaient appelées sans daigner laisser ne serait-ce que leur identité.

​

J'étais crevé et je décidai de passer outre son invitation. Je me couchai en me disant que j'avais désormais une bonne dizaine de jours devant moi et donc tout le temps nécessaire pour voir ce miracle tant attendu, dont je supposais qu'il relevait, comme d'habitude, d'un habile procédé de manipulation.

​

Je passais une nuit sans rêve, calme et parfaitement reposante et attendis le lendemain midi pour prendre la voiture et rouler jusqu'à Denfer Rochereau, jusqu'à l'appartement fonctionnel et sans âme que Dominic était fier de présenter comme une véritable « machine à habiter, selon la magnifique doctrine de Le Corbusier ».

​

On devait être le 17 ou le 18 décembre et je ne savais pas encore que je m'apprêtais à voir mon ami entier pour la dernière fois.

​

​

– Bon, tu m'expliques ou je dois d'abord te faire subir une écouter intégrale du dernier Elsa ?

​

Je me tenais près de la fenêtre, le dos tourné au ciel couleur de plomb et aux immeubles gris de la rue Daguerre. Dominic venait de s'asseoir dans son vieux rocking-chair sudiste, au centre du grand salon plus blanc qu'une cellule haute sécurité de l'hôpital psychiatrique de la Lubyanka, aux angles durs et aux arêtes droites comme des épées, un grand parallélépipède nu et froid qui, avec ces rares meubles et ses rayonnages métalliques noirs ou verts armés de spots d'acier, semblait moins hospitalier que le mess des officiers d'un sous-marin nucléaire. Pour sa plus intense satisfaction, est-il désormais utile de le rappeler.

​

– Je vois que tu as fait des progrès en matière de persuasion – me répondit-il avec un large sourire – tu vas bientôt pouvoir postuler dans les sections de renseignements de la Marine argentine...

​

Il se balança sur le vieux fauteuil acajou, unique objet de toute la pièce qui semblait se raccorder à un morceau d'histoire et d'humanité, avec ses craquements outrageusement sensuels dans l'atmosphère d'abri anti-atomique qui tenait lieu de convivialité chez Dominic.

​

Il écrasa sa Gitane. J'allumai une Camel.

​

– Je t'écoute, expurgeai-je avec la première bouffée.

​

Il y eut un long moment de silence. Pas tu tout embarrassé, juste la pause nécessaire à notre « réglage », comme nous appelions cela, cette sorte de mise en route de nos perceptions, la synchronisation avec l'ensemble du décor neutre de l'appartement, avec les bruits ambiants et les nuances de lumière pâle qui nous parvenaient de l'extérieur, la pleine appréhension sensitive des objets, de l'espace et du temps, bref notre rituel coutumier qui consistait à mettre nos cerveaux sur la même longueur d'ondes.

​

– Il n'y a pas grand chose à écouter, Franck... C'est même remarquablement silencieux, reprit-il avant de produire son petit rire, froid et dur comme un tube d'aluminium.

​

Il accentua son mouvement sur le balancier du fauteuil avant de poursuive :

​

– D'ailleurs, comment le vide pourrait-il produire autre chose que du silence ?

​

Nous nous faisions face à environ quatre mètres l'un de l'autre, aucune lumière artificielle ne brillait dans la pièce et le faible éclairage qui nous parvenait de la rue, coulée dans la cendre de cet après-midi pluvieux, ne faisait rien d'autre qu'écraser chaque relief et tuer toute velléité de couleur.

​

Pourtant, j'en fus frappé sur le moment, ses yeux brillaient d'une excitation que je n'avais jamais perçue auparavant, une forme d'énergie vitale, électrique, qui, pour la première fois, tentait de s'extirper de sa chambre noire intérieure, comme désireuse de goûter enfin le plaisir de se poser sur d'autres regards, et de transformer le sien en autre chose que l'habituelle silice translucide, plus opaque en fait que le plus noir des iris.

​

Le craquement périodique du rocking-chair emplissait l'air d'une vibration qui évoquait le tic tac d'une horloge de grand-mère ou le son d'un vieux disque de vynil.

​

Je décidai de me taire et de laisser Dominic se lancer, à son rythme, et selon, bien sûr, la stratégie qu'il avait très certainement soigneusement étudiée avant mon arrivée.

​

– La perfection – souffla-t-il brusquement – l'absolue perfection, Franck. Je suis en train d'y parvenir. Accomplie. Totale... et définitive.

​

Il s'était légèrement penché en avant et, j'en aurais juré, ses yeux couleur de verre tendaient vers l'éclat brut, unique, que seuls deux diamants purs peuvent donner. Brillant et destructeur.

​

Je posai mon dos contre la glace.

​

– Ne t'impatiente pas, dans quelques minutes tu sauras, tu verras. Mais le truc me demande encore une très puissante concentration, un gros travail, tu peux me croire... Je vais juste te demander de faire le silence pendant une bonne centaine de secondes, Franck, après quoi...

​

Il laissa sa phrase en suspens, me gratifia d'un large sourire, ce masque de squale rieur qu'il avait mis plusieurs années à perfectionner et il se cala dans le rocking-chair qui reprit son mouvement de pendule.

​

Dominic fermait lentement les yeux, recouvrant de ses paupières fines comme des élytres ce qui lui tenait lieu d'organes de la vision, comme il se plaisait à le dire. Les coudes posément appuyés sur les accoudoirs recouverts de vieux cuir brun, il croisait maintenant ses deux mains gantées, à hauteur de poitrine. Je vis ses avant-bras dénudés, avec cette peau blême et la constellation de taches de rousseur qui envahissait jusqu'aux articulations des poignets, et il m'apparut comme une sorte d'ange étrangement atonal, fin de race, mélange de sage Shaolin et d'aristocrate anglais décadent.

​

Sur son visage aux yeux clos le sourire se mit à s'élargir, comme si une joie extatique drapait toute son âme. Je m'assis contre le rebord de la fenêtre, sidéré. Je devais sans aucun doute être le premier humain à assister au spectacle d'un tel bonheur, réel, vécu jusqu'à la moindre terminaison nerveuse, je pouvais presque en sentir l'influx sur la personne de Dominic.

​

Cela dura deux ou trois minutes. Dominic, assis sur le fauteuil à bascule qui couinait doucement, le visage transfiguré par un sourire surnaturel. Moi, grillant une autre Camel qui succédait à la première comme dans une course de relais, le bout de tabac rouge incandescent faisant office de témoin passé entre les deux cigarettes.

​

Puis il ouvrit les yeux, d'un seul coup. Me fixant comme au travers d'une vitre sans tain, qui se serait trouvée de surcroît entre deux galaxies distantes de plusieurs millions d'années lumière.

​

Il passa sa langue sur ses lèvres, comme si une soif soudaine venait d'assécher sa gorge, et, son sourire imperturbable barrant toujours le pâle ovale de son visage, il articula doucement quelques mots :

​

– C'est une question de volonté, Franck... mais une volonté... pleinement assimilée. Technique... C'est une technique... Ça demande des... efforts surhumains...

​

Surhumains. Je n'en croyais pas mes oreilles.

​

– Ouais vraiment ? Fermer les yeux dans un rocking-chair pendant deux minutes ? – Je ne pus m'empêcher d'adopter un ton ironique – Et dis-moi, quand tu t'endors, tu te réveilles sonné comme un boxeur, c'est ça ?

​

Dominic ne sembla pas vraiment entendre ce que je venais de lui dire. L'infatigable sourire barrait toujours mystérieusement son visage et je ne pus déceler s'il avait ou non accentué cet arc qui joignait ses commissures. Il me regarda longuement, avec intensité, mais cette tension était celle dont j'étais depuis longtemps coutumier, froide, purement fonctionnelle et je pus voir que l'éclat de ses yeux semblait déjà plus terne, faisant retrouver à son regard la limpidité toujours neutre que je lui connaissais.

​

Il continuait d'osciller doucement sur les bascules du fauteuil. Le truc, si truc il y avait, était plus que désappointant. Il ne s'était strictement rien passé (et une voix provenant de l'intérieur de ma propre boîte crânienne me soufflait, moqueuse : « Et alors, mec, tu t'attendais à quoi, hein, à un miracle d'ordre divin ? »). « Non, lui répondais-je en silence, mais au moins à un joli tour de passe-passe », lorsque Dominic fit un geste.

​

J'étais en train d'écraser ma cigarette à demi consumée sur le rebord de la fenêtre et je m'arrêtai net dans mon élan.

​

Dominic me fixait avec son sourire plus impénétrable qu'un masque vénitien et sa main gauche venait de se poser sur la phalange supérieure de son index droit. Elle se referma, pince gantée de cuir noir pour tirer sur l'extrémité de l'autre gant. C'était un geste lent, élégant, et vaguement ostentatoire. Dominic préparait son effet, j'aurais parié toute la Banque de France là-dessus, et mes yeux ne pouvaient se décrocher de ce strip tease asexué. Il tira sur l'extrémité de l'index, puis de chaque doigt, lentement, avant qu'il ne saisisse le tout et me fixe de ses yeux froids jusqu'à l'intérieur de mon nerf optique.

​

– Ok, avais-je envie de lui dire, fais sortir ton lapin de ton chapeau, ton lapin d'Alice et après on ira boire une bonne bière...

​

Mais bien sûr, je suis dans l'obligation de vous le dire tout de suite, ce n'est pas une, ni même deux ou trois bonnes bières qu'il me fallut avaler lorsqu'il termina son geste, mais bien plutôt une grande rasade de scotch sec.

​

Il resta deux ou trois secondes dans cette attitude d'attente puis tira d'un coup sec sur le gant.

​

Le gant de cuir fit un bruit flasque, celui d'un fouet mou et se retrouva suspendu dans son autre main tandis qu'il me fixait toujours de son œil couleur de gel et que son sourire semblait immobilisé pour l'éternité sur son visage.

​

Sous le gant qu'il venait d'ôter prestement, il n'y avait strictement plus rien.

​

Sa main droite avait tout simplement disparu, elle s'était volatilisée, évanouie, et au-dessus du poignet blafard constellé de pointes rousses ne restait qu'un vide parfaitement improbable qui laissait voir le petit logo rouge qui ornait son polo noir.

​

– C'est quoi le truc ?

​

Ma voix était fracassée, comme par une dameuse pneumatique. Aplatie et sans aucune intonation.

​

Il m'avait fallu un verre entier de déménageur pour arriver à reprendre totalement mes esprits. L'alcool ayant accompli son travail de sape, j'avais pu articuler quelques mots et finir par poser la question essentielle.

​

Dominic n'avait pas bougé d'un centimètre et je devais faire des efforts surhumains pour empêcher mon regard d'aller se scotcher sur l'odieux manque, sur l'improbable absence qui semblait couronner son poignet comme un gantelet de vide. Je me resservis un verre.

​

– J'y suis arrivé pour la première fois avant-hier. Avec un orteil du pied gauche, puis tout le pied droit, hier. Mieux vaut que j'évite d'enlever mes chaussures en public, désormais, et crois-moi, c'est l'absence d'odeur qui risquerait de produire des effets...

​

Il se mit à rire.

​

– Seigneur, pensai-je, je ne sais pas comment il fait, mais ça a l'air de marcher du tonnerre de dieu... Il arrive à s'auto-effacer. J'en étais sonné.

​

Il reprit :

​

– Le truc, mon vieux, c'est l'exclusivité. Je veux dire la volonté exclusive. Mono-centrée. Totalement tendue vers un but unique. Et, bizarrement, cette volonté finit elle-même par s'évanouir, je l'ai constaté tout à l'heure, quand j'ai effacé ma main, pour s'accomplir dans une sorte d'acte réflexe, analogue à la plupart des actions neuromotrices ou végétatives, respirer, digérer, s'endormir, quelque chose comme ça, tu vois ?

​

J'avalai une gorgée de scotch.

​

– Oh oui, bien sûr, tu fais disparaître des parties de ton corps en faisant une petite sieste, c'est extrêmement banal...

​

– Je n'y suis pas encore. Il me faut toujours une concentration énorme, mais j'ai entrevu la voie. C'est par la dissolution de toute volonté, devenue accomplissement du désir, que je pourrais parfaire la technique.

​

– C'est évident. J'étais naïf de croire que tu t'en tiendrais là. Il va falloir que tu améliores le procédé, ça tombe sous le sens.

​

– Écoute, Franck, ça va te paraître dingue, mais j'expérimente la solution à tous les problèmes de l'humanité. Son effacement indolore, par la pure volonté personnelle. Quelque chose qui rendra bientôt inutile les show télévisés du mercredi soir. Le véritable anéantissement, autocontrôlé, sans douleur, ni drame, sans violence, sans strass. Sans vulgarité.

​

Il fallait que je finisse ce scotch. Ce qui fut fait en une seule lampée, qui alla ravager mon estomac et envelopper de méchantes vapeurs toniques mon cerveau engourdi par l'effort, l'effort de s'adapter à une situation si neuve, si impromptue, si atypique, qu'aucun système de références, aucun modèle de comportement, ni aucune expérience personnelle ne me permettait de pleinement la saisir, de la « cadrer », pas plus qu'y jeter un quelconque éclairage. Je ne savais tout simplement pas quel sens donner à tout cela et toues les réactions que j'envisageais semblaient devoir se heurter à une haute muraille d'absurdité.

​

Je devais me contenter d'une ironie sans plaisir, le froid constat que Dominic atteignait enfin la perfection de son art de vivre. Que celui-ci avait toujours tendu vers ce troublant paradoxe, trouver son accomplissement dans sa disparition même, que j'aurais du le savoir depuis toujours, et que, bien évidemment, il n'y avait aucune échappatoire possible.

​

– Ok, balançai-je d'un ton las et quelque peu distant, tu m'expliques le rapport avec Alice ?

​

– Allume-moi une cigarette, tu veux bien ? Il me reste encore une paire de poumons et une main en état de marche, mais c'est pour tenir le briquet que je vais rencontrer un problème.

​

Son rire était sans joie, mais sans tristesse non plus. Il résonna clairement dans l'immense salon blanc, comme le simple couronnement logique de cette longue série d'actes qui, après trente-trois années de recherches systématiques, avait permis à Dominic d'aboutir à ce bizarre phénomène d'autodestruction. Cela parachevait sa démonstration comme un merveilleux gambit pouvait conclure une partie d'échecs. En toute simplicité.

​

J'allumai une Gitane et m'approchai de lui pour la poser entre ses lèvres.

​

Tandis qu'il aspirait la fumée, il tourna la tête vers moi.

​

– C'est le Chat... Ce bon vieux Chat.

​

Voyant ma surprise et mon incompréhension, il accentua son sourire, pour autant que cela fut possible.

​

– Le chat. Tu me demandais le rapport avec Alice, non ? Tu as déjà oublié le bon gros minet du Cheshire ?

​

Bon sang. La révélation me secouait de part en part.

​

De sa main gauche il vint délicatement retirer la Gitane de sa bouche et il souffla un fin pinceau de fumée bleue. Elle se délita doucement dans l'air, créant dans mon esprit une redoutable analogie avec le corps de Dominic, que j'imaginais déjà s'évanouir plus sûrement que cette vapeur de nicotine et de goudrons.

​

– Merde, Dominic, essaie d'être simple et direct, pour une fois. Tu es en train de me dire que tu... que tu joues le rôle du Chat d'Alice, le chat qui disparaît ? C'est ça ? Bon dieu, c'est ÇA ?

​

Ma voix était plus tendue que du câble haute tension. Elle s'était brutalement élevée au-dessus du volume sonore de notre discussion, suraiguë et franchement désagréable, y compris à mes propres oreilles.

​

– Ben oui. Tu aurais préféré que je me fasse sauter dans une voiture piégée à côté de la Maison de la Radio ?, dit-il.

​

Je soupirai.

​

– Je suis le premier à savoir ?

​

– Ouais. Tu es le premier. Ce soir j'appellerai Stefan et Virginie. Et j'enverrai une carte postale à mon patron, à la rédaction du journal.

​

Il se mit à rire.

​

Je tournai autour du rocking-chair, à la recherche d'une place improbable où j'aurais pu me sentir bien, calme et détendu.

​

– J'aurai besoin de toi. Dans deux ou trois jours. Quand je passerai la vitesse supérieure. Tu seras là ? reprit-il.

​

– Oui.

​

Ma voix était sans timbre. Comme si mes cordes vocales avaient été plongées dans une solution d'azote liquide.

​

Il n'y avait sans doute rien de plus à ajouter. Dominic fixait le carré de ciel gris, au-dessus des toits, son moignon négligemment posé sur l'accoudoir du vieux fauteuil. Il ferma les yeux, et s'endormit doucement, son sourire imperturbablement arqué en travers de son visage.

​

Tandis que je refermai la porte de l'appartement, le bruit régulier du fauteuil à bascules continuait de me parvenir et j'eus l'impression qu'il me poursuivait jusque dans la cabine d'ascenseur.

​

​

Je ne pus strictement rien faire de la journée. Ni de la suivante. Ce soir là, vers minuit, je reçus un coup de téléphone de Virginie.

​

Virginie Monicelli était une jeune anthropologue que Dominic avait rencontrée en vue d'un reportage sur les grandes transformations qui avaient secoué l'humanité lors du passage vers l'ère « historique ».

​

Il s'était particulièrement intéressé au processus complexe de sédentarisation et ses diverses conséquences, dont l'apparition progressive des villes, des États, de l'agriculture et de l'art.

​

Elle nous avait été présentée par Stefan Epschow, un peintre d'origine tchéco-allemande, lors d'un concert des Tambours du Bronx. Leur liaison s'achevait doucement, sans aigreur, et elle avait passé quelques jours dans l'appartement de Dominic, lui expliquant par le détail comment les tribus semi-nomades du Néolithique avait fini par succomber aux charmes de l'accumulation matérielle, donnant lentement naissance aux premières grandes concentrations humaines le long des fleuves géants de l'Orient. Nous ne sûmes jamais si les nuits qu'elle et Dominic passèrent ensemble dans l'immense appartement de la rue Daguerre se bornèrent à ce type d'échanges, mais comme je ne pus m'empêcher de l'affirmer à Stefan, Dominic avait de la sexualité humaine le même type d'approche que celle d'un entomologiste pour la vie intime des coléoptères.

​

Ce soir là, la voix de Virginie avait une intonation singulièrement métallique, que je ne lui connaissais pas. Elle mit plusieurs minutes avant d'aborder la véritable raison de son appel. Enfin je pus apprendre qu'elle et Stefan avaient reçu un étrange message de Dominic. Celui-ci disait en substance qu'il parachevait la mise en scène ultime de son existence. Elle avait insisté sur le mot « ultime ».

​

Je compris que Dominic ne leur avait pas tout dit, sa passion pour le camouflage de la vérité l'ayant visiblement conduit à un de ses habituels mensonges par omission.

​

Ils avaient rendez-vous avec lui pour le lendemain et quand elle me demanda mon avis, je lui conseillai de s'y rendre, absolument, toutes affaires cessantes. Oui, je viendrai aussi. À quatorze heures, d'accord. Elle semblait soulagée de savoir qu'elle et Stefan ne seraient pas livrés seuls aux étranges manies de Dominic et sa voix semblait plus détendue quand elle me dit au revoir avant de raccrocher.

​

Je ne pus m'empêcher d'éprouver un bizarre sentiment d'autosatisfaction en me disant qu'elle allait passer une nuit pas trop désagréable, grâce au fait que j'avais eu le tact de ne pas dévoiler tout de suite l'odieuse vérité.

​

J'entrai dans mes draps, lorsque la pensée que cette nuit sans cauchemar serait sans doute pour elle la dernière avant longtemps m'étreignit brutalement, au point de réveiller une très ancienne sensation d'asphyxie, que j'avais oubliée depuis une bonne éternité.

​

​

Il y avait un gros camion de livraison devant l'entrée de l'immeuble, le lendemain, lorsque j'arrivai chez Dominic. Dans le hall je croisai un livreur professionnel, en bleu de travail et chemise canadienne à carreaux. Lorsque les portes de l'ascenseur s'ouvrirent au quatrième étage, j'en aperçus deux autres qui sortaient de l'appartement de Dominic avant qu'ils ne s'engouffrent dans l'escalier, le dévalant quatre à quatre.

​

La porte était restée entr'ouverte et je pénétrai dans l'appartement sans avoir à sonner.

​

J'entendis aussitôt des éclats de voix en provenance du salon.

​

Je reconnus l'accent de Stefan, sa voix de basse un peu traînante qui se fondait par instant dans un concerto de Mozart qui jouait en sourdine. J'identifiais parfaitement cette manière étrange qu'il avait de prononcer les « j ».

​

Je pénétrai dans le salon au moment où il articulait une phrase avec une conviction étonnante :

​

– Zje ne ferai pas cela, Dominic, c'est complètement fou et obscène. Zée ne le ferai pas.

​

Il se tenait appuyé contre la fenêtre qui dominait la rue, celle-là même d'où j'avais assisté la veille à l'incroyable transformation de Dominic. Celui-ci était toujours assis dans son rocking-chair, au centre de la pièce, comme s'il n'avait pas bougé de place depuis quarante-huit heures. Il était vêtu de noir, de la tête aux pieds. Sa main droite, ou plutôt son absence de main droite était dissimulée sous le coton noir d'un sweat shirt aux manches trop longues. Virginie se tenait derrière lui, à côté d'un amoncellement de cartons vides, ouverts, d'où pendaient de larges morceaux de cellophane. À ses pieds, des blocs de polystyrène jonchaient le sol jusqu'aux bascules du fauteuil.

​

Ils tournèrent tous la tête vers moi alors que j'entrais dans le salon.

​

– Salut tout le monde, dis-je. Qu'est-ce que tu ne feras pas Stefan ?

​

Stefan regardait droit dans le vide, devant lui, à des années lumière du mur blanc où s'étiraient les rayonnages métalliques militaires surchargés de livres.

​

Dominic me salua d'un bref mouvement de tête et je vis que son sourire barrait toujours son visage, plus rayonnant que jamais. Il devait arquer ses lèvres ainsi depuis des heures, les momifiant pour l'éternité, je le savais déjà. Au pied du fauteuil, ouvert face contre terre à une page dont je devinais le contenu, traînait un exemplaire d'Alice in Wonderland, de Lewis Carroll.

​

Dominic s'adressa à moi, d'une voix dure et ironique :

​

– Cet artiste méritant refuse de produire l'œuvre de sa vie. Il n'aura pourtant qu'à dire le mot « action », tout le reste est déjà prêt. Dire qu'il a toujours répété qu'il voulait tâter de l'audiovisuel !

​

Son éclat de rire fut le plus féroce que j'avais jamais entendu, même provenant de sa bouche dûment expérimentée.

​

Virginie semblait complètement absorbée par le contenu des cartons dont je ne percevais rien.

​

Tout ça me semblait incohérent, décousu et sans signification.

​

– J'ai dû rater un épisode, quelqu'un aurait l'obligeance de m'expliquer ?

​

Stefan se mit à regarder par la fenêtre, nous tournant le dos et semblant se désintéresser complètement du fil de la discussion.

​

Dominic cala sa nuque contre le repose tête du fauteuil. Il parut s'adresser au plafond blanc :

​

– J'aurais du faire confiance à de vulgaires journalistes. Une équipe de FR3 Ile de France aurait été bien plus malléable... Eux, au moins, auraient vu là la chance de leur vie, le scoop du siècle, mec.

​

FR 3 ? Scoop du siècle ?

​

Qu'est-ce que cela pouvait bien...

​

Seigneur.

​

La lumière traversait mon esprit au moment même où mes yeux retombaient sur les cartons ouverts, barrés de grandes lettres noires, celles d'une marque japonaise dont je connaissais par cœur le slogan.

​

Comme d'habitude Dominic me prit de vitesse, avec ce sixième sens télépathique qui m'avait toujours sidéré.

​

– Bon dieu, mec, j'en ai rêvé et Sony l'a fait. Et ce peintre génial refuse d'appuyer sur le bouton rouge...

​

Bien sûr, pensai-je, en m'approchant des caisses de carton, comment ai-je pu ne pas y songer tout de suite. C'est ça la mise en scène ultime dont me parlait Virginie hier soir. Et comme d'habitude Dominic n'employait aucune métaphore, aucun sens figuré.

​

Mes yeux détaillaient le contenu des grands cubes bruns, sertis dans des écrins de cellophane, trois grosses caméras video 8, trois moniteurs de contrôle, trois trépieds, deux « mandarines » de 1000 watts, une mini-régie de montage, un stock de câbles et un lot de cassettes.

​

De quoi immortaliser sa disparition.

​

Le film ultime. J'eus du mal à déglutir.

​

Stefan se retourna, faisant face à Dominic.

​

– Dominic, zj'en ai jamais rien eu à foutre de ces histoires de scoop et tu le sais bien.

​

Sa voix monta d'un ton.

​

Et ce n'est pas parce que tu as... parce que tu as réussi à accomplir une sorte de... folie que tout le monde doit te suivre, que tout le monde doit la partazjer, ok ?

​

– Seigneur, répondit Dominic, voyez-vous ça. L'artiste, disons un des artistes les plus doués de sa génération, qui vient me donner des leçons sur la folie et sur la nécessité de la communiquer. On croit rêver, décidément.

​

Sa voix était volontairement tendue, je m'en rendais compte, sciemment méchante. Il cherchait à faire sortir Stefan de ses gonds, à l'acculer, à le plonger dans le bain d'acide de ses contradictions. Pour mieux le convaincre par la suite. Le plan habituel. Je devinai aussitôt ce qui allait suivre.

​

J'allumai une cigarette.

​

– Et toi, Virginie, qu'en penses-tu ?, lança-t-il. Ne voilà-t-il pas une occasion unique de filmer un miracle ? Une mine d'or pour les anthropologues du futur, non ? La première manifestation filmée de notre extinction en tant qu'espèce...

​

Et voilà, pensai-je, il prend Virginie à témoin. Il va jouer sur son instinct de scientifique, et ça a toutes les chances de marcher.

​

La réponse de Virginie me stupéfia.

​

– Tu commets plusieurs erreurs en même temps, Dominic. De très graves déviations sémantiques. Ça m'étonne de ta part. Primo, ta disparition n'engage que toi, et pas l'espèce humaine en général. Deuxio, les anthropologues ne s'attachent pas tant aux miracles comme tu dis, qu'aux bouleversements quotidiens, aux mutations profondes qui jouent sur le long terme et sur l'ensemble de la communauté. À ce titre les scientifiques du futur s'intéresseront de plus près aux émissions de Patrick Sabotier qu'à ton videoclip personnel. Tertio – elle marqua une pause – tertio, je doute que cela les passionne plus que les histoires de guéridons tournants ou d'ectoplasmes. Et, pour conclure, cela ressemblera tellement à un trucage photographique que personne n'y croira.

​

Dominic éclata de rire.

​

– Virginie, ah Virginie… Tu es la plus talentueuse d'entre nous tous. Tu as raison bien sûr, sur toute la ligne. Car il s'agit bien de ça, en effet… Évidemment, je me fiche de savoir si la communauté scientifique me croira ou non. Vois-tu, ce qui m'intéresse, c'est la nature même du trucage, de l'effet spécial, considéré comme mode de vie. C'est ÇA qui m'intéresse. C'est la disparition de la vie sous la panoplie des trucages, tu le sais bien. Et je veux pouvoir me dire que c'est justement ce qui restera de moi, après ma… disparition. Une bande magnétique sur laquelle l'effet prendra le pas sur ma réalité biologique. À tel point que personne ne pourra discerner le vrai du faux. Je veux que cette bande renvoie l'image du monde dans lequel nous vivons. Un monde où plus personne ne peut savoir si ce qu'on voit EST ou n'EST PAS. Un monde où toutes les valeurs s'équivalent.

​

Il regarda Stefan, puis moi, tour à tour, avant de tendre la tête en arrière pour tenter d'apercevoir Virginie.

​

– Et vous devez bien tous vous rendre compte que cela m'est absolument nécessaire, maintenant.

​

Il y avait là une nuance de désespoir, disons de fatalisme pour être exact, qui me pétrifiait.

​

Stefan hochait la tête, l'air visiblement navré. Virginie observait attentivement le lent mouvement de balancier qui agissait le rocking-chair. Quant à moi, j'avais une telle envie d'absorber quelque chose de violemment stupéfiant que j'aurais pu me laisser tenter, sur le champ, par une grosse dose d'héroïne.

​

Je réussis à articuler, péniblement :

​

– Ok. Où doit-on brancher tout le bordel ?

​

​

– C'est parfait, Franck. Parfait. Tu as un don caché, tu sais ? Tu aurais dû te lancer dans le cinéma.

​

Dominic jubilait littéralement, accentuant le mouvement du fauteuil, en avant, en arrière, en avant, en arrière, tandis que j'achevais la mise au point de la dernière caméra.

​

Stefan se tenait debout, les bras croisés, contre la porte qui donnait vers le couloir de l'entrée. Il avait refusé de se livrer à la moindre intervention et s'était contenté de m'observer, le visage fermé, parfaitement immobile, avec une nuance de reproche soutenue dans le regard, pendant que je m'affairais à brancher et à régler le mini-studio de télévision. Les trois caméras posées sur leurs trépieds cernaient le fauteuil à bascule, deux sur les côtés, une de face, et j'avais installé la régie de contrôle sur la table que j'avais ramenée de la cuisine.

​

Virginie avait adopté une attitude étrangement intermédiaire. Tout comme Stefan elle s'était refusée à toute participation pendant l'installation du matériel, comme si le moindre câble, la moindre cassette video avait été contaminée par un bouillon de culture virulent. En revanche, à l'inverse du jeune peintre, muré dans son silence absolu et son inaction volontaire, elle n'avait cessé de parcourir la pièce et avait fini par s'installer à mes côtés près de la régie video.

​

Alors que je terminais les réglages et que les images en provenance des caméras se stabilisaient sur les écrans de contrôle, elle se tourna vers moi et murmura, dans un souffle :

​

– Il est temps d'arrêter tout ça, Franck. Tu peux encore dire non.

​

Ma seule réponse fut de régler la chrominance d'une caméra puis de me lever pour vérifier la position d'un trépied. À mon retour derrière la console, je vis que ses yeux fixaient un point dans le vide, quelque part dans des limbes situés au-dessus du rocking-chair où Dominic suait sous les feux croisés des projecteurs.

​

Il souriait imperturbablement à chacun des objectifs, tour à tour, semblant vouloir apprivoiser les museaux noirs des optiques, cherchant sans doute à y discerner une lueur de vie, une étincelle complice, celle qu'il avait vainement traquée toute sa vie dans le regard des autres êtres humains. En voyant son visage s'animer sur les écrans, éclairé d'une lumière intérieure bien plus violente que celle dégagée par les spots, je dus m'avouer qu'il l'avait finalement trouvée, tapie au cœur des capteurs CCD et de la perfection sphérique des objectifs.

​

Je vis ses lèvres bouger dans la trame pointilliste des moniteurs :

​

– Franck ?

​

Le petit vu-mètre rouge du circuit sonore s'agita. Le volume était parfait.

​

– Oui ? répondis-je.

​

– Je crois que j'aimerais un peu de musique, tu vois ?

​

– Oui, bien sûr. Tu as une préférence, j'imagine.

​

Son rire fit à nouveau osciller les les rougeâtres.

​

– J'avais pensé aux cinq minutes de silence de John Cage, mais ce serait redondant en fait. Et puis, il faut penser à l'audimat, non ? Essayer d'être grand public…

​

– Accouche, soufflai-je.

​

– Ok. Je crois que j'aimerais bien ce vieux truc, « A Day In The Life », des Beatles. Ça ne te dérange pas de le mettre en boucle sur le laser ?

​

A Day In The Life, pensai-je en installant le disque argenté dans son réceptacle. Il sait ce qu'il fait, totalement, jusqu'au moindre détail. Je programmai la boucle et retournai vers la régie. Les premiers accords résonnèrent dans la pièce et la voix de Lennon me poursuivit jusqu'à ma place.

​

« I read the news today, oh boy – About a lucky man who made the grade – And though the news was rather sad – Well, I just had to laugh – I saw the photograph… »

​

Je me calai le plus confortablement que je pus sur la chaise sans style qui me tenait lieu de siège de metteur en scène, m'assurai une dernière fois que tout fonctionnait, jetai un rapide coup d'œil au visage devenu blême de Virginie et posai le doigt sur le bouton d'enregistrement qui télécommandait les caméras.

​

– Ok, mec, ça tourne. On enregistre.

​

J'entendis un hoquet étranglé à côté de moi.

​

J'appuyai sur le bouton et vis les petites diodes rouges s'allumer sur le corps de chacune des caméras.

​

Action.

​

​

Tout d'abord, il n'y eut que le visage de Dominic qui tremblotait doucement dans les écrans trinitrine, plus évanescent que le reflet d'un fantôme à la surface d'un lac. Il fixait la caméra centrale de ses yeux sans couleur, les lèvres arquées dans un sourire qui me semblait plus froid et rigide qu'une fermeture éclair.

​

Nous étions tous justement suspendus à ses lèvres, à son corps gainé de noir, guettant le moindre mouvement, le plus infime tressaillement susceptible de nous renseigner sur la suite des événements. Mais Dominic resta ainsi, plus immobile qu'un sphinx, pendant une minute entière, qui nous parut, vous vous en doutez, plus longue qu'une nuit entière passée debout dans le couloir d'un train bondé de bidasses. Je ne sus comment il fit, mais c'est au bout de soixante secondes précises que ses lèvres bougèrent pour prononcer ce qui doit être désormais considéré comme son épitaphe, son manifeste de la disparition, à jamais gravé sur le chrome de la cassette-vidéo.

​

– Très chers amis – son sourire s'élargissait progressivement – vous connaissez tous le profond dégoût que m'inspirent les manifestations de pathos déplacées, le sentimentalisme et le voyeurisme télévisuel, aussi je n'encombrerai pas cette bande d'une quelconque tentative de justification ni, moins encore, d'un testament. Je veux juste que vous preniez le temps de vous asseoir devant votre écran, je vous rassure ce ne sera pas très long, et que vous preniez la peine d'observer attentivement ce qui va s'y dérouler…

​

Il fut une pause, puis reprit, de sa voix douce et sans chaleur :

​

– Pour ceux d'entre vous qui savent encore déchiffrer ces petits symboles, que l'on appelle lettres, et qui servent parfois à faire de la littérature, je ne saurais trop conseiller de parcourir quelques pages d'Alice In Wonderland, de Lewis Carroll, ainsi que ce que vous trouverez de lisible chez Monseigneur l'Évêque Berkeley, avant de visionner cette cassette. Pour les autres, contentez-vous de ce film, qui formera ma maigre contribution à l'étonnante avancée de l'homme… vers le vide.

​

Son sourire s'accentua impitoyablement.

​

Il reprit :

​

– Il n'est pas de problème ici-bas qui ne trouve de solution. Et à ce titre, il est clair que l'homme a toujours été à la croisée des chemins : Il est le problème ET la solution. Et les deux, bien sûr, restent cachés, occultés, par la douloureuse tangibilité de la conscience, la lourdeur de sa propre existence. Tout est écrit depuis bien longtemps à ce sujet, simplement nous ne savons plus lire. L'homme n'a pas d'autre parti que d'opter pour le néant. Seul le néant délivre de la conscience, qui n'aspire, justement, qui est aspirée devrais-je dire, par cette brutale et imparable finalité : notre disparition. Nos vies ne sont que des trajectoires dérisoires, un cabotage fatal entre deux océans bien plus parfaits, bien plus accomplis, celui de notre « avant », et celui de notre « après ». Reste, bien sûr, à avaler le dur constat, et à faire preuve d'élégance, qui n'est même plus une valeur cotée sur les grandes places morales de cette fin de siècle. Reste également à montrer le chemin, sans ostentation ni vulgarité, c'est-à-dir sans aucun prosélytisme. Bref à donner l'image de ce pur accomplissement de la volonté humaine : celle de son anéantissement…

​

La phrase resta en suspens, comme un oiseau frappé de plein fouet par une charge de chevrotines.

​

Les yeux toujours fixés sur la caméra centrale, il ôta lentement son polo noir, le remontant sur son torse et faisant passer les manches le long de ses bras.

​

– Ça y est, pensai-je, le strip tease terminal commence.

​

Sous le polo de laine, nous pûmes apercevoir sa peau blême, cintrée dans un tee-shirt noir sans manche. Nous dûmes tous éviter, j'en suis certain, de regarder dans la direction de son bras incomplet. Il fit ensuite voler le tee-shirt à terre, puis s'éjecta du rocking-chair. Il se tint ainsi debout et torse nu, face aux objectifs et aux projecteurs.

​

– Je vous rassure tout de suite, – son rire était féroce – ce que vous allez voir sera, croyez-moi, bien au delà de tout ce que la pornographie la plus crue ne vous montrera jamais…

​

Et il joignit le geste à la parole, ôtant son blue jean noir, ses chaussures, chaussettes, puis un caleçon gris sombre, qui s'étalèrent devant lui tandis qu'il reculait lentement en sautillant, en évitant de s'appuyer sur sa jambe droite, à laquelle manquait le pied. J'entendis à cet instant le hoquet de Virginie et aperçut le mouvement brutal de sa tête vers le bas. Dominic s'installa à nouveau dans le fauteuil qui craqua et s'anima de son mouvement de balancier.

​

– Mes amis, je pense qu'il est d'usage en ces moments de prononcer quelques mots d'adieu. Vous m'en voyez peiné, mais je me contenterais de vous souhaiter bonne chance.

​

Son sourire s'élargissait comme une blessure béante et il fermait les yeux.

​

Ce furent les derniers mots qu'il prononça.

​

​

Ensuite tout se déroula avec la douceur dangereuse d'un rêve. Dominic faisait osciller le rocking-chair dans un bruit hypnotique qui se fondait avec le ronronnement des machines et la chanson des Beatles qui jouait en sourdine.

​

Cela commença par le pied gauche, imperceptiblement. Le gros orteil, d'abord. Je ne m'en rendis compte qu'au moment où il finissait de s'évanouir, dans un frémissement subtil.

​

Puis je sentis mes muscles se raidir avant même de réaliser que le pied entier disparaissait, comme avalé, dissous, par l'air ambiant.

​

J'entendis alors la voix désincarnée de Virginie franchir à peine la frontière de ses lèvres :

​

– Franck... Oh Franck...

​

Mais il était trop tard, depuis bien longtemps. Rien ne pourrait plus arrêter le processus.

​

Nous ne pouvions plus détacher nos regards de la lente désintégration, de cette maladie invisible qui gagnait maintenant sur les chevilles et surtout, du sourire inexpugnable qui déformait la bouche de Dominic d'un rire grimaçant et parfaitement silencieux.

​

Il y eut un mouvement vif, derrière moi et je me retournai pour voir Stefan franchir la porte et s'enfoncer dans la pénombre du couloir. Quelques secondes plus tard le bruit mat de la porte d'entrée se fit entendre, scellant l'appartement comme un tombeau funéraire.

​

Virginie baissa la tête, les mains collées à ses oreilles. À cet instant je compris qu'elle était cruellement partagée entre son désir absolu de s'enfuir, comme Stefan, et celui d'assister jusqu'au bout au spectacle suicidaire de Dominic, ce qui la dégoûtait au point de vouloir refuser d'entendre ce bruit de porte, qui mettait en relief sa propre lâcheté et sa faiblesse.

​

L'anéantissement progressait comme un cancer fulgurant. Les genoux disparurent et le vide grimpa le long des cuisses. Du coin de l'oeil je pus apercevoir le poing fermé de Virginie qui blêmissait sous la pression de ses mâchoires. Je fis un zoom avec la caméra de gauche afin de saisir pleinement le visage de Dominic en plan serré, cernant son sourire dans un carré électronique.

​

Sur les autres écrans je pus voir ses organes génitaux s'évanouir à leur tour. J'entendis alors distinctement le bruit que fit la salive quand elle descendit le long de la glotte de Virginie.

​

Puis le vide engloutit le bas ventre, irrépressiblement, avant d'absorber l'abdomen, et nous pûmes constater avec terreur et effarement que le corps de Dominic semblait flotter au-dessus de la chaise, qui continuait d'osciller dans son concerto de craquements.

​

Par les carreaux des fenêtres, la lumière grise et sale de l'après-midi jetait une flasque brumeuse sur le parquet, les spots électrisaient les murs et le plafond, et la voix de Lennon, lancinante, troublait le silence charbonneux qui baignait l'appartement. Dominic disparaissait, le sourire aux lèvres, suspendu dans l'air comme le chat de Lewis Carroll, au-dessus d'un fauteuil vide qui continuait d'osciller par la simple force de l'inertie.

​

Sa poitrine s'évanouit, gommée par le trucage vivant, ne laissant plus qu'un tronc sectionné, les épaules, deux bras maigres qui commençaient d'être avalés à leur tour, un cou blafard et son visage illuminé par une joie indescriptible. Je serrai avec la caméra de droite. Sur les écrans deux gros plans souriants encadrèrent un buste mutilé, mais propre comme une statue de marbre précisément découpée au laser. Son sourire s'élargissait jusqu'aux oreilles. Ses yeux clos, tendus vers son mirage intérieur, semblaient nous inviter à rejoindre ce nirvana exemplaire dans lequel tout son être se dissolvait. Je fus sidéré de constater à quel point je l'enviais, à quel point ce désir qui trouvait là sa forme la plus parfaite d'accomplissement m'emplissait moi aussi, tel un virus psychique dangereux et fascinant. Virginie fixait les moniteurs, comme hypnotisée par la danse d'un cobra royal. Toute trace d'angoisse avait disparu de son visage. Elle n'était plus, déjà, qu'une extension des anneaux du serpent qui manoeuvrait pour l'étrangler. Son regard, empli de béatitude, était celui d'une proie qui, dans les ultimes secondes qui précèdent la mort, appelle de tous ses voeux l'ultime contraction.

​

Les épaules de Dominic s'effacèrent et le vide dissolva son cou.

​

Sa tête oscillait doucement devant le dossier du fauteuil, dansant comme un ballon de basket en apesanteur, sous la lumière crue des éclairages.

​

La manoeuvre finale allait commencer. Celle qui consisterait, je le savais, à ne laisser suspendu dans l'air qu'un sourire radieux, image terminale de sa « sublimation ». Je me surpris à penser que Dominic avait toujours été extrêmement pointilleux, soucieux d'atteindre la perfection, l'excellence, et que s'il devait disparaître comme le félin de Lewis Carroll, il s'ajusterait totalement à l'action décrite dans le livre.

​

J'observais un instant la tête de Dominic, je veux dire celle qui dansait derrière le triptyque d'écrans où elle scintillait dans le blanc-bleu des tubes cathodiques.

​

Elle semblait beaucoup moins réelle, bien moins tangible que l'image renvoyée dans les tubes. Mais n'était-ce pas logique ? Seule la technologie du vide, celle des électrons et des pixels, des couleurs décomposées en primaires videos, rouge, vert, bleu, seule la simulation faite vie pouvait rendre compte de cette vie se transformant en simulacre. Bien sûr, pensai-je, seule une caméra peut capter l'absence et la désintégration. Seule une caméra peut véritablement saisir la nature même du trucage, Dominic l'avait toujours su, et son acte qui consistait à se transformer lui-même en un improbable effet spécial n'aurait eu ni sens, ni existence, ni forme, sans la présence des objectifs et des télés.

​

Cet fut sur la masse terne de ses cheveux blonds clairs que le vide actif se remit en marche. Nous vîmes une étrange calvitie gagner le sommet de son crâne, découvrant bientôt une surface de peau tendue, livide, veinée de capillaires bleus.

​

Puis ses oreilles s'effacèrent, ainsi que la pointe du menton. Entend-il encore ? me surpris-je à penser, entend-il encore Lennon susurrer « I read the news today, oh boy – Four thousand holes in Blackburn, Lancashire… » ?

​

Je n'eus jamais de réponse à cette question. Le vide décrivit un étrange et tortueux chemin pour absorber le front, la nuque, les joues, le nez, finissant par ne laisser visible qu'une paire d'yeux clos et cette bouche, tendue comme un arc, figée dans son sourire. Cela flottait au-dessus du fauteuil et l'image qui s'affichait sur les tubes aurait fait pâlir d'envie les meilleurs magiciens d'Hollywood.

​

Ainsi ne restait-il plus de Dominic que deux paupières refermées, et deux lèvres arquées en un masque rigolard, grand ouvert. Je resserrai les deux plans latéraux par un long zoom avant. Je fis de même avec la caméra centrale. Nous pouvions maintenant apercevoir les infimes vibrations qui agitaient ses yeux, masqués par le film de chair de ses paupières. Rapide Eye Movement, pensai-je. Il doit dormir et sans doute vient-il d'entre dans un cycle de sommeil profond.

​

À quoi rêve-t-il ? À nous, évidemment, à nous tous, à nos vies, à nos angoisses et à nos joies qui ne forment plus désormais qu'un film fantôme dans un cerveau qui a disparu de ce monde.

​

Puis les yeux eux-mêmes s'estompèrent, disparaissant par une porte dont nous n'avions pas la clé.

​

Ne restait enfin que sa bouche qui gravait un sourire rayonnant et parfaitement solitaire sur le chrome des cassettes vidéo.

​

Son sourire s'accentua encore, comme délivré d'un poids dont il se serait enfin libéré. Livré à sa solitude parfaite ce sourire nous gratifia de sa présence pendant de longues minutes, flottant dans l'air, face à nous, désireux de nous montrer à quel point il pouvait rayonner, maintenant que plus rien ne pouvait le retenir bien longtemps à nos côtés. C'était son adieu, la ponctuation fatale de sa mise en scène, quelque chose qui aurait pu signifier : « Regardez, je m'en vais. Regardez à quel point mon existence prend forme maintenant qu'elle n'en possède plus aucune. Regardez à quel point mon existence prend toute sa valeur alors qu'elle va disparaître. Bonjour chez vous. »

​

Puis le vide reprit sa lente avancée.

​

Le sourire de Dominic commença de s'évanouir doucement, comme gommé par un acide doux et invisible. Ses lèvres devinrent translucides, laissant apparaître le blanc des murs et un détail du fauteuil à bascules. Nous entendîmes alors un souffle qui gonfla dans le circuit sonore de la régie vidéo. C'était un bruit étrange, inhabituel. Je finis par comprendre que c'était le son d'une longue respiration, mais comme inversée, par un effet de sampling, ou le renversement d'une bande magnétique. On aurait dit un long frottement de sable sur une plaque de métal. L'ultime souffle de Dominic s'en allait alors que ses lèvres ne formaient plus qu'une photo délavée, transparente, spectrale qui tremblotait encore pour une fraction de seconde aux limites de l'invisible.

​

Le sourire oscilla un instant aux frontières de ces limbes qui l'aspiraient irrépressiblement.

​

Le bruit de succion s'amplifia brutalement, faisant saturer l'ampli. Puis s'arrêta net. Comme coupé par une lame.

​

La dernière trace de Dominic venait de s'effacer. Son sourire avait disparu.

​

Au moment même où Dominic acheva son processus d'auto-désintégration deux phénomènes acoustiques attirèrent simultanément mon attention. Le premier tenait dans le fait que plus aucun craquement ne provenait du rocking-chair. Je constatai qu'il était désormais parfaitement immobile, comme si personne, jamais, n'avait fait osciller ses bascules, trônant dans la grande pièce nue qui ne m'avait jamais paru aussi vide. Le second venait de ma droite. C'était u bruit sourd et mat, comme un lourd paquet de linge lâché violemment sur le sol. Et c'était presque ça en effet. Virginie venait de tomber de sa chaise, évanouie. Elle gisait sur le plancher, repliée en chien de fusil, sa tête venant effleurer la pointe de mes chaussures.

​

Il me fallut près d'une minute pour reprendre, moi aussi, mes esprits. Mon regard ne pouvait se détacher du fauteuil et, surtout, cherchait confusément à détecter quelque chose, la plus infime présence, une trace, un frémissement d'air, le mouvement d'une ombre, n'importe quoi qui aurait pu me convaincre qu'il restait encore quelque chose de lui dans la pièce. Mais bien sûr il n'y avait rien, sauf les rampes de spots qui éclairaient le salon, les caméras désormais inutiles et les écrans de télévision qui renvoyaient l'image du vide, en trois exemplaires.

​

Je finis par m'occuper de Virginie pour la faire revenir à elle. Elle ouvrit péniblement les yeux. Son visage était d'une blancheur maladive et son regard était trouble. Elle accepta de se rasseoir et se figea sur la chaise, fixant le mur blanc devant elle, au-delà des moniteurs.

​

Elle resta ainsi pendant des heures, parfaitement silencieuse, immobile et prostrée, jusqu'au soir, lorsque je mis un terme à l'ultime étape de mon travail.

​

Je passai en effet le reste de l'après-midi à effectuer un montage du strip tease fatal de Dominic, mixant les trois plans, central et latéraux, afin de créer une bande master à partir des rushes de chaque caméra.

​

J'exécutai ma tâche comme un robot somnambule, absorbé par la fastidieuse manipulation des bandes et de la régie de contrôle. Dominic n'existait plus qu'à l'état de bande vidéo maintenant. C'est ce qu'il avait voulu, ne devenir plus qu'une image, un signal magnétique sur un film de chrome, qui finissait par s'évanouir, comme un trucage moqueur, un pied de nez à la réalité. C'est ce qui me donna la force nécessaire pour finir le travail, achever ce montage, dont Dominic m'avait donné la charge, j'en étais persuadé. Je constatai néanmoins avec effarement que l'image répétée de son strip tease fatal dans les moniteurs, le rembobine et le découpage des plans, fastidieux, lancinant, faisait perdre toute sa réalité à l'événement que nous avions vécu et filmé. Pendant ces heures où j'effectuais le montage comme un automate, sans la moindre trace d'affect, j'eus la nette et désagréable impression de travailler sur une pure séquence d'effets spéciaux, sur un film truqué de A à Z, et cette impression de malaise ne parvint jamais à me quitter tout à fait, même lorsque les ultimes images du sourire disparaissant dans l'air furent mises bout à bout.

​

Vers six heures tout fut terminé et Virginie n'avait toujours ni ouvert la bouche ni effectué le moindre geste. J'étais lessivé. J'éteignis les caméras et vint me poster près de la fenêtre. Figée sur sa chaise, au milieu de la pièce, Virginie faisait face au rocking-chair vide et immobile. Quelque chose d'anormal était en train de se produire, j'en étais persuadé, sans que rien de tangible pourtant ne puisse venir étayer cette étrange impression. Il n'y avait que la grande pièce blanche, encombrée de matériel vidéo cernant un fauteuil redoutablement vide, et cette fille choquée, muette et sans réaction, mais en qui je sentais une tension plus intense que celle d'une corde d'arbalète.

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Je soufflai son nom à plusieurs reprises mais elle ne me répondit pas. J'errai quelques minutes près des fenêtres, me perdant dans l'observation des appartements d'en face qui s'allumaient un à un, tandis qu'une brume bleue comme de l'encre drapait lentement la rue et les immeubles. Je décidai brutalement de préparer du café. Dans la cuisine, tandis que l'eau chauffait sur la plaque électrique, je me surpris à penser au rôle que Dominic m'avait fait jouer. Oui, bien sûr, il avait su dès le début que le jeune peintre refuserait une telle entreprise. La révélation me tétanisait. Il s'était débrouillé pour que Stefan se mure dans son refus en ma présence, afin que la tentation de le remplacer puisse me pousser à agir. Il s'était arrangé pour ne pas me proposer directement le rôle de « metteur en scène », sachant sans doute que j'aurais vraisemblablement agi comme Stefan, reculant moi aussi, effaré, devant l'anormalité monstrueuse de cet acte. En psychologue rusé comme un joueur d'échec, Dominic avait créé une situation propice à la réalisation de son projet. Nul doute qu'il avait passé des heures à établir son « casting » et à préparer l'entrée des personnages. Il y avait là comme une forme de génie, je devais en convenir. Il nous avait tous manipulés.

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Le buit de l'eau frémissant à gros bouillons m'extirpa de ma rêverie. Je préparai deux tasses de Nescafé et versai l'eau brûlante par dessus. Oui, il nous avait manipulés. De sa manière florentine, secrète, celle qui consiste, justement, à ne rien faire et à laisser chaque protagoniste prendre sa place sur une scène de théâtre invisible à ses propres yeux avant qu'il ne dérive le long d'un courant dont la dynamique lui échappe. Une révélation me secoua de part en part.

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Moi aussi, je n'avais été qu'une créature de sa propre fiction. J'avais été, comme les autres, un simple acteur. Un acteur dont le rôle était simplement celui du metteur en scène. Quel talent dans le camouflage et la manipulation ! Celui qui avait tenu les fils de bout en bout s'était déguisé en acteur, afin de cacher son rôle véritable. Dominic avait établi une très subtile inversion des choses. Si proche en vérité de sa perversion des valeurs et du langage !

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Je pénétrai dans le salon avec mes deux tasses brûlantes en main. Je m'approchai de Virginie, avec prudence et circonspection. Pourquoi réagissait-elle ainsi ?

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Elle ne vit même pas la tasse que lui offrais. J'avalai le liquide noir et brûlant, debout à ses côtés, puis je tentai de la prendre par le bras pour la soulever de son siège. Elle s'écarta fermement, mais sans aucune brutalité, fixant toujours le mur blanc. Elle tourna la tête vers moi et son regard sembla passer au travers de mon corps comme si je n'existais même plus. Elle reprit sa position et je compris que rien ne la ferait bouger. J'allai dans la salle de bains pour y ouvrir la boîte à pharmacie. J'y trouvai quelques calmants, des anxiolytiques légers et ramenai la boîte avec un verre d'eau.

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Elle refusa à nouveau ce geste de sollicitude et je laissai la boîte et le verre à ses pieds.

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Je ne m'étais jamais senti aussi impuissant. Comme si quelque chose de terriblement plus fort que moi empêchait tout déblocage de la situation.

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Quelque chose.

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Dominic ?

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Bien sûr Dominic, s'écria une voix moqueuse en moi. Non qu'il n'ait matériellement disparu, bien entendu. Mais elle était justement la puissance de son œuvre de manipulation. Elle perdurait, des heures encore après que l'ultime molécule de sa structure biologique se soit volatilisée. La pièce n'était pas finie, loin s'en faut. Une dynamique indépendante de notre volonté nous entraînait désormais vers des situations dont nous ignorions tout, dans un véritable brouillard temporel. Dominic avait tout bonnement écrit le scénario de notre futur. Nous n'étions pas plus autonomes que des personnages écrits fébrilement sur des feuilles de papier. Je réalisai à quel point nous n'avions été que des pions, dans une stratégie qui nous dépassait de très loin. Quel serait la suite des événements, maintenant ? Je m'imaginai un instant comme un pur sujet de fiction, prenant corps au fur et à mesure des jets de mots de l'écrivain au long des pages et qui, angoissé par la plus humaine des grandes questions métaphysiques, se demande quel sort lui réserve l'auteur. Et quel sort Dominic avait-il bien pu réserver à Virginie, dont l'état de prostration ne semblait vouloir se résorber ? Nul doute, là encore, que sa connaissance instinctive des ressorts psychologiques de chacun lui avait fait choisir cette fille dans un but bien particulier. Et ce but était étroitement lié à l'état de choc que je lisais sans peine sur son visage livide.

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Je n'avais plus rien à faire ici et j'étais étrangement épuisé. Je pris les cassettes de rushes et le master sous le bras et me dirigeai vers la porte qui donnait sur le couloir :

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– Virginie ? Je m'en vais... Fais un effort s'il te plaît, barrons-nous d'ici.

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Il n'y eut bien sûr aucune réponse. Mais alors que je m'apprêtai à tourner le loquet de la porte je la vis se lever et marcher doucement vers le centre de la pièce. Elle s'approcha du rocking-chair et se mit à en faire le tour en effleurant de sa main le dossier, les accoudoirs recouverts de cuir, le repose-tête, les tubulures de bois recourbées qui surplombaient les bascules. Je ne pus m'empêcher de l'observer tandis qu'elle décrivait ces cercles lents autour du fauteuil, traînant les pieds, sa main caressant l'acajou et le cuir brun râpé du fauteuil.

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Je fus pris d'un étrange sentiment de compassion et l'envie brutale m'emplit de courir vers elle pour la serrer dans mes bras avant de l'emmener, de force s'il l'avait fallu, en dehors de cet appartement, loin de ces murs blancs et du rocking-chair cruellement immobile, loin dans la nuit qui s'abattait sur la ville.

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Mais je restai stupidement figé sur place, ma main soudée au métal du loquet.

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Elle accomplit un dernier cercle, se planta devant le fauteuil et alors que ma bouche s'ouvrait pour tenter un ultime appel je la vis se retourner dans ma direction. Elle observa un instant les tripodes de caméras puis me fixa de ses yeux vagues, tandis que je pouvais apercevoir l'ombre d'un sourire mystérieux poindre aux commissures de ses lèvres. Il n'y avait rien à faire, pensai-je et ma main poussa sur le loquet.

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C'est à ce moment là, à l'instant où j'ouvrais la porte pour m'enfoncer dans la pénombre du couloir, qu'elle prit position dans le fauteuil.

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En un éclair je compris ce que Dominic avait « réalisé ». La jeune anthropologue était, j'aurais dû m'en douter, le point faible de toute la chaîne. La faille par laquelle son projet allait pouvoir prendre corps, s'infiltrer à jamais dans nos existences.

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Elle s'assit lentement, semblant prendre la mesure de l'objet. Ses bras se posèrent sur les accoudoirs. Elle cala sa nuque contre le repose-tête et ferma doucement les yeux.

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Jamais, je peux vous le jurer solennellement, jamais une telle angoisse n'a étreint tout mon être qu'à cette seconde où je la vis, par l'entrebâillement de la porte qui se refermait sur moi, commencer à impulser ce mouvement pendulaire, régulier et d'une fatalité absolue au rocking-chair. Le pire, bien sûr, c'était ce sourire qui commençait à prendre possession de son visage, un sourire dont je devinais déjà l'issue et qui me fit m'éjecter hors de l'appartement avec la vitesse d'un missile. Ce sourire me poursuivit, accompagné des craquements métonymiques du fauteuil, jusque dans la cage d'escalier et que je dévalai quatre à quatre. Je ne me rappelle même plus avoir ou non refermé la porte d'entrée de l'appartement de Dominic mais je me souviens de mon errance sans but dans Paris, hanté par le visage souriant de la jeune anthropologue, jusqu'au cœur de la nuit.

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Pendant deux jours je rôdai comme un voleur dans le quartier de la Place Denfert Rochereau. Mais lorsqu'il m'arrivait de passer à proximité de la rue Daguerre, mes yeux se détournaient toujours dans la direction opposée alors que je m'efforçais de ne pas me demander si quelqu'un allait un jour refermer la porte de l'appartement.

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Puis cette force magnétique me poussa à y revenir pour de bon, un soir, afin d'accomplir ce qui devait être fait. Virginie m'y attendait, comme Dominic quelques jours auparavant, endormie dans le redoutable fauteuil, le visage transfiguré par le monstrueux sourire, le livre de Lewis Carroll gisant à ses pieds.

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C'était clair. Rien ne pouvait plus arrêter cette spirale, ce théâtre de la disparition écrit par Dominic dont j'étais devenu l'exécuteur testamentaire. Le jour précédent, j'avais fait plusieurs copies du master de la disparition de Dominic et les avait envoyées à toutes les chaînes de télévision. Aucune ne passa jamais, même au plus tard de la nuit.

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Ni, bien sûr, aucune autre. Car depuis ce jour, vous l'avez compris, j'ai poursuivi assidûment le tournage de ce feuilleton ultime, cette saga télévisuelle du néant absolu. J'ai fini par lui trouver un titre. Je l'ai intitulé, évidemment, « A Day In The Life ».

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J'ai compris la logique triangulaire grâce à laquelle le projet insensé, mais ô combien efficient, de Dominic pouvait être réalisé. Moi, derrière les caméras, en compagnie d'une future victime fixant celle du jour sur le fauteuil à bascule, oscillant d'avant en arrière sous le feu des projecteurs, tandis que le prodigieux gommage faisait son œuvre.

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Je suis devenu rapidement, moi aussi, maître expert dans l'art de choisir les « acteurs ». Je me suis perfectionné dans cette chasse vampirique, et c'est d'un œil expérimenté que je décèle maintenant les fractures psychologiques nécessaires au profil type de nos prochaines victimes, Dominic et moi.

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Sans doute les attend-il, quelque part dans ces limbes dont il est le pionnier. Il m'arrive parfois, au cœur de mes nuits sans sommeil, de me représenter moi-même comme un prototype nouveau de prêtre aztèque, sacrifiant des victimes étrangement consentantes sur l'autel d'un néant actif cerné de caméras.

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J'envoie régulièrement des copies aux chaînes de France et de Navarre, tout en sachant pertinemment qu'elles ne seront jamais diffusées. Quelle importance de toute façon, puisqu'il n'y aura bientôt plus personne pour en apprécier le charme indescriptible.

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J'ai conservé tous les originaux, évidemment, bien que je ne les regarde jamais. Ils sont enfermés dans des boîtes, elles-mêmes enfermées au fond d'un placard clos à double tour.

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Stefan ne donna plus de ses nouvelles.

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Je ne revis, bien sûr, jamais Virginie.

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Il m'arrive de plus en plus fréquemment de me demander quand je m'assiérai à mon tour sur le rocking-chair de Dominic. J'attends sans doute de trouver un alter ego susceptible de prendre le relais.

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Je n'ai jamais plus ouvert « Alice… » de Lewis Carroll.

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Mais c'est très régulièrement que j'ai l'occasion d'écouter « A Day In The Life », des Beatles, sur la platine laser de l'appartement de Dominic.

camera1991

TO BE CONTINUED...

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